Diagnostic de cancer : l’os de mort ou l’efficacité symbolique

Diagnostic de cancer : l’os de mort ou l’efficacité symbolique

Par Annette LEXA

Docteur en toxicologie (Eurotox)

Expert toxicologue réglementaire-évaluateur de risque en santé-environnement

22 février 2016

Dans le système de santé actuel, un diagnostic de cancer peut être l’annonce la plus traumatisante qu’un(e) patient(e) ait à vivre. Et pour certain(e)s l’annonce sera plus fatale encore que le cancer lui même ou que son traitement. C’est ce qu’a magistralement démontré une étude de cohorte parue en 2012 dans le New England Journal of Medicine. Le suivi de cette cohorte historique portant sur 6 millions de suédois entre 1991 et 2006 a permis d’examiner l’association entre le diagnostic de cancer et le risque immédiat de suicide ou de mort par accident cardiovasculaire. La première semaine qui suit l’annonce, le risque relatif de se suicider est de 12.6 , celui de mourir d’un accident cardiaque est de 5.6 comparé au groupe témoin sans diagnostic de cancer . Ce résultat sans appel s’observe de manière équitable chez les hommes et chez les femmes.

D’après les auteurs, une attitude négative du professionnel de santé, ses croyances entourant un diagnostic vont instiller un désespoir profond chez le patient, particulièrement pour les cancers de mauvais pronostic, conduisant à sa mort dans la semaine qui aura suivi le diagnostic.

Les grandes campagnes de santé publique, le système de santé et les professionnels de santé eux-mêmes, partie prenante de ce redoutable colloque singulier, devrait mieux connaître ce syndrome, dans leur processus de décision basée sur l’analyse bénéfice-risque, ce stress psycho-physiologique potentiellement fatal induit par le diagnostic lui-même.

Marcel Mauss et l’os de mort

Cette étude qui a suivi les standards de l’Evidence Bases Medicine, vient confirmer ce que les ethnologues comme Claude Levy-Strauss en 1946 ou Marcel Mauss en 1926 avaient déjà étudié au XXe siècle . Ce syndrome fatal est plus connu sous le terme de «  l’os de mort » (« bone pointing syndrome » en anglais) . Cette pratique ancestrale a été décrite chez les peuples premiers d’Australie, Nouvelle Zélande et Polynésie. Elle consiste à condamner une personne à mourir après avoir pointé à quelque mètres vers elle un os effilé (souvent un fémur de kangourou ou d’émeu d’environ 45 cm) . Ce rituel est encore à l’œuvre aujourd’hui en Australie où les professionnels de santé sont entraînés à faire face à ces redoutables situations où la force de la croyance l’emporte au point de faire mourir la victime de peur panique venant désorganiser l’instinct de conservation, la vie elle-même. Ce n’est pas une mort d’inanition où l’individu se serait laissé mourir de faim et de soif, non, c’est une peur panique qui entraîne une mort très rapide qui n’est pas un choix délibéré de l’individu ou une mort due à des troubles psychologiques pré-éxistants, ce que les chercheurs ont vérifié dans l’étude suédoise.

Voici ce que Marcel Mauss (1872-1950) écrivait en 1926 : « Les australiens ne considèrent comme naturelles que les morts que nous appelons violentes. (…) Toutes les autres morts ont pour cause une origine magique ou bien religieuse(…). M. Mac Alpine employait un jeune Kurnai en 1856-57. Ce nègre* était fort sain. Un jour, il tomba malade. Il explique qu’il avait fait ce qu’il ne devait pas. Il avait volé une femelle d’opossum avant d’avoir la permission d’en manger. Les vieux l’avaient découvert. Il savait qu’il ne grandirait plus. Il se coucha, pour ainsi dire sous l’effet de cette croyance ; il ne se releva plus jamais et mourut en trois semaines.

(…) Deux observateurs récents, dont un médecin racontent comment on meurt de l’os de mort chez les Wonkanguru : on est très effrayé. Si cet os se retrouve, l’ensorcelé va mieux ; sinon, il va plus mal. Le médecine européenne n’inspire pas confiance. Elle ne peut rien(…) »

Mauss cite Sir Barry Tuke, médecin qui atteste avoir connu « un individu en bonne santé, de constitution herculéenne ». Il mourut en moins de trois jours de cette « mélancolie », un autre, « en excellente apparence, et sûrement sans aucune lésion des viscères thoracique, se chagrina de la vie  : il dit qu’il allait mourir et mourut en 10 jours. Dans la plupart des cas étudiés par le médecin, la période fut de deux ou trois jours.

