Nous avons précédemment rendu compte d’une publication de Stephen Duffy and al à propos des résultats finaux de « UK Age Trial » sur le dépistage du cancer du sein par mammographie.[1]
C’est une « nième » publication de cet auteur qui tente de montrer les bénéfices que les femmes ont à se soumettre à la mammographie de dépistage, et même à un âge précoce, ici à partir de 40 ans.
Nous avons expliqué que, contrairement au résultat que Pr. Duffy brandit victorieusement, la phrase la plus importante de son étude était :
« After more than 10 years of follow-up, no significant difference in breast cancer mortality was observed in the intervention group compared with the control group, with 126 deaths versus 255 deaths occurring in this period (0·98 [0·79–1·22]; p=0·86). Overall, there was no significant reduction in breast cancer mortality in the intervention group compared with the control group, with 209 deaths in the intervention group versus 474 deaths in the control group by the end of follow-up (0·88 [0·74–1·03]; p=0·13). »
Qui peut se traduire par :
« Après plus de 10 ans de suivi, aucune différence significative dans la mortalité par cancer du sein n’a été observée dans le groupe d’intervention par rapport au groupe de contrôle, avec 126 décès contre 255 décès au cours de cette période (0-98 [0-79-1-22] ; p=0-86). Dans l’ensemble, aucune réduction significative de la mortalité par cancer du sein n’a été observée dans le groupe d’intervention par rapport au groupe de contrôle, avec 209 décès dans le groupe d’intervention contre 474 dans le groupe de contrôle à la fin du suivi (0-88 [0-74-1-03] ; p=0-13). »
Donc pas de bénéfice à attendre du dépistage.
Mais qu’en pense le milieu scientifique international de cette étude ?
1) Prise de position de Professeur Anthony MILLER[2], professeur à l’université de Toronto[3]
Le professeur Miller est un grand spécialiste du dépistage du cancer du sein et depuis de nombreuses années, comme en témoignent ses publications. [4] [5]
Pour ce scientifique l’absence d’un groupe témoin sans dépistage dans l’étude est rédhibitoire pour tirer la moindre conclusion quant à l’intérêt et au bénéfice possible du dépistage.
Ce point est essentiel, car l’omission d’un groupe contrôle indemne de tout dépistage est un grossier travers que nous avions souligné dans un autre essai en cours sur le dépistage, à savoir l’étude MyPeBS [6], essai européen affichant pour but de comparer une stratégie de dépistage personnalisée au dépistage standard en vigueur dans 4 pays européens et Israël.
Là aussi, la constitution d’un groupe témoin « sans aucun dépistage » a été soigneusement évité, ce qui était pourtant la seule façon de savoir si oui ou non le dépistage apporte un bénéfice par rapport à des femmes jamais dépistées.
Alors qu’aucune conclusion ne peut être tirée d’une intervention médicale sans groupe témoin indemne du processus testé, DUFFY et ses collaborateurs affirment néanmoins :
« There was a substantial and significant reduction in breast cancer mortality, of the order of 25%, associated with the invitation to yearly mammography between age 40 and 49 years in the first 10 years. »
« On a constaté une réduction substantielle et significative de la mortalité due au cancer du sein, de l’ordre de 25 %, associée à l’invitation à une mammographie annuelle entre 40 et 49 ans au cours des 10 premières années »
Notons de plus que les 25 % de réduction (Réduction Relative) mis en avant par les auteurs sont loin d’être « sustantial », car la réduction absolue n’est en réalité que de 0,04 %.[7]
Anthony Miller conteste également, références à l’appui [8] la minimisation du surdiagnostic à laquelle Pr Duffy s’emploie opiniâtrement dans sa démonstration :
« Results with respect to breast cancer incidence suggest at worst modest overdiagnosis in this age group, and that any overdiagnosed cancers would otherwise be diagnosed at NHSBSP screening from age 50 years onwards. Therefore, screening in the age group of 40–49 years does not appear to add to overdiagnosed cases from screening at age 50 years and older. There might have been some overdiagnosis in the intervention group and during the intervention period, which was balanced when the control group received screening in the NHSBSP. However, we cannot directly observe or estimate overdiagnosis in a trial in which the control group also receives screening, albeit later than the intervention group. »
« Les résultats concernant l’incidence du cancer du sein suggèrent au pire un surdiagnostic modeste dans ce groupe d’âge, et que tout cancer surdiagnostiqué serait autrement diagnostiqué lors du dépistage du NHSBSP [9]à partir de 50 ans. Par conséquent, le dépistage dans la tranche d’âge des 40-49 ans ne semble pas s’ajouter aux cas surdiagnostiqués lors du dépistage à l’âge de 50 ans et plus. »
Les études sur le surdiagnostic sont multiples et attestent de ce phénomène dans toutes les tranches d’âge[10].
