Bientôt nous serons tous patients

lundi 15 avril 2024

Transcription, synthèse et commentaires à propos d'un webinaire, par A.Brandt, anthropologue et J.Brodersen, professeur de médecine, diffusé par l'Université d'Oslo

L'empreinte carbone du surdiagnostic

Le webinaire débute par l'interrogation sur l'empreinte carbone que les soins médicaux produisent (utilisation de plastiques, de l'eau etc..), l'activité clinique est responsable de 80% des émissions carbones- toutes sont-elles vraiment nécessaires ?

60% apparaissent nécessaires et utiles, 30% sont des soins dits de faible valeur, qu'on pourrait réduire ou cesser, et les 10% des émissions restantes dans le cadre des soins médicaux sont carrément nocives. et sont le fait des surdiagnostics produits par des dispositifs et des interventions inutiles pour le patient.

Définition du surdiagnostic

J.Brodersen distingue deux types.

-Surdétection, à savoir trouver des lésions en excès qui sont de découverte inutile pour l'intérêt du patient,
- Et surdéfinition, c'est à dire étendre la définition de la maladie et/ou diminuer les seuils d'introduction d'un traitement. Et aussi le 'façonnage' de nouvelles maladies.

Quelle est la définition du surdiagnostic ?

Traduction :
- D'une manière générale le surdiagnostic signifie la transformation inutile de personnes en patients, en identifiant des problèmes qui n'auraient jamais causé de tort, ou en médicalisant les expériences banales de la vie courante par l'extension de la définition de maladie. (Nous y reviendrons plus bas dans le chapitre 'Surdiagnostic par surdéfinition des maladies')
-Le surdiagnostic est le diagnostic de variantes, anormalités, facteurs de risque et pathologies qui en soi n'auraient jamais occasionné de symptôme, n'auraient jamais conduit à un état maladif, et n'auraient jamais causé le décès.

Ce qu'on appelle le "disease mongering", ou "façonnage de maladies" revient à fabriquer des nouvelles pathologies, tactique de l'industrie pharmaceutique souvent à fin de vendre diverses molécules.
(C'est ce que Luc Perino, dans son ouvrage "les non-maladies" qualifie "d'objets non-maladie" (voir le chapitre 'd'autres objets non-maladie' à la fin du post))

Comme exemple d'une détection inutile est donné le cas d'un patient participant au dépistage du cancer du poumon par scanner faibles-doses.

Le patient est porteur d'un nodule présent depuis 4 années, asymptomatique et sans croissance- est-ce un surdiagnostic ou pas ?

La croissance tumorale

Ce qu'il faut bien comprendre est que les cancers n'ont pas tous la même vitesse de croissance, il y a les cancers très rapides, et les cancers beaucoup plus lents qui ne se développeront jamais, mais qui, découverts par le dépistage (ligne verticale rouge en pointillés) seront inutilement traités, ce qui est le cas des deux formes symbolisées par la tortue et l'escargot.
Le cancer dit "lent", symbolisé par l'ours sera utilement diagnostiqué par le dépistage, mais se serait de toute façon manifesté par des symptômes amenant le ou la patiente à consulter en temps et en heure, largement avant que le cancer ne cause le décès. Le dépistage a juste anticipé le diagnostic.
Nous vous invitons à lire l'article sur l'histoire naturelle du cancer sur notre site ou cela est expliqué plus longuement.

Sur ce graphique, l'axe horizontal, l'abscisse, marque les sessions de dépistage dans la vie de la personne ; l'axe vertical, l'ordonnée, marque les différentes tailles tumorales.
La ligne horizontale grise désigne la taille à laquelle le cancer peut être détecté par un dépistage (biologique ou par imagerie).
La ligne horizontale bleue désigne la taille (ou le stade évolutif) à laquelle le cancer donne des signes cliniques, des symptômes.
La ligne verte tout en haut désigne la taille (ou le stade évolutif car la taille n'est pas toujours corrélée à la gravité du cancer) à laquelle le cancer causera le décès

Nous voyons sur ce schéma que les personnes F et I sont des patients surdiagnostiqués, car le patient F est décédé d'autre cause que son cancer et le patient I présentait une forme régressive de cancer.