Marcel Mauss nous rappelle que la sociologie comme la psychologie n’est qu’une partie de la biologie . Les idées qui hantent le corps social (la mort par cancer) ont une immense capacité de développement et de persistance dans les consciences individuelles . C’est au niveau de la biologie, de la psychophysiologie de l’individu que se cristallise la suggestion collective  ; La conscience est tout entière envahie par des idées et des sentiments qui associent le cancer et la mort inéluctable et qui sont entièrement d’origine collective. Les individus en meurent « par enchantement ». Nos société humaines sont des sociétés animales, hautement évoluées certes, mais des sociétés animales avant tout. Et l’homme n’est qu’un mammifère social symbolique pour qui le langage et les symboles sont des puissances qui soutiennent sa pulsion de vie et de mort.

Claude Lévy-Strauss et l’efficacité symbolique

Claude Levy Strauss (1908-2009) formula plus tard le concept d’efficacité symbolique , en s’appuyant sur les travaux du physiologiste américain Waler Bradford Cannon (1871-1935) . Cannon a théorisé le fameux principe de la réponse combat-fuite . Face à une menace, si le combat ou la fuite n’est plus possible, le stress physiologique met l’organisme en danger (maladie, mort) . « Un individu conscient d’être l’objet d’un maléfice est intimement persuadé, par les plus solennelles traditions de son groupe, qu’il est condamné : parents et amis partagent cette certitude. Dès lors la communauté se rétracte : on s’éloigne du maudit, on se conduit à son égard comme s’il était, non seulement déjà mort, mais source de danger pour tout son entourage… »

Bien sûr , il faut qu’il y ait croyance en la « magie ». Cette puissance symbolique implique un macabre ballet à trois : le sorcier, la victime et le groupe, tous doivent partager la même croyance, la même confiance et la même exigence. Le problème fondamental est le rapport d’un certain type d’individus que nous pourrions qualifier d’influençables avec certaines exigences et croyances du groupe (le cancer est une maladie affreuse inexorablement mortelle qui nous menace et nous terrorise tous).

La consultation d’annonce ou « l’os rose »

La patiente-victime passive et le médecin-chamane actif s’engagent alors dans cette danse macabre orchestrée par le système de santé autour de la peur panique du cancer : le médecin doit à tout prix combattre cette peste moderne qui vient menacer la collectivité toute entière. Sa fébrilité à engager les prises de rendez-vous pour des examens complémentaires et traitements renforcent l’idée d’imminence de la mort. Certaines patientes sont convaincues qu’elles sont déjà en quelque sorte bannies du monde des vivants. La société tout entière est menacée par le cancer (comment expliquer sinon cette obsession collective à « se battre contre le cancer » ?) et chaque nouvelle diagnostiquée se sait menacée d’expulsion du corps social (travail, famille, assurance, banque..). Son stress est tel que certaines d’entre elles peuvent perdre tout contrôle de leur vie, tout choix. Leur équilibre métabolique, psychophysiologique, voire leurs fonctions vitales sont en danger. La victime succombe sans avoir pu ni combattre ni fuir : elle meurt de crise cardiaque si sa constitution le lui permet, sinon elle se suicide sous l’effet de l’effondrement dramatique de son équilibre en neurotransmetteurs.

L’obsession du dépistage du cancer du sein, avec son lot de surdiagnostics, procède de cette danse macabre hystérisée, reliant la femme, le médecin et le corps social : terrorisées à l’idée d’être bannies socialement, combien d’estampillées pré-cancereuses ou cancéreuses ont-elles été déjà victimes de ce sort funeste par effondrement de leurs défenses vitales ? Nul ne le sait et personne ne veut le savoir, l’important est de combattre à tout prix le cancer, n’est ce pas ? Sans aller jusqu’à la mort, l’annonce de la présence d’une tumeur cancéreuse peut déclencher chez certaines femmes l’effondrement des défenses psycho-neuro-immunologiques, rendant encore plus difficile le combat médical à mener lors des lourds traitements engagés parfois en excès (chirurgie, radio- et chimiothérapie) et acceptés car ils semblent être le prix à payer pour continuer à garder sa place parmi les vivants.

La société tente bien de se disculper et sauver la face en multipliant les campagnes « empathiques » visant à donner des « trucs et astuces » pour « bien vivre son cancer tout en restant féminine et en gardant son moral, son énergie et son sourire », certaines victimes, elles, une fois pointées ACR4 , n’ont pas la chance de disposer d’un mental d’acier face à l’efficacité symbolique de l’os rose.

* terme à replacer dans le contexte de l’époque

Bibliographie

Cannon W.C., Voodoo death, American anthropologist, 1942, 44(2), 169-181.

Gaudard P.Y., Suggestion de l’idée de mort chez Marcel Mauss, catatonie mortelle aiguë, phobie et nmdalités symboliques, Journal français de psychiatrie, 2010/4 (n°39)

Marcel Mauss, Définition de la suggestion collective de l’idée de mort. Dans Sociologie et Anthropologie, 313-320

Suicide and Cardiovascular Death after a Cancer Diagnosis, Fang Fang et al, N Engl J Med 2012;366:1310-8.

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