Leçons à tirer de la guerre des mammos

15 juillet 2023

Synthèse Cancer Rose

Lessons from the Mammography Wars

https://www.nejm.org/doi/full/10.1056/nejmsb1002538

https://joelvelasco.net/teaching/2330/Lessons_from_the_Mammography_W.pdf

Les auteurs :

  • Kerianne H. Quanstrum, M.D., Rodney A. Hayward, M.D. chirurgienne à l'University of Michigan;
  • Rodney A. Hayward, M.D., professeur de santé publique et de médecine interne à L'Université de Michigan.

Selon ces auteurs, la controverse sur le dépistage du cancer du sein était prévisible.

En 2002, L'USPSTF[1]recommandait des mammographies annuelles pour les femmes de 40 ans ou plus.
Tout à coup, voilà qu'un groupe indépendant financé par le gouvernement laisse entendre que ce barème était peut-être trop élevé, et que 'moins', en fait, c’était peut-être mieux.[2]

Les partisans du dépistage du cancer du sein, en particulier les radiologistes du sein, ont immédiatement pris des mesures, dénonçant les déclarations des membres du groupe comme velléités de rationnement des soins par le gouvernement, suggérant que les membres du panel avaient ignoré les preuves médicales, et même sous-entendant qu'ils étaient coupables d’un mépris total pour la vie et le bien-être des femmes.

Les sociétés savantes de spécialistes n'ont pas tardé à réagir et ont rapidement émis des lignes directrices contraires.[3]

En réalité,

Ce groupe de travail sur les services préventifs, groupe indépendant, avait simplement recommandé que la mammographie de dépistage systématique commence à l’âge de 50 ans, alors que les femmes âgées de 40 à 49 ans devraient décider individuellement avec leur médecin si leurs préférences et leurs facteurs de risque imposaient une indication de dépistage à un âge plus précoce.
Le comité avait également recommandé que les mammographies de dépistage soient effectuées tous les deux ans, ce qui, selon lui, réduirait les méfaits de la mammographie de près de la moitié tout en maintenant la plupart des avantages de l’imagerie annuelle. . .

En résumé, le groupe de travail avait conclu implicitement que nous avions déjà surestimé la valeur de la mammographie : la mammographie est bonne, mais pas si bonne; peut-être utiles à des femmes, mais pas à toutes; et qu’elle devrait être effectuée à une certaine fréquence, mais pas chaque année, ou pour chaque femme.

Derrière les conclusions du groupe d’experts au sujet de la mammographie se cache une réalité malvenue que notre profession a souvent omis de reconnaître.

Chaque intervention médicale, aussi bénéfique soit-elle pour certains patients, entraînera une diminution continue des rendements à mesure que le seuil d’intervention baissera, c'est à dire plus on élargit l'indication de cette intervention (ici le dépistage) à tout une population.
La mammographie n’est qu’un exemple, expliquent les auteurs.

Chez les femmes âgées de 40 à 49 ans, le taux de faux positifs est assez élevé et les avantages attendus sont faibles : plus de 1900 femmes devraient être invitées à subir une mammographie de dépistage afin de prévenir un seul décès dû au cancer du sein pendant 11 ans. . .Avec un coût direct de plus de 20 000 visites en imagerie mammaire et d’environ 2 000 mammographies faussement positives.
À l’inverse, pour les femmes âgées de 60 à 69 ans, moins de 400 femmes devraient être invitées à se soumettre à un dépistage afin de prévenir un décès par cancer du sein au cours des 13 années de suivi, tout en accumulant environ 5000 visites et 400 fausses mammographies positives.[4]
Cela signifie qu'à mesure que le risque de cancer du sein augmente (avec l'âge), les avantages de la mammographie augmentent, tandis que les préjudices relatifs, qui existent toujours, deviennent néanmoins progressivement moins importants.
Et l'inverse est vrai, à mesure que le risque de cancer du sein diminue (tranches d'âge jeunes et au-delà de 74 ans), les risques existants et connus deviennent prééminents.

Pour de nombreuses interventions, si le risque de ne pas traiter est suffisamment faible, alors ce sont les effets secondaires et les risques du traitement lui-même qui domineront, et le traitement induira des dommages bruts

Comme le risque de ne pas traiter varie considérablement chez les patients pour presque toutes les maladies ou affections, même une intervention dite très efficace montrera une variation des bénéfices dans une population donnée par rapport aux risques, lesquels sont inhérents à cette intervention.

Dans la situation d'une prise de décision médicale et pour le cas d’un patient donné, nous devons choisir de traiter ou non, de dépister ou non.
Pour nous aider à faire ces choix, notre profession s’efforce constamment d’élucider des seuils d’intervention clairs, comme des taux biologiques lors d'examens sanguins, ou l’âge, ou des intervalles de temps standard, comme pour le dépistage.

