Le défi de la mise en œuvre de Less is More-Medicine: une perspective européenne

26 mai 2020

 

https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S095362052030128X

Auteurs : Omar Kherad Nathan Peiffer-Smadja Lina Karlafti Margus Lember Nathalie Van Aerde Orvar Gunnarsson Cristian Baicus Miguel Bigotte Vieira António Vaz-Carneiro Antonio Brucato Ivica Lazurova Wiktoria Leśniak Thomas Hanslik Stephen Hewitt Eleni Papanicolaou Olga Boeva Dror Dicker Biljana Ivanovska Nicola Montano

Synthèse de l'article Dr C.Bour

 

Le concept de médecine Less is More[1] est apparu en Amérique du Nord en 2010. C'est une invitation à pratiquer la médecine en ayant conscience des dangers potentiels de la surmédicalisation, en contestant le principe selon lequel davantage de médecine serait gage de meilleurs soins.

En réponse, plusieurs sociétés médicales du monde entier ont lancé des campagnes axées sur le choix et la pertinence des soins(Choosing wisely, «Choisir judicieusement»[2] ) et demandent à ce que soit discutée avec les patients l'utilité de tests, traitements et procédures médicaux.

 

Dans cet article, il s'agit d'analyser les conditions et les freins pour pouvoir lancer un programme analogue européen, visant à réduire la sur-utilisation de procédures médicales actuellement identifiées comme inutiles et même préjudiciables dans la pratique quotidienne. De ce fait un tel programme peut aboutir à réduire les coûts en santé, bien que les auteurs soulignent dans leur conclusion que cela n'est pas le but premier, mais un effet bénéfique corollaire.

Les auteurs de l'article identifient aussi les obstacles et les défis à relever pour la mise en œuvre de Less is More dans plusieurs pays européens, où la surmédicalisation est enracinée dans la culture et exigée par une société qui demande de la certitude en santé à presque n'importe quel prix.

Les attentes élevées des patients, le comportement du médecin, le manque de suivis et les incitations financières pernicieuses ont toutes des conséquences négatives plus ou moins directes sur la surmédicalisation.

De multiples interventions et des efforts d'évaluation de qualité de ce nouveau processus sont nécessaires pour mettre en œuvre à grande échelle les recommandations Less is More.

Ces recommandations consistent en une liste d'actions selon 5 axes :

  1. Une nouvelle approche culturelle à partir des cours de fin d'études médicales,
  2. L'éducation des patients et de la société,
  3. Le changement de comportement des médecins avec retour de données,
  4. La formation à la communication
  5. Les interventions des décideurs politiques.

Contrairement à la maximisation actuelle des soins, l'optimisation ou la pertinence des soins est promue dans le concept de la médecine Less is More afin d'arriver à une médecine 'durable'.

 

Ce projet doit faire partie du futur agenda de la Fédération européenne de médecine interne.

 

 

L'ENJEU

 

L'accès quasi universel à des soins de santé de qualité est l'une des caractéristiques du "modèle européen", mais comment garantir la pérennité des systèmes de santé européens à l'ère du vieillissement de la population et des restrictions budgétaires?

L'enjeu financier est à prendre en compte car en évitant les pratiques inutiles on garantit à long terme la qualité et l'accès aux soins pour tous, autant dans les pays riches que pauvres !

Une préoccupation majeure en santé est de ne pas rater une maladie, d'éviter le sous-diagnostic et le sous-traitement. La croissance technologique soutenue et puissante pour atteindre ce but fait que nous sommes à présent de l'autre côté de la barrière. Cela engendre : trop de médicaments,  trop de tests, trop de dépistages, devenant finalement une menace avec des preuves s'accumulant d'un surdiagnostic lui même aboutissant à des dommages du fait de traitements inutiles.

Et c'est donc dans cette double perspective de garantir la santé humaine et de réduire les coûts de procédures inutiles qu'est apparu ce concept du Less is More.

 

CE QUI EXISTE

 

Plusieurs sociétés médicales à travers le monde ont lancé des campagnes anti-gaspillage axées sur la qualité telles que Choosing Wisely aux États-Unis, Smartermedicine en Suisse , Slow Medicine en Italie, SMART Medicine en Israël et Choosing Wisely au Royaume-Uni, en France, en Belgique, au Portugal, en Roumanie, en Russie et en Pologne.

