Le dépistage médical nécessite une réévaluation régulière indépendante

2 octobre 2021, DrC.Bour

BMJ 2021 ; 374 doi : https://doi.org/10.1136/bmj.n2049 (Publié le 27 septembre 2021)
https://www.bmj.com/content/374/bmj.n2049

Auteurs :

Fabienne G Ropers , conseillère, Département de pédiatrie générale,
Willem Alexander Children's Hospital, Leiden University Medical Center, Leiden, Pays-Bas
Alexandra Barratt , professeur , École de santé publique de Sydney, Université de Sydney, Sydney, Nouvelle-Galles du Sud, Australie
Timothy J Wilt , professeur, Minneapolis VA Center for Care Delivery and Outcomes Research et Université du Minnesota, Minneapolis, MN, États-Unis
Stuart G Nicholls , chercheur, Programme d'épidémiologie clinique, Institut de recherche de l'Hôpital d'Ottawa, Ottawa, Canada
Sian Taylor-Phillips , professeur, École de médecine de Warwick, Coventry, Royaume-Uni
Barnett S Kramer , conseiller , Division de la lutte contre le cancer et des sciences de la population, National Cancer Institute, Bethesda, MD, États-Unis
Laura J Esserman , professeur ,
Helen Diller Family Comprehensive Cancer Center, Université de Californie San Francisco, San Francisco, Californie, États-Unis
Susan L Norris , docteur, Université de la santé et des sciences de l'Oregon, Portland, OR, États-Unis
Lorna M Gibson , conseillère, Centre des sciences cliniques du cerveau, Université d'Édimbourg, Édimbourg, Royaume-Uni
Russell P Harris , professeur émérite, École de médecine, Université de Caroline du Nord à Chapel Hill, Caroline du Nord, États-Unis
Stacy M Carter , directrice, Australian Centre for Health Engagement, Evidence and Values, Université de Wollongong, Wollongong, NSW, Australie
Gemma Jacklyn , conseillère, École de santé publique de Sydney, Université de Sydney, Sydney, Nouvelle-Galles du Sud, Australie
Karsten Juhl Jørgensen , médecin-chef,  Centre for Evidence-Based Medicine Odense (CEBMO) et Cochrane Danemark, Département de recherche clinique, Université du Danemark du Sud, Odense, Danemark 

Selon les auteurs (chercheurs, professeurs de médecine, médecins etc...) des circonstances nouvelles et différentes du contexte initial dans lequel on a implanté des programmes de dépistage peuvent modifier l'équilibre entre les bénéfices et les risques de ces programmes.

Depuis les débuts anciens des dépistages, conçus pour détecter les maladies ou des facteurs de risque avant l'apparition des symptômes,  on constate à présent que le dépistage offre diversement des avantages, mais aussi des préjudices et des coûts pour la santé. 
Il est important de noter que ces constats ne sont pas des constantes : ils changent avec de nouvelles preuves, varient selon les contextes et au fil du temps.

Les pratiques de dépistage (qu'elles soient organisées sous forme de programmes ou non) ont tendance à réagir lentement à ces changements ; les modifications sont souvent contestées et controversées. 

Selon les auteurs, les raisons de la résistance aux changements des programmes établis et ancrés dans les pratiques incluent à la fois les intérêts financiers (de personnes, groupes ou lobbys qui ont intérêt à faire perdurer un dépistage), l'attention portée aux coûts irrécupérables[1], le manque de preuves de haute certitude ou encore le manque d'évaluation appropriée des preuves existantes. Mais il y a aussi une croyance problématique selon laquelle une détection précoce est toujours la meilleure, et tout simplement une inertie et une préférence pour le statu quo. 

Les programmes de dépistage sont souvent financés dans le cadre de budgets limités de soins de santé collectifs. Ils ciblent les personnes asymptomatiques, dont la plupart ne sont pas celles qui ont le plus besoin de soins de santé. 

La poursuite de dépistages face à des circonstances changeantes mérite donc un examen attentif, car elle peut potentiellement nuire aux citoyens en bonne santé et gaspiller des ressources rares.

