Le chat savait

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Témoignage de Dr Granger, Châteauroux, juillet 2021

Histoire de Madame AH, 75 ans

Ma secrétaire m’arrête en début d’après midi :
« je vous ai rajouté une patiente en fin de consultation... »

– Bien...

Rien à ajouter, c’est la consigne : si une femme a « senti quelque chose » et veut me voir, c’est tout de suite... Le sein c’est comme ça. Elle a hésité... osé appeler... elle veut parler, maintenant. Autant que possible ne pas stopper cet élan.

– Qu’est-ce qui vous amène ?...
– Vous avez vu une amie, elle m’a dit que je pouvais... J’ai été opérée d’un tout petit cancer du sein en 1991
[elle avait alors 45 ans, personne dans la famille n’avait encore été concerné]... J’ai été suivie longtemps. Et puis j’ai arrêté la surveillance : on m’a dit avant l’intervention que le cancer ne se voyait pas sur la mammo. Alors pourquoi continuer à en faire?... J’ai l’impression de sentir quelque chose là (elle empaume son sein droit, sous la clavicule), c’est pas du tout au même endroit... Mon ami me dit qu’il ne sent rien, mais je crois qu’il veut me rassurer. Il a des problèmes de glaucome... Je lui ai dit que j’allais au cinéma.
-Tu vas au cinéma ?
-... Oui

Au premier regard le QSI droit est comme comblé, alors que la zone symétrique à gauche est vide. La main perçoit une large plaque indurée, comme figée. Le diagnostic est évident. La cicatrice de tumorectomie initiale, à l’union des quadrants inférieurs, est très petite, fine et souple. Ce n’est effectivement pas du tout le même endroit.
Dès le contact de la sonde d’écho, nouvelle évidence.

– Vous voyez quelque chose?...
– Oui
–...
–...
– C’est gros comment ?...
– Ça fait près de 2 cm... (...) Depuis quand n’avez-vous pas fait de mammographie ?
– J’ai arrêté... Ça fait mal. J’ai vu ma gynéco... ça fait peut-être 3 ans ? elle m’a dit qu’elle ne sentait rien, elle m’a demandé une mammographie, je ne l’ai pas faite. J’en ai assez d’être malade. Je suis une ancienne infirmière, je n’irai plus à l’hôpital. Je n’irai plus faire d’examen que si je suis malade.

L’examen terminé, elle se rhabille. Nous allons en dire davantage.

– Je pense que c’est une reprise du problème initial...
– Je le savais.

Son regard est direct, clair.
-C’est pour ça que j’ai dit que j’allais au cinéma. Je ne voulais lui en parler que si j’étais sûre. Une infirmière m’a dit un jour :
« les chats sentent quand leur maître est malade, ils le collent ». Depuis quelque temps ma chatte me colle, alors j’ai compris. Qu’est-ce qu’il faut faire ?...

– Vous avez eu un traitement conservateur, et une radio-thérapie n’est-ce pas?...
– Oui
– La radiothérapie ne peut se faire qu’une fois...
– Oui je sais
– Il nous reste une seule arme : la chirurgie. Il faut enlever le sein
– Oui. Le plus vite sera le mieux. Je ne veux pas de biopsie, on dit que des cellules peuvent partir

Je n’ai pas insisté sur l’intérêt de cette biopsie pour le chirurgien, le « protocole », je n’en avais ni le cœur ni la certitude. Sur le pas de la porte ses derniers mots :

– Merci. Au moins vous ne m’avez pas dit que c’était de ma faute...
– ?...
Comment pourrait-on dire cela ?...
– Oh vous savez j’ai entendu tellement de choses !

C’était ma dernière consultation. Rien ensuite pour effacer ces paroles, ces impressions. Qu’en retenir pour l’enseignement de la Sénologie?