La première raison du surdiagnostic réside donc dans le facteur de croissance de chaque tumeur. Les tumeurs à croissance lente sont le plus souvent surdiagnostiquées, mais pas seulement.
La deuxième raison de surdiagnostic est le risque concomitant (ou co-incident) de décès par une autre cause, ce risque concurrent augmente lorsqu'on dépiste des personnes de plus en plus âgées et qui ont une probabilité très augmentée de décéder de maladies plus probables au grand âge comme les maladies cardio-vasculaires par exemple. C'est la raison pour laquelle, dans aucun pays où le dépistage du cancer du sein est instauré, on ne dépiste au-delà d'un certain seuil (74 ans en France, 69 ans dans d'autres pays de l'UE, lire ici). On exposerait davantage ces populations âgées à des détections de lésions pour elles non utiles, qui seraient néanmoins traitées avec un risque accrue dû aux traitements lourds,
Cette deuxième situation est illustrée par l'avancée de la ligne verticale rouge qui correspond aux décès d'autres causes).


De ce fait les personnes D et E deviennent surdiagnostiquées car elles n'atteindront jamais la ligne horizontale bleue de la phase symptomatique du cancer.

Il y a une troisième cause de surdiagnostic et c'est la sensibilité de la technique de dépistage qu'on va utiliser, biologique ou une technique d'imagerie possédant une résolution augmentée (comme la mammographie numérique par exemple ou la tomosynthèse dans le cas du dépistage du cancer du sein).

Ceci est illustré en abaissant la ligne en pointillé grise, ainsi la personne G devient surdiagnostiquée puisqu'on a abaissé le seuil de détection d'un cancer qui ne se serait jamais manifesté.
(Cette question se pose dans le cas des biopsies liquides par exemples, dont l'application pour des dépistages est de plus en plus remise en question, les cellules tumorales circulantes étant un phénomène suffisamment courant pour en trouver chez un très grand nombre de personnes sans pour autant pouvoir déterminer si ces personnes sont ou seront réellement malades ; lire notre synthèse ici))

Vous pouvez aisément constater que rien ne change pour la personne A , même avec une meilleure résolution de l'imagerie elle aura une forme grave de cancer à cause de la vitesse de croissance importante de cette tumeur.

Ci-dessous figurent des données de cohortes des années 95/96 sur l'incidence (nombre de nouveaux cas) du cancer de la prostate au Danemark : on peut constater un doublement de l'incidence sans changement de la mortalité (selon indicateurs populationnels), ce doublement étant dû à l'utilisation du taux des PSA comme outil de dépistage de ce cancer. La baisse de l'incidence dès 2008 est imputable, selon les urologues, à de meilleures thérapeutiques notamment chirurgicales.

Augmentation de la survie et le paradoxe du dépistage

Le critère de la survie qui augmente grâce au dépistage est un leurre que nous expliquons ici.
Plus le surdiagnostic est important, meilleurs sont les taux de survie, puisque le surdiagnostic alimente le réservoir de cancers détectés qui n'auraient jamais (par définition) altéré ni la vie ni la santé du patient, et qui, non détectés, ne se seraient jamais manifestés. Le nombre de "survivants" ne peut que s'amplifier si on s'évertue à détecter des cancers qui n'auraient jamais tué de toute façon... C'est ce qu'illustre la figure ci-dessous.


Mais cette donnée est souvent mise en avant par les promoteurs du dépistage et entraîne sa popularité, comme montré ci-dessous.

Traduction du haut en suivant les flèches : plus de détections précoces ==> plus de surdiagnostics ==> davantage d'histoires de 'survivants' ==> la détection précoce et les dépistages donnent l'apparence d'être efficaces.==> plus de dépistages etc....

