Dépistage : les lignes directrices lacunaires sur les risques

Traductions et synthèse sur la base d'une étude et de deux articles, Cancer Rose, 9 février 2023
-"Les lignes directrices sur le dépistage du cancer ne sont pas simples, mais elles pourraient être moins complexes"
Russell P. Harris, MD, MPH et Linda S. Kinsinger, MD,
-"Les lignes directrices sur le dépistage du cancer manquent souvent des informations sur les risques potentiels, selon une étude", 23 novembre 2022, par Nadia Jaber, rédactrice scientifique pour NCI depuis 2016

Une étude sur les lignes directrices des dépistages

Dans les Annals of Internal Medicine est présentée une revue de 33 lignes directrices sur les dépistages de cancers (sein, prostate, côlon, poumon, col de l'utérus) émanant de multiples organisations professionnelles, afin de déterminer si et comment les risques des dépistages étaient pris en compte. https://www.acpjournals.org/doi/10.7326/M22-1139
L'étude, parue en novembre 2022, est financée par le NCI, l'institut national américain du cancer, et porte sur les recommandations émises par plus de 10 organisations médicales, dont la US Preventive Services Task Force, l'American Cancer Society et le National Comprehensive Cancer Network (NCCN).

Pour les auteurs, Aruna Kamineni, V. Paul Doria-Rose, Jessica Chubak, et al, le dépistage du cancer ne devrait être recommandé que lorsque la balance entre les bénéfices et les risques est favorable. La revue ici présentée évalue comment les lignes directrices américaines sur le dépistage du cancer rapportent les risques.

En voici les résultats :
La déclaration des risques n'est pas uniforme pour tous les types d'organes et à chaque étape du processus de dépistage du cancer. Les lignes directrices ne signalent pas tous les risques pour un type d'organe spécifique ou pour une catégorie de risques dans tous les types d'organes.

Les auteurs concluent :
Cette étude a permis d'identifier des possibilités d'améliorer la conceptualisation, l'évaluation et la communication des risques liés au processus de dépistage dans les lignes directrices.
Les travaux futurs devraient tenir compte des nuances associées à chaque processus de dépistage du cancer propre à un organe donné.
Ils doivent étudier comment prendre en considération les risques les plus saillants et les lacunes en matière de données probantes, et doivent explorer explicitement la façon de pondérer de manière optimale les données probantes disponibles pour déterminer les bénéfices nets du dépistage.
L'amélioration de la communication des risques pourrait faciliter la prise de décisions éclairées et, en fin de compte, améliorer la pratique du dépistage du cancer.

Comment sont élaborées les lignes directrices et les recommandations ?

Pour créer une directive sur le dépistage du cancer, une organisation médicale réunit un groupe d'experts afin de comparer les bénéfices et les risques d'un test de dépistage.

En France, c'est la Haute Autorité de Santé (HAS) qui édite de nombreux documents : recommandations de bonnes pratiques, guides des maladies chroniques, fiches de bon usage des médicaments, évaluation des stratégies thérapeutiques.

Evaluation des lignes directrices américaines dans l'étude

  • Recommandations incomplètes : Les auteurs ont constaté qu'aucune de ces directives ne contenait d'informations complètes sur les risques potentiels du dépistage. Les directives relatives au dépistage du cancer de la prostate étaient les plus complètes, tandis que celles relatives au dépistage du cancer colorectal étaient les moins complètes.
    Moins de la moitié des lignes directrices pour le dépistage du cancer colorectal et du cancer du poumon mentionnaient la fréquence des biopsies, des procédures invasives ultérieures, ou du surtraitement.
    Les effets indésirables graves du traitement étaient aussi mentionnés dans moins de 50 % des lignes directrices sur le dépistage du cancer du sein, du cancer colorectal ou du cancer du poumon. Cette situation est problématique car les interventions de dépistage constituent une cascade d'événements plutôt qu'un test unique. Les inconvénients en aval déclenchés par le test doivent être pris en compte dans l'évaluation globale des bénéfices et des risques.
  • La communication des risques : elle n'était pas uniforme, même entre les lignes directrices pour le même type de cancer.
  • Pas assez de clarté : très peu de lignes directrices donnaient une idée claire du nombre de personnes qui subissent un risque associé à un test de dépistage particulier.
    Les données doivent être présentées en nombre absolu de personnes, avec un résultat spécifique rapporté au nombre de personnes dépistées, plutôt qu'en termes relatifs qui peuvent embrouiller plutôt qu’éclaircir.
    Le Dr Doria-Rose a expliqué que les personnes comprennent plus facilement les fréquences (plus faciles à comprendre que les pourcentages, NDLR), il est donc plus facile pour les personnes de comparer ensuite les risques et les bénéfices, et de prendre une décision éclairée.
    Par exemple, selon une analyse, le dépistage du cancer du sein chez 10 000 femmes chaque année pendant 10 ans à partir de 60 ans permettrait d'éviter 43 décès par cancer du sein (88 femmes mourront quand même du cancer du sein malgré le dépistage). Il entraînera également près de 5 000 faux positifs qui conduiront à près de 1 000 biopsies inutiles.
    C'est quelque chose de plus simple à comprendre qu'un taux de réduction de mortalité en pourcentage, et ce système permet aux personnes de comparer la fréquence des risques avec celle des bénéfices.
  • Pas assez de cohérence : les recommandations manquaient de cohérence dans la prise en compte des risques même au sein d'un même type de cancer, et qu'elles étaient incomplètes concernant la prise en compte de risques spécifiques. Les effets indésirables mineurs et modérés, bien que souvent fréquents, étaient mentionnés dans moins de 50 % des lignes directrices relatives au dépistage du cancer du sein, du poumon et de la prostate.
  • Les préjudices cumulatifs : les chercheurs ont fait remarquer que si les bénéfices du dépistage étaient souvent calculés pour de multiples cycles de dépistage sur plusieurs années, les lignes directrices ne prenaient presque jamais en compte les risques du dépistage de la même manière cumulative.

