Nos plaisirs simples

21 avril 2024, traduction et restitution par Cancer Rose

Voici un témoignage de Vinayak K. Prasad ; il est hématologue-oncologue américain, et chercheur en santé. Il est aussi professeur d'épidémiologie et de biostatistique à l'Université de Californie à San Francisco. 

V.Prasad a repris raconte une expérience vécue avec un patient-
"Je dis toujours aux jeunes professeurs que leur contrat ne signifie pas grand-chose et, en effet, j'ai constaté que c'était le cas lorsqu'un professeur en milieu de carrière est parti et que j'ai hérité d'un tiers de ses patients atteints d'un cancer du poumon. Pourtant, comme la plupart des changements cliniques inattendus dans ma carrière, j'ai fini par apprendre des vérités inattendues."

Le patient

"Il était le plus improbable des vieillards de 74 ans. Il était mince — mince comme un clou — en partie parce qu’il fumait. Il n’était pas un fumeur ordinaire. Il avait fumé 3-4 paquets par jour pendant la majeure partie de sa vie ; Il comptabilisait entre 100 et 200 paquets/années de tabagisme, et l’âge ne l’avait pas ralenti. Il aimait toujours les cigarettes du premier moment du matin jusqu’à la dernière bouffée avant de s’endormir au lit.

Il vivait seul et travaillait sur de vieilles voitures dans son garage. Ses doigts étaient tachés de nicotine et de graisse. Quand je lui ai demandé qui était le plus proche de lui, il a répondu qu’il n’y avait personne. Il n’a jamais eu d’enfants. Quand je lui ai demandé ce qu’il aimait faire, il a répondu qu’il travaillait sur ses voitures. Quand je lui ai demandé comment il allait, il m’a répondu catégoriquement : « Ça va... Je n’ai jamais eu de problème avant de rencontrer ces médecins. »

L'histoire

"Bien sûr, le complexe médical industriel ne l’avait pas laissé seul ; au contraire, il l'a attrapé avec les dents. Quelques années auparavant, lors d’une visite de routine, les médecins avaient effectué une grande batterie de tests sanguins et recommandé une coloscopie. Après avoir appris ce qu’une coloscopie impliquait, il ne l’avait jamais faite.

Son médecin l’avait également dirigé vers un programme de dépistage du cancer du poumon. Comme il s’agissait d’un test non invasif (un scanner), il l’a effectué. Et ce fut la dernière fois pour lui d'être en bonne santé.

Il existait plusieurs problèmes préoccupants sur son scanner, et dans les années qui ont suivi, quelques-uns ont été traités. Il a eu des biopsies et l'une a révélé un adénocarcinome. Après un PET-scan (tomographie par émission de positrons : le PET-scan repose sur l’injection IV d’un produit légèrement radioactif qui diffuse dans le corps et se fixe sur les tumeurs et/ou métastases, et cela permet d'évaluer l'extension d'un cancer, NDLR)), ainsi qu'une EBUS (échographie endobronchique NDLR), il a subi une résection et a reçu une chimiothérapie adjuvante.
Un an ou deux plus tard, un autre nodule s’est développé de manière suspecte. Cette fois-ci, la biopsie a révélé un cancer du poumon à petites cellules. Il a subi une intervention chirurgicale, une radiothérapie et une chimiothérapie.
Quand il est arrivé chez moi, alors qu’un troisième nodule grandissait, la biopsie a montré un cancer épidermoïde. Il y a eu une résection, et notre comité d'oncologie a discuté d'une nouvelle chimiothérapie adjuvante."