P. Glasziou (médecin universitaire australien connu pour ses recherches en médecine factuelle) et ses collaborateurs on estimé le risque d'avoir un cancer dans sa vie ; ils constatent que le cancer du poumon, du rein, le mélanome et le cancer du sein sont les plus surdiagnostiqués. L'estimation est de une femme surdiagnostiquée sur cinq, en Australie.
Pour le cancer de la prostate des hommes l'estimation est plus haute encore, et lorsqu'on réalise le calcul combiné de l'ensemble des cancers on arrive à 24% des cancers qui sont surdiagnostiqués.

Au total, une personne sur 5 est surdiagnostiquée.

En bleu apparait le risque absolu du cancer durant la vie.
En rouge l'évolution de ce risque (en raison de la détection précoce) concernant les cancers invasifs .
En gris l'évolution de ce risque pour les cancers in situ.

Nous avions détaillé cette étude de Glasziou et al. ici.

L'oncologue américain G.Welch illustre l'augmentation des diagnostics de cancers dans les zones à plus forts revenus (ou l'accès à la détection précoce est promu) par rapport aux pays à plus faibles revenus.

Nous constatons que l'incidence, donc le taux de nouveaux cas du fait des dépistages s'envole dans les comtés à fort revenu (high-income counties), avec une mortalité pourtant non modifiée.
(La mortalité s'infléchit bien à partir des années 90 mais ceci n'est pas attribuable aux dépistages, car le même phénomène est constaté parallèlement pour tous, et l'inflexion des taux de mortalité n'est pas majorée pour les zones qui ont plus d'accès aux dépistages comme on s'y attendrait).)

Surdiagnostic par surdéfinition des maladies

L'exemple donné dans le webinaire par J.Brodersen est le risque cardio-vasculaire selon les directives d'évaluation des risques en Norvège.

La zone verte correspond à des personnes n'ayant aucun risque cardio-vasculaire, la zone jaune est celle des personnes avec un seul facteur de risque, et en rouge les personnes avec plusieurs facteurs.
Et de ce fait il n'y a plus que 4% des Norvégiens qui sont en bonne santé, ceci démontre l'absurdité dans les lignes directrices en vigueur qui s'éloignent de la vraie vie. La notion de maladie est ainsi étendue à des situations et à des conditions physiques très fréquentes et courantes dans les populations.

L'expansion des maladies psychiatriques a été étudié par Per Fugelli (il fut médecin norvégien et professeur de médecine générale à l'Université de Bergen et de médecine sociale à l'Université d'Oslo).

Des situations de vie courante deviennent pathologies. La peur devient ainsi de l'anxiété, une dépréciation de soi devient de la dépression, la définition du spectre autistique est étendue, la timidité devient de la phobie sociale, la douleur de la perte d'un être cher devient un désordre prolongé de deuil etc etc...

Ainsi nous sommes tous malades, ce qui permet davantage de prescriptions médicales, car qui n'a jamais eu une période de dépréciation de soi, de deuil ou d'anxiété pour une raison ou une autre dans sa vie ?

Certaines "maladies" sont tout bonnement des inventions de l'industrie de la pharmacopée.

Calvitie, fonte musculaire (normale avec l'âge), syndrome des yeux secs, cils courts, syndrome des jambes sans repos etc.... deviennent ainsi des prétextes à des traitements.

Le point de vue de l'anthropologue

Comment rester en bonne santé ? C'est la question à laquelle nous sommes confrontés.

Au Danemark on ne dépiste plus les femmes au delà de 69 ans car on estime que cela n'a pas de sens.
Lire ici, le dépistage avec l'âge ne réduit pas la mortalité et ne fait qu'augmenter un surdiagnostic particulièrement délétère pour des populations auxquelles les traitements agressifs provoqueront plus de dommages.

