Prévention quaternaire

22 mai 2021, Dr C.Bour

Un point de vue dans The Guardian

Une chercheuse, Dr Ranjana Srivastava, oncologue australienne et auteure (livre "A better death"), témoigne dans The Gardian de son expérience personnelle à la fin de sa formation et des questions qu'elle s'est posées d'une manière générale sur les tests systématiques qu'on propose aux patients, et qui impliquent, sans qu'ils en aient suffisamment conscience parfois, la responsabilité des médecins.

Comme l'auteure l'explique dans son témoignage, chaque test est censé avoir une justification clinique, et pose (ou devrait poser) un dilemme éthique au prescripteur.

Ce point de vue de l'auteure fut motivé par le décès d'une femme (à Melbourne, état de Victoria, avril 2021) à la suite d'une angiographie coronarienne par tomodensitométrie. Cet examen, réalisé à titre systématique, était offert par l'entreprise où travaillait cette femme, et n'était justifié par aucun signe d'appel clinique de sa part. Il s'est compliqué d'un choc anaphylactique après l'injection du produit de contraste.
Ce cas apparaît impensable et donne, selon Dr Srivastava, une leçon capitale à nous, professionnels de santé, mais aussi aux patients, de plus en plus angoissés, carcinophobes et demandeurs d'examens routiniers.

Nous vivons dans une époque d'exigence de bien-être, tout le monde veut pouvoir accéder à des moyens simples de prévenir la maladie et ses conséquences. Le public est abusé par des messages médiatiques très souvent enthousiastes et sans discernement qui lui vantent des dépistages routiniers pour "être en sécurité". Octobre Rose en est l'exemple emblématique.  

L'auteure de l'article alerte sur un risque tout à fait réel : avec la profusion de tests médicaux commercialisés comme "pratiques" et aussi pour beaucoup "non invasifs", il est tentant pour le public de les considérer comme une alternative à des conseils éprouvés, mais plus difficiles à suivre, comme par exemple de manger avec modération, de faire de l'exercice et d'agir sur ses mauvaises habitudes hygiéno-diététiques. 
D'ailleurs c'est un peu le même genre de préoccupation qu'on rencontre pour le dépistage promu mais très controversé du cancer du poumon par scanner à faibles doses, l'Académie de Médecine a soulevé l'argument qu'une bonne campagne de prévention primaire était certainement plus pertinente.

Il est difficile pour le public de comprendre à quel point ce qui est étiqueté "médical" peut être nocif pour la santé, et pourtant il existe de nombreuses preuves que des tests inutiles peuvent causer des dommages.

La scientifique cite l'exemple de la Corée du Sud qui a introduit un programme national de dépistage de certains cancers, notamment celui de la thyroïde. Les diagnostics de cancer de la thyroïde ont été multipliés par 15 en 20 ans, tandis que la mortalité restait stable, selon une étude du New England Journal of Medicine. 
En effet un tiers des adultes seraient porteurs de minuscules cancers papillaires de la thyroïde qui restent asymptomatiques tout au long de la vie. Mais presque l'ensemble de la population de Corée du Sud ayant été diagnostiquée porteuse d'un cancer de la thyroïde par des dépistages a subi des interventions chirurgicales majeures, ou bien des traitements à l'iode radioactif, chacun de ces traitements présentant potentiellement des risques de complications graves. 

D'où l'importance pour médecins et patients de bien comprendre correctement les bénéfices et les risques d'un test de dépistage avant de le recommander.

