Réduction du nombre des dépistages des cancers lors de la période Covid-19, quelles conséquences à attendre ?

Article de Judith Garber, 9 mai 2020

https://lowninstitute.org/reduced-cancer-screenings-in-covid-19/

Résumé DrC.Bour

Judith Garber est une scientifique en sciences politiques et politique de la santé au Lown Institute. (Le Lown Institute (USA Massachussetts) est une organisation à but non lucratif, un « groupe de réflexion non partisan qui préconise des idées novatrices pour un système juste et bienveillant en santé ».)

Les procédures de dépistages et les visites médicales de routine ont diminué depuis la pandémie de Covid-19. Selon l’auteure, cette tendance n’est pas forcément délétère, car il y aura probablement une baisse des soins inutiles et nocifs.

Une analyse récente réalisée par le réseau EPIC* Health Research a exploité les données des dossier de santé électroniques de 2,7 millions de patients aux États-Unis et a comparé les taux des dépistage des cancers du col de l’utérus, du sein et du colon dans la période pré-Covid avec la période actuelle Covid. On y constate que les rendez-vous pour dépistage de mars 2020 ont diminué de 86 à 94% par rapport au nombre moyen de rendez-vous pour dépistage qu’on recensait chaque mois, du 1er janvier 2017 au 19 janvier 2020.

*EPIC : La communauté Epic est une communauté mondiale d’organisations de soins de santé

Quel effet cette baisse spectaculaire du dépistage aura-t-elle sur la santé des patients? Les auteurs du rapport EPIC avancent que cela sera désastreux….

Mais cette sombre prédiction est-elle probable ? Selon J.Garber, plusieurs points sont à considérer.

Mortalité par maladie vs mortalité toutes causes confondues

Bien qu’il ait été démontré dans certains cas que le dépistage du cancer pouvait réduire la mortalité spécifique, c’est à dire la mortalité par tel ou tel cancer, il y a beaucoup moins de preuves du bénéfice sur la mortalité toutes causes confondues (le risque de mourir en général).

NDLR : Dans l’étude du lien ci-dessus,  l’effet du dépistage sur la mortalité par cancer colorectal avec recherche de sang dans les selles persiste après 30 ans de suivi, mais n’influe pas sur la mortalité toutes causes confondues.

(Rappelons que l’intérêt de la mortalité toutes causes confondues est d’englober aussi bien la mortalité par la maladie que celle imputable aux traitements de cette maladie.

S’il y a retentissement avec baisse de la mortalité toutes causes, c’est que le dépistage (et les traitements) sont efficaces. La mortalité globale sert ainsi de signal d’alarme ; p.ex. si on constate un décalage anormal entre la mortalité globale et la mortalité spécifique par la maladie, cela doit amener à s’interroger si un effet indésirable du dépistage a pu être insuffisamment pris en compte. La mortalité globale n’est pas utilisée généralement comme critère de jugement ce qui est dommage car on perd ainsi des éléments d’information. NDLR)

Dans 12 essais randomisés de dépistages, examinés par le Dr Vinay Prasad et ses collègues dans un article paru dans le BMJ , sept d’entre eux ne sont pas parvenus à démontrer de baisse de la mortalité globale, en dépit de taux de mortalité spécifique à la maladie pourtant moindres. Dans certains cas, la mortalité globale dans le groupe de dépistage était donc plus élevée que dans le groupe non dépisté. A quoi cela est-il dû ?

L’ explication probable est que les effets négatifs du dépistage, dans ces cas, contrebalancent les bénéfices. Alors que le dépistage du cancer réduit la mortalité pour certains cancers, il conduit pour d’autres à beaucoup plus de faux positifs avec biopsies inutiles, ainsi qu’à des cas de surdiagnostic et de sur-traitement. Ainsi les chirurgies inutiles et les complications des tests et des procédures diagnostiques et thérapeutiques ont un effet négatif sur la santé dans les groupes dépistés. Voir aussi [1]

Les auteurs du rapport EPIC auraient donc dû inclure, dans leur conclusion inquiétante, non seulement les décès potentiels par cancer dus au manque de dépistages, mais également les faux positifs potentiels et les événements en cascade évités(les surdiagnostics suivis de surtraitements), et auraient dû aussi tenir compte du manque de preuves concernant les bénéfices globaux du dépistage sur la mortalité globale.