  • Une femme « sait » quand elle a un cancer du sein. Toutes le redoutent, toutes craignent de le sentir. Seules celles qui l’ont « savent » vraiment. Les chats aussi savent, leur odorat les guide. Il faut toujours écouter son chat, son câlin est un guide sûr.
  • Dans la boucle de la surveillance, il y a toujours un autre que la femme elle-même, un autre qui la motive ou la rend réticente. Il faut rentrer dans cette boucle, si l’on veut être utile. D’abord en ne disant rien qui puisse être mésinterprété, il faut donc avoir plusieurs coups d’avance sur elle. Par exemple ne pas dire qu’« on ne voyait rien sur la mammo » car 20 ans plus tard ce sera un argument démobilisant. Ensuite en disant les choses comme elles sont : ce « tout petit cancer » minimisé deviendra un jour un autre argument démobilisant. La mammo initiale, qu’elle m’avait apportée, bien qu’en technique argentique en 1991, montrait parfaitement le cancer, ses spicules et la rétraction du sillon sous mammaire.
  • Il faut rester calme et factuel dans l’annonce. Le génie du cancer est infini, il n’y a donc pas de « petit » ni de « bon » cancer (ne pas prendre l’ennemi pour un ami), ni de cancer « qui devient souvent bilatéral » (ne pas prendre un ami pour un ennemi). Que de prophéties injustifiées qui masquent notre ignorance ! Il n’y a pas non plus d’ « urgence », le cancer est toujours une longue histoire. Les choses seront nommées, définies, expliquées au fur et à mesure des consultations. Ces consultations prennent du temps, elles ne se font pas en salle d’attente ou sur un coin de table. Les radiologues qui ne voient plus leurs patientes et les renvoient sur leur site d’imagerie ont paradoxalement pris une sage décision : elle leur évite de dire ce qu’ils ne savent pas !...
  • Il faut pouvoir proposer une alternative à la mammographie de dépistage ou de surveillance. Cet examen le plus souvent mal vécu – douloureux, invasif, peu informatif puisque complété le plus souvent par une échographie. Echographie qui devra expliquer ce qu’on ne voit pas ou ne comprend pas avec les rayons X... L’échographie est bien cette alternative, entre des mains entraînées : elle pourrait même suffire dans la plupart des cas, en dépistage et en surveillance, mais ceci est une autre débat. L’alternative échographique, largement mise en œuvre, éviterait aux cliniciens et aux imageurs de culpabiliser les femmes en leur disant que « c’est de votre faute » ou « vous l’avez bien cherché », « pourquoi vous n’avez pas fait la mammo demandée ? ».
  • Souvenons-nous des derniers mots sur le pas de la porte, ce sont les plus importants, ceux qu’on n’a pas osé prononcer plus tôt, et qui sont vraiment libérateurs : cette femme, malgré le choc de l’annonce, était dans la gratitude : je ne l’avais pas accusée.

Commentaires Cancer Rose

Ce témoignage a fait beaucoup réagir, et nous recevons beaucoup de questions et commentaires de nos lecteurs. D'où ce petit décryptage :

Le message le plus fort de la patiente est celui de la lassitude de la surveillance, car poursuivre une surveillance, c'est continuer d'être malade.
Les examens c'est lorsqu'on est malades, c'est ce que la patiente exprime.
Ceci est une remarque intéressante dans le contexte d'un dépistage chez des femmes sans symptômes, on oublie que le dépistage s'adresse à des gens sains, qui ne se plaignent de rien.
Ici la situation est différente en ce sens que la patiente a été malade et a présenté un cancer, situation pour laquelle une surveillance annuelle est en effet préconisée, mais c'est son avis, il faut entendre les opinions, choix et préférences des malades.

Le message le plus fort du médecin : refus d'accusation, refus de culpabiliser les patientes. La patiente a apprécié que le confrère ne lui fasse pas de reproche ("vous l'avez bien cherché, fallait faire votre suivi" ; c'est ce que les femmes entendent sans qu'on puisse affirmer que cela aurait changé grand-chose à la situation, en l'occurrence).
Gratitude de la patiente pour une attitude trop rare du corps médical : ne pas reprocher à une malade un défaut d'une surveillance qu'elle a jugée trop longue, lassante, inconfortable et angoissante.
Cette déculpabilisation es extrêmement importante, car on constate aussi ce sentiment de culpabilité chez les femmes saines qui ne se soumettent pas au dépistage, alors qu'elle ne souffrent de rien.
Sur le fond, le confrère a raison de souligner "Le génie du cancer est infini, il n’y a donc pas de « petit » ni de « bon » cancer". En effet il est impossible ici de savoir si c'est une reprise de la maladie, si longtemps après, ou s'il s'agit d'une nouvelle maladie (autre localisation dans le sein que la première), si la mammo aurait changé grand-chose (découverte de la masse d'emblée volumineuse).
Impossible encore d'éliminer une maladie induite (multiplication des mammographies, deuxième cancer radio-induit puisque survenu dans le même sein traité, longtemps après).

On se saura jamais, d'où l'importance de respecter le choix de la patiente, de sortir du schéma "le cancer, plus tôt pris mieux c'est", parce que, comme le confrère l'écrit, l'évolution du cancer ne marche pas selon cet automatisme pré-conçu par une théorie intellectuellement confortable (lire : https://cancer-rose.fr/2019/08/31/comment-se-developpe-un-cancer/)
Chercher des alternatives à la sacro-sainte mammographie dans laquelle on fonde tant d'espoirs et qui pourtant "rate" d'authentiques cancers est aussi une piste de réflexion.

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