Autre exemple donné, des chercheurs en oncologie viennent de faire part de leur déception face aux résultats d'une étude sur le cancer de l'ovaire, de trois décennies,[1] [2] [3] portant sur plus de 200000 femmes, et qui a révélé que le dépistage du cancer de l'ovaire via un test sanguin et une échographie permettait une détection précoce, mais n'entraînait aucun bénéfice pour la survie.
Le cancer de l'ovaire est presque toujours diagnostiqué à un stade tardif et associé à une faible survie.
Les chercheurs ont expliqué de façon pédagogique que diagnostiquer le cancer de l'ovaire à un stade précoce ne change pas le moment où les patientes meurent, parce que le cancer est intrinsèquement plus agressif.[4] 
Cependant ils soulignent les nombreuses avancées récentes dans le traitement du cancer, y compris la gestion des symptômes, les thérapies ciblées et l'espoir d'utiliser les connaissances sur l'évolution de la maladie pour créer à l'avenir de meilleurs tests de dépistage, et pour réaliser d'autres études. 
Dr Srivastava souligne le professionnalisme de ces chercheurs et oncologues, qui ne nourrit ni le battage médiatique ni n'éteint l'espoir. C'est ce à quoi tout médecin devrait aspirer.

Les patients ont le droit d'attendre des informations, dit la scientifique. Une organisation, Choosing Wisely Australie, a émis une liste de cinq questions que chaque patient devrait garder en mémoire avant de prendre la décision d'accepter un test de routine : Ai-je besoin de ce test ? Quels en sont les risques ? Y a-t-il une alternative ? Quel en est le coût (financier, émotionnel ou un coût en termes de temps.) ? Que se passe-t-il si je ne fais rien? 

C'est cette dernière question, celle de l'option de ne rien faire, que si peu de patients se posent, affirme Dr Srivastava, car ils font une immense confiance dans le savoir de leur médecin et leur capacité de faire le "mieux".
Nous devons tirer la leçon de la modération et ne jamais laisser un patient souffrir d'un test inutile.

Du surdiagnostic au surtraitement

La raison pour laquelle nous alertons sur le manque d'information des patientes en matière de surdiagnostic dans le cancer du sein, manque flagrant dans les documents officiels remis aux femmes convoquées au dépistage du cancer du sein[5] [6], c'est que ce surdiagnostic a une matérialisation, une concrétisation perceptible pour les patientes dans leur chair. Et c'est le surtraitement.

Celui-ci concerne les actes chirurgicaux, les mastectomies, en constante augmentation depuis l'instauration des dépistage contrairement à "l'allègement thérapeutique" promis aux femmes. Mais pas que.

Les traitements par radio-thérapie sont également en augmentation, et dans l'actualité un récent article de la revue Que Choisir alerte justement sur les effets secondaires mal évalués de la radiothérapie.
La nature et la quantification des effets secondaires de ces traitements est difficile à connaître, dit l'article, car aucune autorité ne répertorie les effets secondaires des rayonnements ionisants de manière systématique.
Le Pr Jean-Luc Perrot, dermatologue au CHU de Saint-Etienne soulève le problème de l'évaluation de la pertinence d'un soin lorsqu'on ne connait pas l'ensemble des effets indésirables que ce soin engendre, cette question émergeant devant l'observation de cancers cutanés, de toute évidence radio-induits, chez des personnes ayant été irradiées pour d'autres cancers.
Selon ce praticien une structure enregistrant les effets, même tardifs, de la radiothérapie serait indispensable, mais la proposition d'un observatoire dédié, relayée par l'ISRN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) il y a plus de 10 ans, n'a jamais été suivie des faits.

L'assertion de traitements "moins lourds " promis aux femmes grâce au dépistage comme sur le site officiel de l'INCa apparaît d'autant plus cynique que le surdiagnostic est à peine expliqué. Le surtraitement, pourtant évoqué dans le titre du paragraphe n'est nulle part explicité sur le site[7]. Et subir des conséquences lourdes d'une radiothérapie possiblement inutile est intolérable.

Impossible dans ce cadre de ne pas évoquer l'épineuse question des carcinomes in situ, entité particulière des cancers du sein, largement surdétectés par le dépistage et traités par radiothérapie. Leur traitement et le traitement de leur récidive ne permettent pas de réduire les décès par carcinomes invasifs du sein.