Tout le monde ne retire pas de bénéfice d’un dépistage

Tout le monde n’est pas également susceptible de bénéficier du dépistage du cancer explique J.Garber. La probabilité qu’un jeune adulte soit atteint d’un cancer est très faible, ce qui fait qu’il sera plus probablement exposé aux dommages du dépistage que réellement aidé.

Parallèlement, à un âge très avancé, le dépistage du cancer devient également moins bénéfique parce que les personnes âgées ne disposent plus de l’espérance de vie nécessaire pour retirer des bénéfices du dépistage, mais en revanche sont plus sensibles aux complications néfastes des dépistages et des traitements qui découlent des détections. Par exemple, le US Preventive Services Task Force (organisme étatsunien indépendant qui examine les dispositifs de santé) recommande le dépistage du cancer du colon uniquement entre 50 et 75 ans .

Pourtant, de nombreuses personnes subissent un dépistage du cancer en dehors des âges recommandés, même s’il est peu probable qu’elles en bénéficient, explique l’auteure.

Dans cette étude de 2014, parmi les patientes âgées présentant un risque de décès très élevé publiée dans le JAMA, 37,5% ont été dépistées pour le cancer du sein, 30% ont été dépistées pour le cancer du col utérin et 40% ont été dépistées pour le cancer colorectal. Parmi les femmes qui avaient déjà bénéficié d’une hystérectomie pour cause bénigne, encore 34% à 56% des femmes ont subi un dépistage du cancer du col utérin au cours des trois dernières années.

Bien que le dépistage du cancer du col de l’utérus ne soit pas recommandé pour les jeunes femmes de 15 à 20 ans, on estime que 1,6 million de tests Pap (frottis) sont effectués inutilement sur des femmes de ce groupe d’âge chaque année.

Dans l’analyse du réseau EPIC sus-citée, ces éléments ne sont pas considérés. Or si la plupart des personnes qui se sont soustraites aux dépistages en mars 2020 étaient celles qui présentaient le plus faible risque, alors une réduction de participation aux dépistages pourrait ne pas être une si mauvaise chose dans l’ensemble – surtout si c’est justement le nombre de dépistages manifestement inappropriés qui diminuait.

Cependant, avec les informations dont nous disposons, nous ne savons pas quels patients ont évité le dépistage, ce qui rend impossible d’estimer le nombre réel de vies perdues ni celui des dommages réduits dans cette ‘pause Covid’ des dépistages.

Une opportunité pour la recherche

Les auteurs du rapport EPIC expliquent les enjeux qui leur apparaissent clairement, à savoir les ‘vies perdues’ en raison d’une réduction des dépistages. Cependant, il est très probable que ce nombre soit surestimé, compte tenu des taux élevés de dépistages inappropriés dans le monde réel, ainsi que des effets négatifs potentiels et non pris en compte des dépistages sur la mortalité globale.

Bien que le véritable impact de l’arrêt soudain des dépistages dû à Covid-19 reste inconnu, selon J.Garber nous avons là une possibilité de le découvrir.

Un changement aussi radical dans le dépistage est inhabituel, nous devons donc profiter de cet évènement unique et suivre les résultats de cette expérience historique pour mieux comprendre les effets réels sur la santé – à la fois bénéfiques et nocifs – du dépistage des cancers.

NDLR

Quelques réserves : ce suivi des données va dépendre de l’évolution de l’épidémie et de la reprise ou non des dépistages.

Deux mois d’interruption, comme c’est le cas en France, risquent d’être insuffisants pour tirer ces conclusions ou pour discerner les réelles variations d’incidences des cancers et celles de leurs taux de mortalité. Ceci peut être rendu encore plus difficile et les conclusions être encore plus hasardeuses si la reprise des dépistages ne se fait pas de façon superposable et homogène dans toutes les régions de France, selon la persistance ici et là de clusters Covid refrénant les velléités du public de se rendre aux divers dépistages.

Seulement si l’interruption du dépistage se poursuivait encore quelques mois, soit par persistance ou reprise de l’épidémie, soit par des freins de la part du public (peur de fréquenter les cabinets médicaux ou de devoir subir une coloscopie dans le contexte épidémique), là la situation serait tout autre et des résultats pourraient se faire jour.

Référence :

[1] https://cancer-rose.fr/2019/08/08/synthese-detudes-un-exces-de-mortalite-imputable-aux-traitements-lemportant-sur-le-benefice-du-depistage/


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