Bien qu'il existe des principes bien établis pour commencer un dépistage, il n'en existe aucun pour l'arrêter.  

En tant qu'experts qui ont travaillé sur le dépistage pendant de nombreuses années, les auteurs voient à présent un besoin urgent de méthodes claires et agréées pour réévaluer activement les pratiques existantes.

Pourquoi les pratiques de dépistage doivent être réévaluées

La valeur du dépistage peut être modifiée par plusieurs facteurs, notamment les changements dans l'incidence de la maladie, les progrès du diagnostic et du traitement, les données probantes des programmes en cours et les possibilités de prévention.

Par exemple dans certains cas, la prévention dite primaire, donc celle en amont de la maladie peut faire en sorte qu'un dépistage n'a pas de raison d'être.
De nouvelles données montrant que les évolutions thérapeutiques contribuent plus que le dépistage à l'amélioration de mortalité par maladie sont bien évidemment capitales.

Dans le cadre du cancer du sein

Cet article est bien sûr tout à fait "up to date" à l'aube de la déferlante d'octobre rose. Depuis les années 2000 déjà des lanceurs d'alerte, épidémiologistes pour la plupart, alertent sur les méfaits du dépistage du cancer du sein, dont il faudrait impérativement informer les femmes.
Selon plusieurs synthèses, les effets adverses l'emportent lorsqu'on inclut dans le calcul de mortalité et morbidité les effets nocifs imputables aux dépistages et ux surtraitements.[2]
Dans tous les cas, et selon des évaluations indépendantes, le bénéfice du dépistage est toujours minime comparé aux inconvénients additionnés auxquels il expose. De ce fait plusieurs pays ont pris le parti d'informer les femmes grâce à des outils d'aide à la décision[3], tandis que la communication franco-française poursuit inlassablement sa promotion dans les médias avec contre-vérités, comme dans le magazine Dr Good où on apprend aussi que la mammographie délivre des UV[4]...

Ou encore dans le magazine 'Envoyé Spécial' où la "sensibilisation" au dépistage semble être une préoccupation majeure plutôt que de l'information objective.

Une très bonne synthèse sur le fossé énorme entre la réalité et la promotion quasi industrielle des dépistages et de certains traitements sur la base des distorsions des données scientifiques a été écrite par John Horgan, un journaliste scientifique américain.[5]

Nous connaissons à présent bien les problèmes du surdiagnostic[6] et du surtraitement que le dépistage à tout va entraîne, en face d'une réduction non significative de la mortalité[7], notamment pour le cancer du sein. Il devient urgent de prendre en compte ces connaissances modernes dans le questionnement sur la pertinence de dépistages peu contributifs comme celui du cancer du sein.

Les réactions à l'article du BMJ

1° Réaction de Pr.M.Baum

Professeur Michael Baum est professeur émérite de chirurgie et professeur invité en sciences humaines à l'University College London.

Il dit :

" (Le) mantra, « attrapez-le tôt (le cancer) et sauvez une vie » a entraîné le gaspillage d'énormes ressources humaines et techniques, retardé l'introduction d'initiatives de santé publique plus précieuses et a nui à d'innombrables personnes asymptomatiques par un surdiagnostic et un surtraitement. En tant qu'ultime reductio ad absurdum, un programme de dépistage utilisant des biopsies liquides pour identifier 30 cancers différents a été très médiatisé au cours de la semaine dernière. (voir ce lien ;https://www.annalsofoncology.org/article/S0923-7534(21 02046-9/texte intégral). Cela atteint le point culminant de la farce lorsqu'ils revendiquent la sensibilité la plus élevée pour les cancers métastatiques avec des primitifs inconnus. Je déteste penser à quel point des dommages ont été causés au patient dans la recherche effrénée du primitif. Je suggérerais humblement que le premier point à l'ordre du jour de ce nouveau comité serait de tuer cela dans l'œuf."