Lors d'un entretien réalisé par des étudiants avec des femmes ayant participé au dépistage, une des femmes dit ceci : "peu importe si je ne vis pas plus longtemps, du moment que je ne meurs pas du cancer du sein ."


L'anthropologue A.Brandt s'interroge comment on en arrive à de telles citations qui n'ont pas de sens en soi, et comment l'émotionnel s'insinue dans la réflexion du public.

Pour elle, l'explication est à chercher dans l'histoire.
Selon Michel Foucault, philosophe et historien, à l'époque médiévale les gens vivaient pour rendre heureux leur roi et les gens riches. Aujourd'hui il s'agit de s'optimiser soi-même.
Foucault 1982

"le pouvoir s'est transformé vers des recommandations plus subtiles. Et plutôt que de nourrir les intérêts de la classe supérieure, les démocraties sociales contrôlent les citoyens par l'autodiscipline et le pouvoir réside alors dans les structures et les sentiments permettant d'agir d'une certaine manière."

Les gens se persuadent d'avoir un libre arbitre, mais les messages sociétaux sont toujours dans le sens de doivent assumer des choix et des décisions pour sa propre santé. C'est exactement l'injonction qui est utilisée dans les campagnes de la santé.
Foucault utilise la notion de "gouvernementalité néolibérale" comme concept.

Le moi entrepreunarial : les individus sont encouragés à se considérer comme entrepreneurs de leur propre vie en optimisant constamment leur capital humain, leurs compétences. et sont responsables de leur propre bien-être et de leur santé.

Est-ce bon ou pas bon, interroge A.Brandt. Là n'est pas la question mais c'est ce qui se constate dans les études ethnographiques : le dogme de la responsabilité rend responsables les personnes de leur propre santé en créant un sentiment de honte et en blâmant les individus en cas de non observance.

De là découle la notion de "healthisme" qu'on pourrait essayer de traduire par un néologisme de type "santisme" ou "santéisation".

La santé devient objectif en soi , une idéologie s'appuyant sur le mode de vie prioritaire avant tout ; même les politiciens surfent sur ce concept, le but étant de vivre plus longtemps et plus sainement, mais ce faisant sans jamais se lancer dans la réflexion, qu'est-ce qu'une vie plus saine ?

Nous prenons tous ces conseils, notamment nutritionnels (consommation de fruits et légumes) pour argent comptant.
Auparavant, être en bonne santé signifiait ne pas tomber malade, de nos jours c'est faire des contrôles réguliers, des examens répétés, des prises de vitamines, et tout ceci est décrit par l'anthropologueJohn Dumit.

Comment cela se traduit-il dans la vie de tous les jours ? A.Brandt répond que le public demande toujours plus, plus de dépistages et au-delà des limites d'âges, pour "sauver" sa vie.
Mais les dépistages ne sauvent pas des vies, cette vision est erronée dit-elle (nous renvoyons à cette méta-analyse récente sur le gain en durée de vie).
Même, à présent, vous ne dépistez plus juste pour vous par auto-responsabilisation, mais vous le faites aussi "pour les autres", en tant que devoir citoyen, car "mieux vaut trop que pas assez," comme cela est ancré dans notre langage.

Pourquoi en sommes-nous arrivés à cette évolution ? Par ce que nous ne considérons plus la mort comme partie intégrante de la vie, selon Zygmunt Bauman, philosophe et sociologue.

Conclusion

Vouloir maîtriser l'incertitude, ce qui est une tendance humaine, cela créé encore davantage d'incertitudes.  

Oui parce que, finalement, la question est bien : "à partir de quand est-on malade?"

Article connexe

Analyse avec angle anthropologique sur le lien entre notre perception du temps et la vision linéaire de l'évolution cancéreuse, avec, parmi les auteurs, également A.Brandt et J.Brodersen -
https://cancer-rose.fr/2024/04/10/diagnostic-precoce-et-vision-lineaire-du-temps-une-liaison-dangereuse/

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