Toutefois les auteurs Duffy et col. concèdent : « nous ne pouvons pas observer ou estimer directement le surdiagnostic dans un essai où le groupe de contrôle reçoit également un dépistage, bien que plus tard que le groupe d’intervention. »
Nous en revenons donc toujours à la pierre d’achoppement fondamentale : sans groupe indemne de tout dépistage, on ne peut tirer de conclusion fiable ni sur les bénéfices en terme de mortalité ni sur l’évaluation du surdiagnostic.
2) Autres scientifiques
Le journaliste Jacqui Wise [11] a fait paraître une analyse de cette étude dans le British Medical Journal où il reprend les commentaires que d’autres scientifiques ont apporté à cette étude.
A-Réaction de K-J.Jorgensen[12]
Karsten Juhl Jørgensen, directeur par intérim du Nordic Cochrane Centre à Copenhague, a déclaré au BMJ :
« Depuis le lancement de l’essai, la mortalité par cancer du sein au Royaume-Uni dans la tranche d’âge incluse a été réduite de moitié en raison d’améliorations majeures du traitement, y compris la centralisation et la spécialisation des soins, ainsi que grâce à un meilleur traitement systémique. »
« ….. nous pouvons raisonnablement être sûrs que tout avantage en termes absolus (du dépistage NDLR) sera moindre aujourd’hui, car il y a tout simplement beaucoup moins de vies à sauver. »
À l’origine, l’essai devait inclure 195 000 participants, mais le nombre a été révisé en raison de la lenteur du recrutement. Jørgensen a déclaré : « Comme les 160 000 femmes inscrites à cette étude n’étaient pas suffisantes pour montrer une différence dans la mortalité globale, l’étude ne peut vraiment pas être utilisée pour conclure que « des vies ont été sauvées.»
« L’étude nous dit très clairement que les avantages du dépistage du cancer du sein chez ce jeune groupe d’âge sont très faibles en termes absolus, comme on peut s’y attendre en raison du faible risque inhérent de décès par cancer du sein avant l’âge de 40 ans. »
En d’autres termes, il est impossible, dans une population très peu touchée par le cancer du sein (les femmes jeunes)[13] de pouvoir conclure à une réduction des décès par le dépistage. Encore un élément que l’auteur de l’étude se garde bien de prendre en compte.
Jorgensen a également souligné le nombre de fausses alertes subies par les femmes du groupe testé, à savoir 18 % des femmes au cours de la période d’essai.
B-Réaction de V.Prasad[14]
Pour Vinay Prasad, professeur agrégé à l’Université de Californie, à San Francisco :
« Il est décevant de voir les auteurs de cette étude continuer de promouvoir des discours trompeurs. « Sauver des vies » explique V.Prasad, « cela signifie que les femmes faisant un dépistage vivent plus longtemps que celles qui ne le font pas, ce qui ne s’est pas produit dans cet ensemble de données. C’est tout le contraire. »Il a ajouté : « Les auteurs notent une très faible réduction du nombre de décès dus au cancer du sein, qui est minime et qui n’a aucune incidence sur la mortalité toutes causes[15].»
C-Réaction de scientifiques de l’Université de Sydney :
https://www.thelancet.com/journals/lanonc/article/PIIS1470-2045(20)30528-3/fulltext#%20
« Un rapport antérieur sur l’essai, où le suivi moyen était de 10,7 ans,(Moss SM Effet du dépistage mammographique à partir de 40 ans sur la mortalité par cancer du sein à 10 ans de suivi: un essai contrôlé randomisé.Lancette. 2006; 368 : 2053-2060) n’a pas trouvé de différence significative dans la mortalité par cancer du sein entre les groupes, et il n’y avait pas de bénéfice de mortalité par cancer du sein dans l’ensemble de l’essai (après un suivi médian de 22,8 ans). »
D- Deux réponses supplémentaires, d’éminents scientifiques ont été apportées à l’article de Wise dans le BMJ[16]
Tout d’abord celle de Pr Michael Baum, Professeur émérite de chirurgie et professeur invité en sciences humaines médicales à l’University College de Londres
Pour ce professeur il n’y a que deux mesures de résultats significatives dans la pratique de la médecine en ce qui concerne les patients que nous suivons : la durée de vie et la qualité de vie. Toutes les autres mesures de résultats doivent être considérées, selon lui, comme des substituts.