"Bien entendu, on n'avait aucune données pour soutenir la réalisation d'une nouvelle chimiothérapie... nous avons adopté une décision fondée sur des données d'il y a longtemps. Je pensais même qu’on n'aurait pas dû la lui proposer.
"Mais il est vraiment à haut risque", insistait un des médecins du comité.
" La question n’est pas de savoir s’il est à risque élevé, mais plutôt si l’effet net d’une chimiothérapie plus importante lui est bénéfique. Nous n’avons pas de données qui appuie cette idée, et je doute vraiment que ce soit le cas ", ai-je maintenu.
Comme lors de la plupart des désaccords, nous avons décidé de nous en référer au patient pour régler ce différent. Naturellement, le patient s’est rangé de mon côté.
"Je l’ai déjà fait deux fois. J’allais bien avant ce scanner. Je ne me suis jamais senti mal de ma vie... sauf depuis ce que vous m’avez fait."
Et qu'avait-on fait ? On avait pris cet homme — qui voulait juste travailler sur des voitures — et on l’a pressé de se soumettre à un scanner pour dépister un cancer du poumon. Nous l’avons fait parce qu’il y a des années, un essai clinique, le NLST avait montré un bénéfice sur la mortalité spécifique par cancer du poumon et sur la mortalité toutes causes confondues.
Mais cet essai comportait des défauts."

V. Prasad explique ici que pour cet essai à l'époque, le groupe contrôle (le groupe de l'essai clinique auquel on compare le groupe expérimental (dépistage par scanner)) n'était pas à la norme de soins de l'époque, mais utilisait une procédure par radiographie thoracique qui n'avait pas fait ses preuves.
De plus les gains de mortalité globale dépassaient les gains de mortalité par cancer du poumon, mais ce résultat était très entaché d'anomalies statistiques.
En fait, cela a été confirmé quelques années plus tard, alors que le bénéfice en termes de mortalité toutes causes confondues n'était plus apparent lors du suivi à plus long terme. Ces arguments sont détaillés dans le présent article. Le NLST n'a donc pas réussi à justifier le lancement de programmes de dépistage du cancer du poumon.

"Ensuite, il y a eu l’essai NELSON, une autre étude qui affirme que le dépistage du cancer du poumon 'sauvait des vies'. Mais voici le résultat principal."

Les décès spécifiquement par cancer du poumon sont moindres dans le groupe dépistage avec scanner, mais la mortalité par autres cancers (les personnes tabagiques étant sujettes à d'autres formes de cancers) n'est pas réduite dans le groupe dépisté.
Au final, on ne retrouve pas de bénéfice net lorsqu'on considère toutes les causes de décès, dans lesquelles sont intégrées les décès par cancer du poumon, par autres cancers, par autres causes, mais aussi par effets létaux des traitements.

"Quel que soit le gain en termes de mortalité due au cancer du poumon," écrit V.Prasad, " il semble que cela n'ait aucune importance par rapport à la mortalité toutes causes. Les gens veulent vivre plus longtemps. Ils ne veulent pas juste échanger leurs causes de décès. L'essai NELSON ne peut pas lever l'ambiguïté entre ces deux scénarios."

"Pendant ce temps, mon patient veut continuer à fumer 4 paquets par jour et veut juste travailler sur ses voitures. Je lui ai demandé franchement s’il estimait que le dépistage du cancer du poumon en valait la peine.
"Qu’est-ce que j'en sais? Ils m’ont simplement dit où me présenter pour le scanner. Je supposais qu’ils savaient ce qu’ils faisaient. Je ne me suis jamais senti mal jusqu’à ce qu’ils commencent à s'en prendre à moi."
Je lui ai demandé quels étaient ses objectifs dans la vie.
"Peu m’importe combien de temps je vis. Je veux juste passer le temps dont je dispose à faire ce que je veux.""

Réflexions...

Prasad poursuit : "Cela ne pouvait pas être plus clair pour moi. Si cet homme avait été bien informé, il aurait probablement refusé le dépistage.
Certains diront que s’il n’y avait pas eu de dépistage, il serait déjà mort. C’est quelque chose qu’un médecin inexpérimenté et arrogant estimerait ; un médecin expérimenté et humble sait que nous n’avons aucune idée de ce qu'il en serait de l'hypothèse inverse."