Ces sociétés ont émis une liste de 5 pratiques thérapeutiques inutiles à éviter.[3]

Mais le concept du Choosing Wisely est applicable aux dépistages. L'article évoque l'aspect du Less is More dans ce domaine.

 

CONCERNANT  EN PARTICULIER LES DEPISTAGES

 

Le mécanisme clé du changement réside dans la création d'un processus décisionnel partagé entre les médecins et les patients lors des consultations de routine. Les médecins hésitent souvent à parler du surdiagnostic. La plupart des participants à une enquête en ligne transversale aux États-Unis et qui avaient subi un dépistage systématique de cancer ont déclaré que leurs médecins ne leur avaient pas parlé de surdiagnostic ni de surtraitement [4]. Les quelques personnes qui ont reçu ces informations avaient une perception très éloignée de la réalité quant à l'ampleur du risque de leur maladie. Nous en avons parlé ici : perception et réalité.

Les avantages et les inconvénients de l'action ou de la non-action en santé doivent être discutés afin d'aider à prendre de meilleures décisions. Les cliniciens et les patients doivent partager la responsabilité de la décision finale, car les deux parties subissent les conséquences potentielles.

Un article [5] de 2015 décrit le niveau de surdétection que les personnes jugeraient acceptable dans le dépistage du cancer du sein, de la prostate et de l'intestin, et tente de voir si l'acceptation des dépistages est influencée par l'ampleur des risques. Cette enquête montre le niveau variable d'acceptation en fonction du niveau d'information des gens et suggère que des informations claires soient incluses aux lettres d'invitation aux dépistages.

 

Toute la campagne Choisir avec soin est axée sur le patient et prône la prise de décision partagée. Cela signifie d'utiliser des évaluations personnalisées de la perception de la balance bénéfice/risque par le patient, mais aussi de respecter les préférences des patients sous réserve qu'ils soient bien informés des différents choix possibles. L'interaction entre patients et médecins, renforcée car une bonne relation peut entraîner une perception plus réaliste de la balance bénéfice/risques de la part des patients et  réduire ainsi la surconsommation médicale. La campagne Choisir avec soin cherche à "éduquer" (dans le sens d'une éducation pour la compréhension des données en santé) les patients et à leur faire comprendre pourquoi un test inutile peut être nocif , sur la base d'entretiens constructifs lors des consultations.

Dans le monde anglo-saxon, la dimension des coûts en santé est davantage abordée qu'en France[6], de façon pertinente puisqu'une économie de soins médicaux inutiles peut être mise à profit dans d'autres domaines (NDLR).

 

 

LES OBSTACLES

 

 

  1. Les attentes des patients

Pendant des décennies, on a vendu aux patients l'idée que la recherche de soins médicaux est la clé du maintien du bien-être et que plus de médecine est préférable à moins.

Il existe un enthousiasme pour le diagnostic précoce dans le cadre de la stratégie de prévention, car cela permet aux patients de se sentir entendus et rassurés. Cependant, les conséquences négatives des tests de diagnostic faussement positifs sont sous-estimées.

De plus, les patients attendent beaucoup de leur système de soins de santé coûteux et se crispent souvent lors de recommandations qui semblent limiter leur choix : toute tentative de limiter l'accès à la médecine pourrait être interprétée en fonction de sa dimension économique, ce qui fait craindre une accusation de «rationnement».

De plus, le principe  Less is More  est aussi souvent contre-intuitif (tant pour les médecins que pour les patients) et, pour cette raison, il est psychologiquement difficile à accepter.

 

  1. Les pratiques médicales

Certains tests sont commandés par crainte de manquer un diagnostic. Les biais cognitifs, tels que la crainte anticipée de manquer un diagnostic et la tendance à l'action plutôt qu'à l'inaction, conduisent à effectuer plus de tests. La peur d'être poursuivi pour faute professionnelle revêt une importance majeure, en particulier aux États-Unis, où les trois quarts des médecins déclarent pratiquer la médecine "défensive", bien que la médecine défensive soit également populaire en Europe. Un exemple est donné[7] avec la prescription du PSA, malgré les non recommandations actuelles du dépistage systématique du cancer prostatique chez l'homme. En cas d'erreur médicale, un médecin qui a été exhaustif dans les soins aux patients est moins susceptible d'être poursuivi.