Ce dont nous ne nous souvenons pas assez souvent, nous disent les auteurs, c’est que ces seuils — par exemple, l’âge de 40 ans ou 50 ans, ou la mammographie annuelle par rapport à la mammographie de routine biennale — sont dans une certaine mesure subjectifs et arbitraires.
Après tout, les preuves scientifiques ne peuvent que nous aider à décrire le continuum entre bénéfices et risques.
L’évaluation de la question de savoir si le bénéfice est suffisant pour justifier le préjudice — c’est-à-dire la décision quand "faire" — cette évaluation se base nécessairement sur un jugement de valeur.

Dans la guerre de la mammographie de dépistage, chaque camp affirme que les données probantes suggèrent que les femmes devraient ou ne devraient pas subir une mammographie de routine à partir de l’âge de 40 ans.  
Mais ainsi on prive le public, selon les auteurs, de ce que les données probantes peuvent nous dire.
Les camps adverses ne font que porter des jugements de valeur différents sur l’endroit où fixer le seuil.
Mais qui a raison? Qui devrait porter ces jugements?
La réponse évidente pourrait être « la patiente et son médecin ». Mais il serait insensé de suggérer que chaque décision médicale devrait être prise à nouveau pour chaque patient sans des lignes directrices, et sans normes professionnelles.
On tourne en rond, puisque les lignes directrices dépendent aussi du panel du groupe d'étude....

Notre profession doit commencer à faire la distinction entre les choix qui sont clairs et ceux qui nécessitent une prise de décision personnalisée.


Extrait :

"A cette fin, pour la plupart des interventions, plutôt que de rechercher un seuil unique et universel d’intervention (ici le dépistage NDLR) (Fig. 1A), nous devrions argumenter sur un minimum de deux seuils distincts; nous devrions argumenter sur minimum deux âges distincts : un âge au-dessus duquel les avantages l’emportent clairement sur le risque de préjudice, auquel cas les cliniciens devraient recommander l'intervention; et un âge au-dessous duquel des préoccupations dominent clairement quant aux préjudices. Dans ce cas, les cliniciens devraient déconseiller cette intervention.
Entre ces deux seuils se trouve une zone grise de bénéfice net indéterminé, dans laquelle les cliniciens devraient s’en remettre aux préférences de la patiente, comprenant par exemple la réaction émotionnelle d’une femme au risque de cancer du sein, afin de décider d’intervenir ou non (Fig. 1B).

C'est justement une zone grise dans laquelle les femmes de la quarantaine se retrouvent avec les nouvelles directives mammographiques.
Lire à ce sujet : https://cancer-rose.fr/2023/05/15/abaisser-lage-du-debut-du-depistage-mais-a-quel-prix/

Les auteurs avancent que nous, praticiens, préférons généralement ignorer ces zones grises. Il est plus facile, après tout, de simplement abaisser le seuil d’intervention, de recommander la mammographie à toutes les femmes de 40 ans ou plus, plutôt que de se fier à des jugements individuels quant à savoir laquelle de ces femmes mérite réellement un dépistage.

Rentabilité

Mais, disent aussi les auteurs, l'approche actuelle est plus qu’une simple quête d’uniformité. Lorsqu’un service donné est étendu avec succès à un plus grand nombre de personnes avec plus d’intensité, la profession qui fournit ce service tend à croître en importance et en rentabilité.
Et de citer l'exemple américain : Aux États-Unis, où les médecins spécialistes jouissent souvent d’un statut élevé dans l’esprit de la population, si les experts crient haut et fort que chaque femme de 40 ans ou plus DOIT être dépistée annuellement pour le cancer du sein, alors le cancer du sein doit être important, le dépistage doit être un droit humain fondamental, et les médecins qui fournissent ce service doivent avoir une grande valeur et grande autorité (dans l'esprit du public).

On peut dire qu'en France nous connaissons les mêmes tendances, avec des "experts" ou des leaders d'opinions aux conflits d'intérêts bien celés qui ont néanmoins pignon sur rue à peu près librement dans n'importe quel média (radio, écrit, télévisé), surtout au moment d'octobre rose.(NDLR)

Dans toute industrie, nous acceptons l’idée comme naturelle que ceux qui fournissent un service ou un produit détiennent leurs propres intérêts et ceux de leurs actionnaires comme objectif principal.

