Les incitations financières pour le dépistage du cancer du sein compromettent un choix éclairé
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Parution BMJ
- Bartholomew, médecin généraliste1,
- C.M, patiente, citoyenne française
- Schmidt3, Assistant Professor
1Royal Surrey County Hospital NHS Foundation Trust, Guildford, Grande Bretagne
3Département d'Éthique médicale et Politiques de santé, Université de Pennsylvanie, États-Unis
Correspondance : T Bartholomew tb.public@mailbox.org
Bartholomew, M. C. et H. Schmidt arguent que l’accent devrait être mis sur le processus de prise de décision et pas sur le taux de participation lorsque la balance bénéfices-risques est sujet à controverse.
Le cancer du sein représente la cause la plus fréquente de décès par cancer chez les femmes dans le monde.
Différentes mesures sont explorées pour réduire la mortalité par cancer du sein. L'une d'entre elles consiste à encourager le dépistage en utilisant des incitations financières pour les patients ou pour les prestataires de santé, comme cela a été récemment proposé en France et au Royaume-Uni, respectivement.2-4
Plusieurs pays utilisent déjà une certaine forme d'incitation, et l'ampleur des offres, conjointement à des objectifs de dépistage ambitieux, pourrait suggérer que leur utilisation est un bon moyen pour promouvoir la santé des populations.
Cependant, c'est loin d'être évident : le dépistage du cancer du sein suscite de grandes interrogations, l’efficacité des incitations financières n’est pas claire, et il est urgent de s'assurer que les femmes donnent un consentement valide, c’est-à-dire éclairé et sans influence indue, avant de se faire dépister.
Certains hommes et femmes trans et les personnes non-binaires sont également éligibles au dépistage du cancer du sein. Dans cet article nous faisons référence aux femmes car les données concernent principalement les femmes cisgenres, mais les arguments relatifs au consentement éclairé s'appliquent à toutes les personnes.
Effets du dépistage du cancer du sein sur la santé
Le dépistage du cancer du sein est controversé pour plusieurs raisons. Pour chaque femme qui évite un décès dû au cancer du sein en recourant au dépistage, 3 à 10 femmes seront traitées inutilement et plus de 200 éprouveront une détresse psychologique en raison des faux positifs (tableau 1).5-7
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Bien qu’une étude britannique publiée en 2012 ait conclu que le dépistage conférait « un bénéfice significatif et devait se poursuivre » permettant d’éviter un décès par cancer du sein pour 235 femmes invitées au dépistage pendant 20 ans 5, ses conclusions ont été largement remises en question 8-10.
Les principales interrogations portent sur les dommages causés par le surdiagnostic (encadré 1), une incertitude considérable quant au rapport coût-efficacité11 et sur le fait que la réduction de mortalité par cancer du sein pourrait être attribuée principalement à une meilleure sensibilisation et à l'utilisation de l'hormonothérapie et de la chimiothérapie adjuvantes.6 12 13 .
Une revue Cochrane conclut que le dépistage systématique par mammographie devrait être réévalué étant donné que les chances d’en tirer un bénéfice sont « au mieux minimes » .6
Encadré 1 : Surdiagnostic du cancer du sein
Le surdiagnostic est défini comme « la détection, lors du dépistage, de cancers qui ne seraient pas devenus cliniquement apparents au cours de la vie de la femme en l’absence de dépistage» 5.
Bien que la modélisation scientifique puisse être complexe, d’une manière générale on sait que le surdiagnostic existe réellement, puisque les études individuelles qui comparent l'incidence du cancer dans les cohortes participant au dépistage à celles qui n'y participent pas, montrent toujours plus de cas de cancer en cumulé dans les cohortes dépistées alors que, du fait de l'individualisation, les résultats devraient être similaires.
Le surdiagnostic est problématique car la létalité des tumeurs détectées par dépistage n’est pas connue au moment du diagnostic et, par conséquent, un diagnostic de cancer du sein entraîne presque toujours un traitement.
Dans le cadre du NHS (Service National de Santé anglais), 99% des femmes diagnostiqués d’un cancer du sein à la suite du dépistage subissent une chirurgie, 72% une radiothérapie, 72% une hormonothérapie adjuvante et 27% une chimiothérapie adjuvante 5. Un surdiagnostic signifie qu’une femme reçoit des interventions ne présentant aucun bénéfice mais comportant des risques. La détresse psychologique liée au diagnostic et au traitement d’un cancer du sein est bien documentée et pose un problème d’ordre éthique, car les programmes de dépistage provoquent sciemment de l’inquiétude chez une partie des femmes qui n’aurait jamais connu un cancer du sein5 6 .
Objectifs, taux de participation et incitations
Les recommandations relatives au dépistage du cancer du sein suscitent une attention considérable de la part des politiques et du public, et des appels à une discussion ouverte et une meilleure information du public ont été lancés.14
Les taux de dépistage du cancer du sein varient considérablement d’un pays à l’autre, mais de nombreux pays dont les taux de dépistage étaient élevés auparavant connaissent une baisse,15-17 en partie attribuée à une sensibilisation accrue aux inconvénients du dépistage.18
Les taux de dépistage sont systématiquement en deçà des objectifs fixés par les autorités sanitaires : peu de pays de l’Union européenne atteignent l’objectif de dépistage de 70 % 19, et les derniers chiffres en Angleterre et aux États-Unis montrent que les taux de dépistage sont inférieurs aux objectifs (« réalisables ») établis au niveau national 20 21.
