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28 avril 2020
Dr C.Bour, analyse d’un commentaire de Benjamin Mazer, médecin pathologiste à l’hôpital de Yale-New Haven (Connecticut), exprimé ici : https://www.medscape.com/viewarticle/929089
Les restrictions pendant l’épidémie de coronavirus conduiront-elles à des cancers plus avancés ?
L’auteur explique que le laboratoire où il travaille, d’ordinaire submergé de demandes d’analyses de frottis, de polypes de colons et de fragments de biopsies, demandes largement alimentées par les programmes de dépistages en tous genres, se retrouve inhabituellement déserté. À l’heure actuelle, même l’American Cancer Society recommande que personne ne se rende dans un établissement de soins de santé pour subir un dépistage systématique du cancer.
Concernant les tumeurs malignes et agressives, elles continuent de croître et de se propager aussi dans cette période où les soins médicaux sont en suspens. le risque de retarder des traitements pour les patients atteints d’un cancer symptomatique ou avancé et mettant en jeu leur vie est évident.
Mais une autre question, selon l’auteur, émerge, bien plus inconfortable : que représente un délai par la suspension des dépistages pour les personnes atteintes de carcinome canalaire in situ non symptomatique, ou de petits cancers du sein? Quel est l’effet à long terme de tous ces naevi dysplasiques et mélanomes précoces laissés sans investigation par les dermatologues ? Qu’en est-il de l’évolution du cancer du rein latent et de découverte fortuite lors un scanner ?
La question est légitime face au constat de surdiagnostic croissant de lésions qui, non découvertes, n’auraient pas mis en danger la vie des patients ni la santé des personnes si elles étaient restées non diagnostiquées.
Covid-19 : une expérience « naturelle »
Depuis de nombreuses années en effet, on s’interroge sur ‘l’envers de la médaille’ du dépistage : le surdiagnostic et le traitement de cancers qui ne nuiraient probablement jamais au patient. Le surdiagnostic est en hausse depuis des décennies en raison du dépistage organisé, comme celui de la prostate par le dosage PSA ou celui du cancer du sein par la mammographie, ou encore la surdétection d’incidentalomes par l’utilisation de plus en plus intensive de l’imagerie médicale. Mais tout cela a été perturbé par la pandémie.
Étant donné que la corrélation entre l’interventionnisme médical et le surdiagnostic des cancers est claire, l’auteur affirme que nous pouvons supposer sans risque de nous tromper que le surdiagnostic diminuera pendant la pandémie. Mais quel sera l’effet réel ? A quel prix de surdiagnostics le dépistage sauve des vies et dans quelle proportion, cela était un débat permanent et insoluble, jusqu’à présent….
(NDLR : il eut été vraisemblablement possible d’apporter une réponse sur l’ampleur du surdiagnostic des cancers du sein avec l’étude MyPEBS sur le dépistage mammographique personnalisé, mais nous en serons privés, le bras comparateur témoin étant inexistant sous prétexte de prétendus freins « éthiques »; lire : l’étude dont on rêvait )
L’épidémie de coronavirus sera, selon Dr Mazer, une expérience naturelle comme aucune autre. Il explique que les économistes et les épidémiologistes adorent étudier les « expériences naturelles », ces chocs systémiques qui mettent en lumière un phénomène complexe.
Pour lui, le retard inattendu du dépistage à l’échelle nationale (et même internationale, NDLR) éclairera sans aucun doute le débat sur le surdiagnostic. Et nous pourrons vérifier si un dépistage moins intensif mène à des cancers plus avancés ou pas. Comme, à terme, le dépistage sera repris probablement dans le cadre habituel et à différents moments d’un bout à l’autre du pays, nous pouvons presque simuler un essai randomisé. L’auteur pose ici cette question : le recueil de ces données modificatrices aura-t-il ensuite un effet positif sur la conduite des dépistages dans cette période difficile?
La pression à nous battre
La pandémie a également soulevé une question au sujet du dépistage du cancer qui va au-delà des données : pourquoi l’épidémie bruyante de coronavirus a-t-elle si largement rendu celle du cancer silencieuse ? Pour Mazer, l’urgence nécessaire de notre réponse au coronavirus contraste nettement avec les messages de santé publique bien trop agressifs utilisés généralement pour le dépistage des cancers.