Voici sa réponse, traduite :
« Cet essai affirme que le dépistage du cancer du sein chez les femmes de moins de 50 ans sauvera des vies sans avoir un impact néfaste sur la qualité de vie. En commençant par la première affirmation, regardons les nombres bruts sans aucune modélisation ou «mathémagique», et ici je salue l’aide du Dr Vinay Prasad. Le pourcentage de décès par cancer du sein dans les bras d’intervention et de contrôle était de 0,39 contre 0,44, tandis que les décès toutes causes confondues étaient de 6,5 contre 6,5. Peu de preuves du dépistage comme «sauveur de vie».
« Comme il n’y a pas eu d’évaluation formelle de la qualité de vie, nous devons alors faire l’hypothèse de ce qu’un sur-diagnostic ou des résultats faussement positifs pourraient avoir comme impact sur le bien-être psychologique de la femme, auquel s’ajoute la toxicité de toute chirurgie, radiothérapie ou thérapie systémique résultant d’un sur-diagnostic. »
M.Baum estime, d’après les données disponibles, que 35% des femmes subissent fausses alertes et surdiagnostics pendant la période d’intervention, avec le retentissement sur la qualité de vie que cela suppose.
Selon Michael Baum les conclusion des auteurs sont malheureusement surtout mues par une attitude idéologique qui n’est pas dignes de scientifiques.
Deuxièmement l’avis de Hazel Thornton, chercheuse invitée honoraire du Département des sciences de la santé à l’Université de Leicester s’exprime également.
Cette scientifique soulève surtout le problème du non-consentement éclairé des participantes. Elle écrit :
« Le recrutement des 160 921 femmes de cette étude a eu lieu de 1990 à 1997. Nous apprenons que «les femmes du groupe d’intervention n’étaient pas au courant de l’étude. En d’autres termes, elles se sont vu refuser le droit de déterminer si elles souhaitaient participer à l’étude. Le dépistage par mammographie n’est pas sans danger: un consentement correctement éclairé aurait dû être demandé à ces citoyens asymptomatiques. Le principe fondamental de la Déclaration d’Helsinki, du respect de l’individu et du droit de prendre des décisions éclairées, a été ignoré . »[17]
Pour H.Thornton le problème autour du dépistage organisé provient de ce qu’on se concentre sur les femmes qui en bénéficient, tout en négligeant les centaines de femmes qui passent par ce procédé de santé publique en subissant les préjudices, dans certains cas aussi psychologiques.
H.Thornton fait un lien, elle aussi, avec la pandémie actuelle et avec son enjeu économique : « Ils (ceux qui parlent de « sauver des vies » NDLR) semblent incapables de voir le gaspillage disproportionné de leur position à un moment où actuellement au Royaume-Uni, par exemple, 1,85 million de personnes attendent des traitements mis en suspens en cette période de pandémie. Seul la Covid-19 semble avoir eu le pouvoir de mettre un terme au dépistage du cancer du sein alors que les preuves, la raison et les demandes de justice distributive ne l’ont pas été. »
En conclusion
Nous voyons donc que de nombreuses personnalités scientifiques internationales contestent les conclusions du Pr Duffy.
Cette étude et les analyses avisées, montre à nouveau, et cela contre les conclusions de l’auteur, que le dépistage du cancer du sein par mammographie n’apporte aucun bénéfice.
Nous rappelons que toutes les études publiées, et même celle de Duffy ici présentée pourtant comme « positive » , montrent, années après années, l’inefficacité du dépistage à réduire la mortalité par cancer du sein.
De plus en plus de voix s’élèvent pour demander l’arrêt de cet infructueux dépistage porteur d’effets adverses pour les femmes.
Il est bien inquiétant de constater que la controverse scientifique, quasiment balayée à présent par des preuves toujours plus nombreuses de l’inefficacité du dispositif, est à nouveau ravivée par les croyances et l’idéologie de scientifiques comme le soulève M.Baum, et que ces croyances et cette idéologie amènent ces scientifiques à s’adonner à des manipulations de chiffres pour gommer l’échec cuisant des résultats d’un ancien essai pourtant très bien conduit, et dont les conclusions sur la faillite du dépistage sont pourtant implacables.
En outre, comme le soulignent Jorgensen et Thornton, tous ces dépistages ont un coût qui serait sûrement mieux employé ailleurs, surtout en cette période épidémique.
Sans compter le coût des fausses alertes, autant en termes financiers que psychologiques, que les femmes ont à supporter.