Nous avions parlé des biopsies liquides qui ont montré assez vite leurs limites en termes de dépistage. En effet, trouver une cellule circulante ne fait pas de l'individu un cancéreux en devenir. Que ferons-nous alors de toutes ces "trouvailles" chez des personnes ne se plaignant de rien et qu'il faudra soumettre à des explorations complémentaires lourdes et répétitives pour trouver hypothétiquement un jour quelque chose ou ..rien du tout.[8]

Ces recherches d'ADN tumoral circulant souffriront, si appliquées au dépistage du cancer dans une population asymptomatique, en plus de leur coût et de leur complexité élevés, des mêmes problèmes de sensibilité et spécificité que les biomarqueurs traditionnels.

2° Réaction de Dr Shyan Goh

Dr Goh est chirurgien orthopédique (Sydney, Australie)

Il cite le document OMS, un guide sur les programmes de dépistage que nous reproduisons également dans nos pages[9], et téléchargeable en français pour les lecteurs intéressés[10].

Ce document sur les dépistages en population, explique Dr Goh, regorge d'exemples sur la façon dont une idée de dépistage ne fonctionne pas nécessairement de la même manière dans un contexte international.

L'une des prémisses importantes du dépistage des populations est que « les avantages du dépistage l'emportent sur les dommages potentiels ».
La question ici est alors de savoir, dit l'auteur, quels sont les "dommages potentiels" du dépistage.


De nombreux cliniciens préconisent divers programmes de dépistage en mettant l'accent sur les dommages potentiels causés par la maladie faisant l'objet du dépistage, souvent sous la forme de taux de mortalité dus à la maladie.
Mais d'autres, et une bonne partie du public, s'intéressent aussi à la mortalité et la morbidité globales du programme de dépistage lui-même, englobant aussi les complications du dépistage. Car souvent les dépistages réalisés donnent lieu à d'autres investigations complémentaires encore plus invasives (p.ex. la biopsie pour le dépistage mammographique en cas de fausse alerte, NDLR)

Conclusion

Concluons avec la pertinente question de Dr Goh : quel est le point de vue qui compte le plus, celui des cliniciens axés sur la recherche de toujours plus de cas, ou celui du public davantage intéressé par la mortalité et la morbidité globales, celle qui restitue aussi les méfaits des dépistages ?

En 2021, au bout de plusieurs décennies d'errements, de controverses, les données actuelles ne parviennent plus à montrer la suprématie du programme de dépistage du cancer du sein.

Quand, mais quand, et au bout de combien de campagnes roses infantilisantes les pouvoirs publics et autorités sanitaires trouveront-elles enfin le courage, avec l'appui des médias, d'en informer les femmes ?

Références


[1] En économie comportementale, les coûts irrécupérables (sunk costs en anglais) sont les coûts qui ont déjà été payés définitivement ; ils ne sont ni remboursables, ni récupérables par un autre moyen.

[2] https://cancer-rose.fr/2019/08/08/synthese-detudes-un-exces-de-mortalite-imputable-aux-traitements-lemportant-sur-le-benefice-du-depistage/

[3] https://cancer-rose.fr/2021/06/27/outils-daide-a-la-decision-internationaux/

[4] http://link.mag.nl.drgoodletter.com/m/view/200101/501233/kztFMyVWSJxvreVukpVatg==
Interview du Dr Pierre-Yves Pierga "  Enfin, concernant l’exposition aux rayons UV, si on cumule toutes les mammographies réalisées dans une vie dans le cadre du dépistage, cela représente moins qu’un scanner. Donc l’exposition reste réduite."

Nous avons signalé l'erreur à la rédaction, il s'agit bien de rayonnement X.

[5] https://cancer-rose.fr/2020/02/14/lindustrie-du-cancer-battage-mediatique-versus-realite/

[6] https://cancer-rose.fr/2019/09/03/quest-ce-quun-surdiagnostic/

[7] https://cancer-rose.fr/2019/09/12/quest-ce-quun-depistage-efficace/

[8] https://cancer-rose.fr/2021/04/22/couverture-mediatique-des-depistages-2/

[9] https://cancer-rose.fr/2021/06/27/outils-daide-a-la-decision-internationaux/

Le guide OMS est le troisième outil d'aide à la décision dans l'article, en partant du haut

[10] https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/330852/9789289054799-fre.pdf

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