Les outils utilisés pour lutter contre l’épidémie de coronavirus ont été puissants . Nous nous lavons les mains avec diligence et nous restons confinés. Nous faisons des sacrifices dans notre travail et notre vie personnelle pour arrêter la propagation du virus.
Le dépistage du cancer a lui aussi été présenté comme un dogme – une intervention de santé publique urgente que seul un imbécile refuserait. Des organisations bien intentionnées dirigent des campagnes de dépistage du cancer qui poussent les gens à s’engager à « se faire dépister tout de suite ». L’auteur relate que des patients et des membres de leur famille lui confient leur culpabilité à ne pas se soumettre à tous les tests de dépistage recommandés. Que quelqu’un se sente responsable de son propre cancer lui apparaît consternant.
Cette pression à intervenir s’étend jusque dans la pratique clinique puisque des médecins de premier recours sont évalués en fonction du nombre de patients qui « se conforment » aux recommandations de dépistage. Il semble y avoir une volonté implacable d’atteindre 100% de pénétration de dépistage. Ces tactiques vont à l’encontre de la prise de décision partagée et du consentement éclairé que nous devons pourtant valoriser en médecine.
La difficulté du dépistage du cancer réside dans le fait que la plupart des gens ne développeront jamais le cancer pour lequel on leur fait un dépistage d’une part, et que d’autre part nous savons que la plupart des gens ne seront pas aidés par le fait de se faire dépister. Nous savons certes que certains individus bénéficient de ce que nous détectons au niveau populationnel. Mais le surdiagnostic survient de la même manière comme un phénomène populationnel et non visible au niveau de individu. On a considéré le cancer comme une « maladie sociétale » demandant à ce qu’il y ait une réponse sociétale uniforme, à savoir que 100% de la population se conforme au dépistage.
Métaphores de guerre
Ces visions s’écroulent maintenant que nous faisons face à une véritable maladie sociétale, une épidémie par maladie infectieuse qui concerne réellement tout le monde. Le coronavirus nous a fait réfléchir sur les actions que les individus devraient prendre pour protéger les autres. Alors que le cancer lui n’est pas une contagion.
Lorsque nous décidons si et comment nous faire dépister, nous prenons des décisions intimes qui touchent principalement nous-mêmes et notre famille – et non la société en général, contrairement aux décisions que nous prenons contre la propagation virale qui servent à nous protéger nous ET la société.
D’innombrables articles ont été écrits sur l’utilisation de la métaphore guerrière dans le cancer, peut-être les plus célèbres sont ceux de l’essayiste concernée par une maladie cancéreuse Susan Sontag que cite l’auteur. Sontag et d’autres ont critiqué l’utilisation endémique de métaphores de guerre dans la communauté du cancer. L’auteur confie ici que ces semaines de pandémie l’ont terrifié et l’ont aussi épuisé. D’où son constat : nous ne pouvons pas être éternellement « en guerre ».
Quand la « guerre » actuelle prendra fin, la « guerre contre le cancer » reprendra-t-elle ?
Le dépistage recommencera sans doute, mais il faut espérer qu’il sera amélioré par les données de l’expérience naturelle subie du coronavirus. Allons-nous alors re-tolérer ce même genre de messages de santé publique, guerrier et incitatif, après avoir vécu une éclosion de maladie infectieuse où nos actions en tant qu’individus ont réellement un véritable impact sur la santé des autres ?
En conclusion
Après s’être sentis impuissants, assiégés et même culpabilisés pendant la pandémie, Mazer pense que beaucoup de gens apprécieraient de reprendre eux-mêmes le contrôle sur d’autres aspects de leur santé. Le dépistage de cancers peut sauver des vies, mais c’est un choix que nous devrions faire nous-mêmes en fonction de notre compréhension des compromis (des balances bénéfices-risques), et de nos propres préférences. Lorsque le dépistage reprendra, il est à espérer que son dogme paternaliste sera remplacé par des pratiques plus nuancées, plus autonomisantes pour le patient et plus appropriées en temps de paix retrouvée.
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