Les auteurs avancent qu'il se passe le même mécanisme dans les soins de santé. Selon eux et bien qu’il soit vrai que les professionnels de la santé se soucient profondément de leurs patients, la tentation est grande des sociétés savantes professionnelles (par exemple pour le dépistage mammographique il s'agit des sociétés savantes de radiologie) de privilégier les intérêts de ses membres, et de gonfler la valeur réelle d'un dispositif, surtout lorsque cela est facile à faire (promotion sociétale et médiatique).

Des protections nécessaires


C’est pour cette raison qu’un certain degré de réglementation du marché est nécessaire, comme les lois sur la vérité dans la publicité.
Ce n’est que dans le domaine de la santé que nous n’avons pas reconnu la nécessité de protections analogues, critiquent les auteurs.
Ce n’est que dans le domaine des soins de santé, après tout, que le même groupe qui fournit un service nous dit aussi à quel point ce service est utile et combien nous en avons besoin, comme lorsque la Society of Breast Imaging établit les recommandations pour la mammographie.[5]

En cas de sur-utilisation dans les soins de santé, nous pouvons être sûrs que le système continuera tant que ceux qui ont un intérêt direct seront autorisés à gagner les guerres de la communication publique en criant au « rationnement » alors qu'on souhaite tout simplement rationaliser les soins de santé. Ou ils accuseront les membres des groupes de travail de « jury de la mort » dès lors que le panel émettra des conseils de prudence, ou à chaque fois que quelqu’un laissera entendre que plus de soins de santé, en fait, eh bien non, ce n'est peut-être pas ce qu'il y a de meilleur.

NDLR : nous assistons en ce moment sur les réseaux sociaux à une guerre de communication sans merci entre le groupe canadien des soins préventifs, le CanTaskForce, en train de travailler sur des nouvelles recommandations, et des leaders d'opinion très bien relayés par la presse.[6]


Il est temps de changer les choses.

Les auteurs avancent :

"Nous devons reconnaître que, comme dans toute autre profession ou industrie, l’intérêt personnel est inévitablement à l’oeuvre dans le domaine des soins de santé. Plutôt que de reconnaître les lignes directrices de pratique offertes par les experts, nous devrions nous inspirer de la sagesse d’une saine gouvernance et mettre en place un système de freins et de contrepoids en ce qui concerne l’interprétation et l’application des données probantes médicales.
En même temps, nous devons reconnaître que ces deux tâches (interprétation et application) sont distinctes.

Bien que l’interprétation de la preuve médicale soit (ou devrait être) un exercice scientifique, l’application de cette preuve, comme dans l'élaboration de lignes directrices, est en définitive un exercice social."

Les décisions concernant les lignes directrices sur la pratique peuvent et doivent certainement être fondées sur des données probantes. Mais elles exigeront toujours des jugements de valeur émanant de patients pour dicter les soins, et se réfèreront à des réflexions sur : dans quelle mesure les coûts pour leur application pourront être engagés ?

En séparant l'examen des données probantes et la formation de lignes directrices, les désaccords fondés sur la qualité ou la substance des données probantes peuvent s'exprimer séparément des désaccords concernant les répercussions de ces lignes directrices sur les soins cliniques et sur les patients.


"Idéalement, nous devrions avoir un système dans lequel des groupes de généralistes indépendants, possédant une expertise dans les méthodes d’examen et de synthèse des données probantes, seraient chargés de synthétiser objectivement les données médicales sur une question ou un processus de soins donné.
Ces groupes indépendants pourraient ensuite solliciter les commentaires des groupes de cliniciens concernés afin de savoir ce qu’ils pensent des données probantes et où ils situeraient les seuils pour recommander les soins par rapport au processus décisionnel individualisé.
Pour faciliter l’impartialité et la visibilité politique, il serait peut-être préférable de créer une alliance entre les secteurs public et privé, avec un financement et une représentation des groupes indépendants provenant du gouvernement, de fondations privées et de groupes de fournisseurs et de payeurs.
En outre, contrairement aux groupes spéciaux ponctuels ou occasionnels, ce processus d’examen des preuves et de formation de lignes directrices devrait être financé adéquatement pour permettre des mises à jour régulières à mesure que de nouvelles preuves seront disponibles.
Les récentes propositions visant à accroître les dépenses de recherche sur l’efficacité comparative sont certainement louables, mais il est irréaliste de penser qu’un investissement dans la recherche à lui seul aura un effet considérable sur la pratique de la médecine, sans un investissement concomitant dans un processus crédible d’examen des preuves médicales et des lignes directrices en matière de soins cliniques."

Quanstrum et Hayward écrivent :
"Le Groupe de travail sur les services préventifs américain adopte le format que les auteurs proposent ici, car le groupe est composé d’experts généralistes.
Toutefois, ce groupe d’experts a tendance à interpréter les preuves et à rédiger les recommandations comme un processus unique, créant l’apparence, et peut-être la réalité, de permettre trop peu de commentaires de la part des intéressé(e)s, et de confondre souvent les désaccords sur les preuves et les désaccords sur les recommandations."