La question d'ailleurs n'est pas de proposer un traitement "léger" dont la légèreté est toute relative, ou une radiothérapie plus "ciblée", mais de ne pas proposer du tout un traitement à des femmes qui n'auraient jamais du l'avoir, mais qui vont le subir en raison d'une détection inutile d'un cancer qui ne les aurait jamais impactées en l'absence de dépistage.

La prévention quaternaire

Ce point de vue nous amène à la prévention quaternaire.

Ce terme a changé récemment d'acception ; initialement utilisé pour l'ensemble des soins palliatifs d'un patient ayant dépassé le stade du curatif, il désigne à présent l'ensemble des actions menées pour prévenir les patients et plus généralement les populations de la surmédicalisation, éviter les interventions médicales invasives en privilégiant des procédures et des soins éthiquement et médicalement acceptables.
Le précepte central est le primum non nocere.

Les moyens sont la médecine basée sur la narration et la médecine fondée sur les preuves ou : evidence-based medicine (EBM).

  • Médecine fondée sur la narration
    C'est l'écoute des patients qui implique d’adapter le « médicalement possible » aux besoins et demandes de la personne.
  • Médecine fondée sur les preuves
    L'EBM repose sur un trépied :

1) l'expérience externe, pour faire simple, les études scientifiques

2) L'expérience interne : ce que nous apprend notre exercice professionnel

3) les préférences et valeurs des patients.

Cette notion de prévention quaternaire sera, n'en doutons pas, à l'avenir au centre des préoccupations de santé publique, car la surmédicalisation, coûteuse autant en soins de santé qu'en vies humaines, pose aussi crûment la question des coûts financiers engloutis par cette médecine non nécessaire, créatrice de besoins et encombrant le domaine de la "prévention".

Il faut lire à ce sujet l'article co-écrit par plusieurs médecins en 2011 qui fait de la prévention quaternaire une des tâches essentielles du médecin : La prévention quaternaire, une tâche du médecin généraliste

En 2020 paraissait un article[8] proposant des recommandations pour limiter et stopper les examens de routine non nécessaires dans les soins de santé primaires dont nous nous sommes fait l'écho : https://cancer-rose.fr/2020/09/16/desescalade-des-soins-plus-de-decision-partagee-et-ponderation-des-recommandations/)

En conclusion

Une prise de conscience chez tous les professionnels de santé sur la prévention quaternaire, à savoir la protection des populations d'une surmédicalisation délétère, est primordiale.

En parallèle Il faut aussi une éducation du public à la santé, malheureusement en butte à un manque de soutien officiel et médiatique pour faire comprendre qu'il est dans l'intérêt des patients de concevoir la médecine dans un cadre de pertinence de soins, sans abus, et surtout vers une désescalade des soins routiniers non pertinents.

Références


[1] https://www.news-medical.net/news/20210517/Early-detection-of-ovarian-cancer-does-not-translate-into-saving-lives.aspx

[2] https://www.lapresse.ca/actualites/sante/2021-05-18/depistage-du-cancer-de-l-ovaire-deception.php#

[3] https://www.theage.com.au/national/desperately-disappointing-setback-for-ovarian-cancer-screening-hopes-20210512-p57reg.html?btis

[4] L'histoire naturelle d'un cancer n'est pas linéaire, progressive et prévisible, certains cancers sont d'emblé agressifs, les dépister n'y change rien et certains cancers du sein fonctionnent malheureusement ainsi ce qui explique qu'ils échappent au dépistage, comme expliqué ici : https://cancer-rose.fr/2019/08/31/comment-se-developpe-un-cancer/

[5] https://cancer-rose.fr/2017/09/17/analyse-critique-du-nouveau-livret-dinformation-de-linca/

[6] https://cancer-rose.fr/2018/02/11/10552/

[7] https://cancersdusein.e-cancer.fr/questions/surdiagnostic-surtraitement-quest-ce-que-cest/

[8] https://jamanetwork.com/journals/jamainternalmedicine/article-abstract/2770724

Autre lecture proposée : le côté obscur du diagnostic précoce

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