En réponse, certains pays ont introduit ou proposé des incitations financières pour augmenter les taux de dépistage.
En Angleterre, par exemple, le Comité Indépendant des Programmes de Dépistage pour Adultes a recommandé que le NHS England envisage "de toute urgence" le recours à des incitations financières destinées aux prestataires de services afin d'augmenter les taux de dépistage du cancer. Les propositions comprennent l’introduction d’un paiement à l’activité pour les médecins généralistes (une rémunération plus importante pour un nombre plus élevé de personnes dépistées) et des paiements ciblés pour des services améliorés (financement supplémentaire pour plus d’activités de dépistage).15
En France, l’Institut National du Cancer a adopté diverses mesures pour augmenter les taux de dépistage.22 Parmi celles-ci figurent l’expérimentation des mesures incitatives pour les patients et la prise en charge des dépenses liées, telles que la garde des enfants, le transport et le travail.22
Depuis 2011, le taux de dépistage du cancer du sein fait partie des 29 indicateurs cliniques pouvant donner lieu à une rémunération supplémentaire pour les médecins généralistes, malgré la reconnaissance du caractère controversé de cette mesure, en raison des dommages connus liés au dépistage.23 Les incitations financières sont également utilisées ailleurs en Europe, comme par exemple en Croatie et au Portugal.3
Aux États-Unis, les compagnies d’assurance maladie privées incitent au dépistage du cancer du sein en offrant une compensation financière du temps d’absence au travail, des articles en nature (t-shirts, billets de cinéma, etc.) et des incitations financières telles que des réductions des cotisations d’assurance, des cartes-cadeaux ou des billets de loteries.4 Bien que l’absence d’obligation de déclaration ne permet pas de connaître la fréquence d’utilisation et le montant des incitations, celles-ci sont généralement comprises entre 10 et 200 dollars (7 et 150 livres sterling ; 9 et 180 euros).4
Des incitations sont aussi offertes aux femmes aux faibles revenus, bénéficiant d’une assurance de l’état: quatre États offrent des incitations comprises entre 0,50 $ et 540 $, et deux d’entre eux offrent des incitations pour un dépistage annuel (qui représente un dépistage plus fréquent de ce qu’il est préconisé par le US Preventive Services Taskforce, et ceci malgré l’augmentation importante des risques causées par un dépistage plus fréquent; tableau 1).7 24 Le dépistage du cancer du sein est aussi l’un des indicateurs les plus courants dans les primes sur objectifs des médecins américains.
Efficacité des incitations financières
Il n’est toujours pas clair si les incitations financières exercent une influence sur le comportement des patients ou des médecins, ni dans quelle mesure. Bien que les incitations financières destinées aux patients puissent augmenter le recours à certains types de soins préventifs 26-28, leur efficacité dans le cadre du dépistage du cancer et, plus particulièrement, du cancer du sein, est mitigée (tableau 2)26 29-34.
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À l’échelle internationale, les preuves sur l’utilité des mesures d’incitation des prestataires de santé dans le cadre du dépistage du cancer sont également « mitigées », la plupart des études sur le cancer du sein montrant des effets partiels ou nuls sur la participation 35 .
Éthique des incitations financières
Le recours à des incitations nécessite la prise en compte des considérations éthiques. Les arguments en faveur des incitations reposent sur l’économie comportementale. La motivation pour agir sur des objectifs de santé à long terme, même s’ils sont très recherchés, peut être contrebalancée par des besoins à court terme, des aspirations ou des priorités contradictoires. L’échec des résolutions du Nouvel An et l’abandon des régimes de perte de poids en sont des exemples familiers.
L’une des raisons pour offrir des incitations afin de promouvoir la santé est de « pousser » les personnes à agir en leur offrant des récompenses financières immédiates pour un bénéfice sur la santé futur.36
Prenons l’exemple des incitations financières pour arrêter de fumer. De telles incitations peuvent être perçues comme paternalistes et susceptibles d’exercer une influence indue,24 37 mais comme la plupart des fumeurs souhaiterait arrêter de fumer,37 les incitations qui motivent avec succès le sevrage tabagique peuvent être perçues comme renforçant l'autonomie.
Ne pas fumer présente également des avantages considérables pour la santé et peu d’inconvénients.
Les incitations destinées aux prestataires de santé sont mises en œuvre lorsque les décideurs politiques pensent pouvoir motiver les professionnels à adapter leur comportement afin de mieux répondre aux priorités du système de santé.
Par exemple, des incitations ont été introduites pour réduire la prescription excessive d’antibiotiques38 ou pour améliorer l’hygiène des mains 39.