En outre comme le souligne Thornton, le manque de consentement éclairée, mais aussi une information manipulatoire sont souvent employés auprès des femmes.
Dans deux prochains articles nous reviendrons sur ce problème crucial de l’information des femmes sur le dépistage, et nous relaterons comment les promoteurs du dépistage manipulent sciemment les informations délivrées aux femmes, quand ils en donnent.
Références
[1] https://cancer-rose.fr/2020/08/18/absence-de-benefice-des-mammographies-chez-les-femmes-agees-de-40-a-50-ans-les-resultats-finaux-de-lessai-uk-age-trial-confirment/
[2] https://www.thelancet.com/journals/lanonc/article/PIIS1470-2045(20)30428-9/fulltext?rss=yes
[3] https://www.dlsph.utoronto.ca/faculty-profile/miller-anthony-b/
[4] https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/?term=%28Miller%2C+Anthony+B%5BAuthor%5D%29+AND+%28screaning+and+breast+cancer%29&sort=
[5] https://cancer-rose.fr/2016/11/20/etude-miller/
[6] Lire : https://cancer-rose.fr/my-pebs/ et https://cancer-rose.fr/my-pebs/2020/02/23/une-lettre-ouverte-de-quatre-collectifs-europeens/
[7] https://cancer-rose.fr/2020/08/18/absence-de-benefice-des-mammographies-chez-les-femmes-agees-de-40-a-50-ans-les-resultats-finaux-de-lessai-uk-age-trial-confirment/
[8] références citées par Miller :
- Forrest APM Aitken RJ,Mammography screening for breast cancer. Annu Rev Med. 1990; 41: 117-132
- Marmot MG Altman DG Cameron DA Dewar JA Thompson SG Wilcox M-The benefits and harms of breast cancer screening: an independent review. Br J Cancer. 2013; 108: 2205-2240
- Miller AB To T Baines CJ Wall C-The Canadian National Breast Screening Study-1: breast cancer mortality after 11 to 16 years of follow-up. A randomized screening trial of mammography in women age 40 to 49 years. Ann Intern Med. 2002; 137: 305-312
- Miller AB Wall C Baines CJ Sun P To T Narod SA-Twenty five year follow-up for breast cancer incidence and mortality of the Canadian National Breast Screening Study: randomised screening trial. BMJ. 2014; 348: g366
- Baines CJ To T Miller AB-Revised estimates of overdiagnosis from the Canadian National Breast Screening Study. Prev Med. 2016; 90: 66-71
[9] National Health Service Breast Cancer Screening, campagne de dépistage au Royaume Uni
[10] voir partie « surdiagnostic » de l’article https://cancer-rose.fr/2019/09/06/le-depistage-mammographique-un-enjeu-majeur-en-medecine/
[11] https://www.bmj.com/content/370/bmj.m3191
[12] https://www.bmj.com/content/370/bmj.m3191
[13] Hill C. Dépistage du cancer du sein. Presse med. 2014 mai;43(5):501–9
« Réduire de 20 ou 30 % le risque de décès par cancer du sein est bien, mais il faut traduire cette réduction relative en réduction absolue. Pour cela, il faut connaître le risque de mourir d’un cancer du sein en l’absence de dépistage. «
« ….Mais on peut mesurer le risque de mourir d’un cancer du sein en France, en 2010 ce risque était de 4,1 % dont 0,2 % entre 30 et 49 ans….. »
« On peut aussi en déduire le nombre de femmes à dépister dans chaque classe d’âge, pour éviter un décès avec un suivi de 11 ans, suivi médian dans les essais. Par exemple, le dépistage entre 39 et 49 ans conduit à une réduction de 47 décès par cancer du sein pour 100 000 femmes suivies 11 ans, il faut donc dépister 100 000/47 = 2108 femmes pour éviter un décès avec ce suivi. »
[14] https://www.bmj.com/content/370/bmj.m3191
[15] Rappelons que Seule la mortalité globale intègre tous les éléments de la prise en charge, donc aussi les effets des traitements, du surdiagnostic et du surtraitement. Cette donnée a davantage de sens car tout cancer détecté sera traité, les traitements eux-mêmes sont parfois pourvoyeurs de décès, qui seront compris et englobés dans la ‘mortalité toutes causes confondues’, reflétant ainsi mieux la réalité du dépistage.
[16] https://www.bmj.com/content/370/bmj.m3191/rapid-responses
[17] https://en.wikipedia.org/wiki/Declaration_of_Helsinki
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