Cela soulève la question de savoir comment les médecins peuvent équilibrer la satisfaction des patients avec la tendance à la médecine factuelle.

Certains médecins connaissent les lignes directrices et recommandations officielles mais sont en désaccord. Il est vrai, certaines recommandations peuvent s'appuyer sur des études biaisées ou sur des avis d'experts bien loin d'être «factuels»...[8]

Nous avions abordé ce sujet également.[9] [10]

 

3. D'autres facteurs faisant obstacle à la lutte contre la surmédicalisation sont détaillés dans l'article, comme :

 

  • Les preuves parfois insuffisantes dans certaines controverses médicales,
  • Le manque de recherche et manque de moyens pour la recherche,
  • Fragmentation des soins (p.ex. le passage d’un cadre de soins à un autre comme d’un hôpital à un établissement de soins spécialisés, ou simplement d'un médecin à un autre augmente les risques d’erreurs de soins. De nouveaux médicaments peuvent être prescrits en double ou interagir négativement avec d'autres traitements),
  • Mesures de l'impact de la pratique less is more difficiles,
  • Incitations financières (le système de rémunération à l'acte comme en France, en Suisse ou en Belgique)
  • Manque d'éducation des étudiants

 

 

En conclusion

 

Il y a une sur-utilisation substantielle de certaines procédures courantes en santé qui ne démontrent aucun avantage et présentent un préjudice potentiel dans la pratique quotidienne, disent les auteurs de cet article.

Afin de réduire la surmédicalisation et de maintenir l'engagement des médecins et la confiance du public, il est nécessaire de ne pas utiliser le coût comme facteur de motivation, et de se concentrer plutôt sur les tests inutiles qui peuvent être nocifs.

 

L'EFIM (European Federation of Internal Medicine) a lancé il y a deux ans un projet «Choisir judicieusement» impliquant vingt-six sociétés nationales de médecine interne. L'objectif de ce projet est de stimuler la compréhension sur l'existence de soins de valeur inégale et de lancer des programmes éducatifs pour les médecins et les étudiants à l'aide de cours et de publications pratiques, et aussi de concevoir des outils de recherche pour évaluer les effets de Less is More.

Notre avis :

 

La démarche décrite dans l'article concerne essentiellement les pratiques de prescriptions médicamenteuses ; nous espérons que dans le programme européen pour réduire la surmédicalisation la réflexion sur les dépistages abusifs soit également largement incluse.

Malheureusement actuellement, la problématique des dépistages, notamment de celui du cancer du sein est bien moins scientifique que portée sur le plan culturel, sociétal et politique. Ce dépistage est  grevé d'enjeux financiers et idéologiques. Le processus du choosing wisely en matière de ces procédures dites abusivement 'préventives' risque d'être très long, et passer par une patiente éducation du public, malheureusement régulièrement contrée par un populisme médical de plus en plus présent, à l'instar de celui, déplorable et horriblement délétère pour l'image-même de la science, auquel nous avons assisté pendant l'épidémie Covid-19.

 

 

Références

 

[1] https://www.revmed.ch/RMS/2013/RMS-381/Less-is-more

[2] http://www.lessismoremedicine.com/blog/tag/choosing+wisely

[3] https://link.springer.com/article/10.1007/s11606-019-05050-2

[4] https://jamanetwork.com/journals/jamainternalmedicine/article-abstract/1754987

[5] https://www.bmj.com/content/350/bmj.h980.full

[6] https://www.acpjournals.org/doi/10.7326/0003-4819-156-2-201201170-00011?doi=10.7326%2F0003-4819-156-2-201201170-00011&

[7] https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1365-2753.2008.01024.x

[8] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1939859/

[9] https://cancer-rose.fr/2017/06/07/adhesion-des-medecins-aux-recommandations-sur-le-depistage-du-cancer-du-sein/

[10] https://cancer-rose.fr/2017/01/15/vue-densemble-des-directives-et-recommandations-sur-le-depistage-du-cancer-du-sein-pourquoi-les-recommandations-different/

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