"Le biais de longueur de temps* des programmes de dépistage par tomodensitométrie peut être très considérable pour certaines lésions - l'illusion d'une vie sauvée pourrait dépasser de plusieurs ordres de grandeur le nombre de vies réellement sauvées.
En réalité, lorsque les données randomisées ne montrent pas de bénéfices en termes de survie globale, vous n'avez aucune raison de penser que vous sauvez des vies. Vous ne valez pas mieux qu'un autre charlatan."(Lire ici)
*(Le biais de longueur de temps désigne la tendance d'un test de dépistage à identifier plus souvent une maladie indolente qu'une maladie agressive. La maladie indolente se développe lentement ou pas du tout, tandis que la maladie agressive se développe ou progresse rapidement. Si l'on procède à des examens d'imagerie chez un patient à un intervalle aléatoire, il est beaucoup plus probable qu'une maladie indolente soit fortuitement trouvée plutôt qu'une maladie agressive.NDLR)

"Ensuite d'autres affirmeraient que nous devrions lui donner davantage de chimiothérapies.
Je dirais que ces gens-là ont perdu la tête. Il (le patient) a déjà reçu au moins un traitement de chimiothérapie pour lequel manquaient complètement des données probantes ....
Tout son traitement n’a pas fait ses preuves.
La chimiothérapie permet peut-être de soigner les avocats spécialisés dans les fautes professionnelles plutôt que le patient qui se trouve en face de vous."

Qui est à blamer ?

"Qui est-ce que je blâme pour tout ça ?
Quand je pense à cet homme, je suis frustré par les « experts » qui conseillent le dépistage du cancer du poumon.
Nombre d'entre eux ont construit des centres consacrés à ces efforts ou gèrent des subventions de plusieurs millions de dollars pour en accroître l'utilisation. Ne voient-ils pas le conflit d'intérêts flagrant ?

Plus de dépistage signifie plus de patients et plus de business. Plus de dépistages signifie que ces patients sont sous vos soins plus longtemps, même s’ils ne vivent pas plus longtemps. Plus de subventions contribue à bâtir votre réputation et à sécuriser votre carrière.

Mais peut-être l'espace d'un seul instant pouvez-vous vous demander si vous aidez quelqu'un ?
Ces experts sont incroyablement hostiles à de telles réflexions. Leur vision du monde repose sur le fait que le programme doit être bon, c’est-à-dire que l’œuvre de leur vie est à la poursuite du Bien.
C’est le pire des raisonnements."

Pendant ce temps, le patient

"Fumer des cigarettes tout en travaillant sur sa voiture est un plaisir si simple.
Lorsque vous avez 74 ans et que c’est ce qui vous réjouit — et vous le faites en sachant que vous pourriez écourter votre vie — qui sommes-nous, médecins, pour nous y opposer?

Ensuite, la médecine préventive aborde cet homme avec une arrogance stupéfiante.
Elle agit comme si nous étions sûrs que nous pouvons améliorer la situation. Les scintigraphies, les biopsies, les résections, les endoscopies thoraciques, la radiothérapie et plus tard la chimiothérapie... nous disons : "à votre service !". Mais nous n'avons jamais eu de base solide sur laquelle démarrer, et nous avons perdu toute preuve dès le début du processus.

La seule chose que nous savons avec certitude est que nous avons donné des effets secondaires à un homme et l’avons empêché de faire ce qu’il aime.
Ce que nous ne savons pas, c’est s’il va mieux.

Les plaisirs simples. La satisfaction de tourner une vis à sa bonne place. La musique qui joue dans votre garage par un chaud après-midi d’été. En fin de compte, c’est tout ce que beaucoup d’entre nous veulent.
C’est tout ce que je veux aussi. Travailler dans ce garage. J’ai juste la chance d’en savoir assez pour ne jamais me soumettre à un dépistage du cancer.
Ce pauvre homme n’a pas eu toutes les données, et maintenant il est de retour dans la programmation pour subir un scanner de suivi dans 3 mois."

Article connexe sur le dépistage du cancer du poumon par scanner faibles doses et les débats qui l'entourent : https://cancer-rose.fr/2021/02/24/etre-femme-et-tabagique-des-rayons-en-perspective/

Cancer Rose est un collectif de professionnels de la santé, rassemblés en association. Cancer Rose fonctionne sans publicité, sans conflit d’intérêt, sans subvention. Merci de soutenir notre action sur HelloAsso.


Cancer Rose is a French non-profit organization of health care professionals. Cancer Rose performs its activity without advertising, conflict of interest, subsidies. Thank you to support our activity on HelloAsso.

Quitter la version mobile