En conclusion

En tant que profession de santé, concluent les auteurs, nous avons le potentiel de jouer un rôle très réel dans l’amélioration de notre système de santé.
Nous pouvons choisir de reconnaître les zones grises de la médecine et insister pour qu’elles soient reflétées dans les guides de pratique clinique.

Et nous pouvons travailler pour empêcher que les intéressé(e)s ne se fassent entendre au plus fort dans le domaine des soins de santé — même lorsque ces voix émanent de notre propre spécialité — en accordant foi à des groupes comme le Groupe de travail sur les services préventifs qui cherche à formuler des lignes directrices objectives.

Et ce, ajoutent-ils, au lieu de poursuivre une guerre de la mammographie dès lors qu'une recommandation d'application prudente est ressentie comme menaçant la rentabilité et la stature de nos propres spécialités.

Références


[1] U.S. Preventive Services Task Force. Screening for breast cancer: recommendations and rationale. Ann Intern Med 2002; 137:344-6.
Le groupe de travail sur les services préventifs des États-Unis est "un groupe indépendant d'experts en soins primaires et en prévention qui examine systématiquement les preuves d'efficacité et élabore des recommandations pour les services cliniques de prévention". (Traduction Wikipédia anglais)- il est composé de cliniciens de soins primaires volontaires et ayant des compétences en biostatistique et épidémiologie.

[2] https://www.acpjournals.org/doi/10.7326/0003-4819-137-5_Part_1-200209030-00011 "Chez les femmes de 40 à 49 ans, les données probantes selon lesquelles la mammographie de dépistage réduit la mortalité due au cancer du sein sont plus faibles, et les avantages absolus de la mammographie sont plus faibles que chez les femmes âgées. La plupart des études, mais pas toutes, indiquent un avantage sur le plan de la mortalité chez les femmes qui subissent une mammographie entre 40 et 49 ans, mais le retard observé chez les femmes de moins de 50 ans rend difficile la détermination de l’avantage supplémentaire du dépistage à 40 ans plutôt qu’à 50 ans. L’avantage absolu est moindre parce que l’incidence du cancer du sein est plus faible chez les femmes dans la quarantaine que chez les femmes âgées."
L'article cite les recommandation du bureau d'études canadien qui, en 2001 conclut à des preuves insuffisantes pour recommander la mammographie de dépistage pour les femmes de 40 à 49 ans.

[3] Society of Breast Imaging, American College of Radiology etc...

[4] Nelson HD, Tyne K, Naik A, et al. Screening for breast can- cer: an update for the U.S. Preventive Services Task Force. Ann Intern Med 2009;151:727-37.

[5] Lee CH, Dershaw DD, Kopans D, et al. Breast cancer screen- ing with imaging: recommendations from the Society of Breast Imaging and the ACR on the use of mammography, breast MRI, breast ultrasound, and other technologies for the detection of clinically occult breast cancer. J Am Coll Radiol 2010;7:18-27.

[6] Les recommandations du CanTaskForce, groupe canadien d'étude des données probantes dans les soins préventifs, sont celles-ci :
CantaskForce

«  Le dépistage est une décision personnelle. Chaque femme doit discuter des bénéfices et des préjudices du dépistage en fonction de son groupe d’âge avec un professionnel de la santé. Ainsi, elle sera en mesure de décider de ce qui est le mieux pour elle. Certaines femmes pourraient ne pas vouloir un dépistage si elles estiment les préjudices potentiels sont supérieurs aux bénéfices. » 

Trois articles de la presse canadienne ont donné très largement et majoritairement la parole à une leader d'opinion aux conflits d'intérêts manifestes, Dr P. Gordon.

1- https://theprovince.com/opinion/op-ed/dr-paula-gordon-new-breast-cancer-screening-guidelines-are-going-to-kill-many-women"Dre Paula Gordon : De nouvelles lignes directrices sur le dépistage du cancer du sein vont tuer de nombreuses femmes"

2-https://medicinematters.ca/breast-cancer-screening-mammogram-policies-are-based-on-flawed-research-dr-paula-gordon/
"LES POLITIQUES SUR LES MAMMOGRAPHIES DE DÉPISTAGE DU CANCER DU SEIN SONT FONDÉES SUR DES RECHERCHES ERRONÉES : DRE PAULA GORDON"

3-
https://globalnews.ca/news/8239335/breast-cancer-screening-canada-report/
"Des lignes directrices « dépassées » sur le dépistage du cancer du sein laissent tomber les femmes canadiennes."

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