Le problème éthique fondamental que posent les incitations est qu’elles puissent conduire à faire des choix qui n’auraient pas été faits en absence d’incitation et subir des préjudices, conséquence de ce choix.
L’arrêt du tabac, la diminution des prescriptions d’antibiotiques ou l’amélioration de l’hygiène des mains diffèrent fondamentalement du dépistage du cancer du sein, car les bénéfices de ces actions sont objectivement et considérablement supérieurs aux inconvénients possibles.
Bien qu’il existerait, en principe, de bonnes raisons pour explorer le potentiel des mesures incitatives pour promouvoir le dépistage du cancer du sein, le point de départ à considérer est qu’il s’agit d’une décision sensible aux préférences 40 – c’est-à-dire que des femmes tout aussi bien informées peuvent évaluer différemment la balance bénéfices / risques et décider de manière rationnelle de se faire ou pas dépister 41 .
Si les incitations deviennent indûment influentes, elles peuvent compromettre le principe et la validité du consentement. 24 37 Les incitations liées au dépistage du cancer du sein pourraient également compromettre l’information impartiale sur les risques et les bénéfices apportée par le prestataire de soins, lorsqu’il cherche à obtenir le consentement du patient.
Par exemple, les avantages financiers liés au taux de dépistage pourraient conduire les prestataires de santé à modifier, de manière consciente ou pas, le temps qu’ils consacrent à discuter les bénéfices et les risques du dépistage avec leurs patientes.
Cela peut être préjudiciable à la prise de décision partagée et au véritable consentement, dans une situation où, aux États-Unis par exemple, moins de 10 % des patients affirment que leur médecin les a informés du surdiagnostic lors des échanges autour du dépistage des cancers.42 L’existence des objectifs sur le taux de dépistage accentue encore plus ce problème, les prestataires de santé pouvant ressentir de la pression pour atteindre ces objectifs.
Comprendre le dépistage et communiquer sur les risques
Le dépistage du cancer du sein est généralement mal compris dans la société. La majorité des femmes surestiment les avantages du dépistage en termes de réduction de mortalité (92 % des femmes interrogées dans neuf pays européens ont surestimé la réduction de la mortalité due au dépistage par un facteur de 10 à 200 ou ont déclaré qu’elles ne savaient pas) 43 et la plupart n’ont pas connaissance qu’une maladie sans conséquence peut être détectée suite au dépistage 41.
Ces constats ne sont peut-être pas surprenants dans la mesure où les organisations promouvant le dépistage exagèrent parfois les avantages et minimisent les inconvénients. 6 44
La communauté scientifique s’accorde à dire que la population devrait être mieux informée sur le dépistage.45 Le constat que des personnes ayant une connaissance suffisante du bénéfice global, des faux positifs et du surdiagnostic peuvent être moins enclines à choisir le dépistage du cancer du sein, 41 et que celles ayant une connaissance du surdiagnostic expriment plus facilement l'intention d’arrêter le dépistage, souligne davantage cette nécessité.46
Des recherches supplémentaires sont toutefois nécessaires pour clarifier comment cette compréhension impacte la participation à plus long terme.47
Les médecins peuvent avoir aussi une mauvaise compréhension du dépistage. Dans une enquête menée auprès de plus de 400 médecins généralistes américains de 2011-2012, près de la moitié d’entre eux ont répondu de manière erronée que la détection d’un plus grand nombre de cancers montre que le test de dépistage réduit la mortalité (plus de détection pourrait simplement signifier plus de surdiagnostics). 48
En outre, trois quarts d’entre eux ont répondu qu’une meilleure survie à cinq ans chez les patientes atteintes de cancers dépistées comparées aux à celles non dépistées prouverait que le test de dépistage réduit la mortalité (alors qu’elle pourrait être le résultat d’un biais lié au délai de devancement).48
L'efficacité de la communication est également une source de préoccupation. Parmi 151 médecins généralistes britanniques évalués face à un patient hypothétique demandant des conseils sur le dépistage du cancer, seuls 44 % ont été jugés capables de communiquer des informations "complètes et significatives" sur les risques.49
Les médecins devraient avoir une solide compréhension des interventions qu'ils proposent et être capables de les communiquer aux patients d'une manière compréhensible, mais cela ne semble pas être le cas.
Aides à la décision pour soutenir un choix éclairé
Idéalement, les informations fournies sur les risques et les bénéfices du dépistage devraient être personnalisées en fonction du profil de risque spécifique de chaque personne.50 A minima, les personnes devraient être accompagnées dans leurs décisions de dépistage grâce à des aides à la décision fondées sur des preuves et suffisamment complètes41 (fig. 1), conjointement à des conseils impartiaux et éclairés de leur médecins.
Étant donné la complexité des informations à mettre en balance et la nécessité de se confronter à sa propre mortalité, déterminer si ses préférences sont en adéquation ou en conflit avec le dépistage du cancer du sein est un processus, plutôt qu'une décision facile et instantanée.
Les aides à la décision peuvent faire émerger les valeurs et les préférences d’une personne.
Fig 1 Exemple d’aide à la décision pour le dépistage du cancer du sein (pictogramme) du Harding Center for Risk Literacy.
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