Les difficultés pour élaborer des lignes directrices

l'élaboration de lignes directrices est très complexe.

  • Tout d'abord, l'intervention doit être normalisée. Il faut vérifier si le test de dépistage initial est effectué de la même manière partout. Par exemple, la mammographie est-elle numérique ou numérique avec tomographie (technique 3D), annuelle ou bisannuelle, commencée à l'âge de 40 ou 50 ans, avec prise en compte des impacts sur 1 an, 10 ans ou sur toute la durée de vie ?
  • Les risques potentiels du dépistage du cancer sont plus complexes à mesurer que les bénéfices.
    Ils couvrent toute la gamme des effets physiques, psychologiques, émotionnels et financiers. En plus de cela, ces risques peuvent provenir non seulement directement des tests de dépistage eux-mêmes, mais aussi des examens et des traitements de suivi.
    Certains préjudices sont plus graves que d'autres et pourraient avoir plus de poids sur la comparaison bénéfices/risques.
    Un exemple donné : une hémorragie grave à la suite d'une coloscopie serait pondérée davantage par rapport à une piqûre pour effectuer un dosage des PSA.
    De plus, comme le soulignent de nombreux spécialistes du dépistage, la plupart des inconvénients ont tendance à se produire pendant ou peu après le dépistage, alors que les bénéfices n'apparaissent que plusieurs années plus tard. La comparaison entre bénéfices et risques ne peut se faire "d'égal à égal".
    Les inconvénients en aval déclenchés par le test (cascades des dépistages, suivis, examens complémentaires etc...) devraient aussi être pris en compte dans l'évaluation globale des bénéfices et des risques.
  • Variabilité des évaluations : certains groupes en charge de l’élaboration de directives accordent plus d'attention aux risques du dépistage, par rapport à d’autres, y compris, vraisemblablement, lors de la formulation des recommandations, disent les auteurs de l'étude.
    Certains groupes, pour certains types de cancer, fournissent des estimations quantitatives de la fréquence des risques. D'autres groupes formulant des recommandations pour les mêmes types de cancer ne mentionnent les risques qu'en termes qualitatifs ou conceptuels, voire ne les mentionnent pas du tout. L'absence d'une bonne recherche sur les risques du dépistage contribue certainement à cette variation.
    La plupart des recommandations examinées par Kamineni, Doria-Rose et collègues ont identifié les risques à partir d'études qui les ont évalués avec un seul dépistage plutôt que de manière cumulative sur un programme de dépistage à plus long terme, sous-estimant ainsi systématiquement les risques.
    La recherche fait particulièrement défaut sur les effets psychologiques du dépistage et des tests. Le fait que le patient soit étiqueté "cancéreux", par exemple, est un préjudice mal compris, qui peut être fréquent et important.
  • Tendance à sous-estimer les risques et manque de preuves : certains groupes en charge de lignes directrices ont trouvé et rapporté des preuves de risques, alors que d'autres ne l'ont pas fait.
    Il peut y avoir aussi un problème de lacunes dans les preuves disponibles.
    Si un bénéfice ou un risque manque de preuves, le groupe peut utiliser l'expérience clinique pour estimer les limites dans lesquelles le nombre réel est susceptible de se situer. Concernant un risque, cela peut aider le groupe à se suffire d'un jugement approximatif qui le satisfait malgré tout.
    Lorsque différents groupes émettent des recommandations différentes sur la même intervention, la confusion règne.
    Au final, ce sont les cliniciens et les personnes dont ils prennent soin qui en sont les perdants.
  • Nécessité de recherches sur les préjudices cumulatifs du dépistage du cancer. Il serait "très important de mener davantage d'études dans ce domaine, car cela permettrait de fournir des informations équilibrées aux patients afin qu'ils puissent prendre des décisions éclairées", dit Dr Louise Davies, chirurgien spécialiste du cancer de la thyroïde au Dartmouth Institute for Health Policy & Clinical Practice (Vermont).
    En effet les bénéfices sont calculés pour plusieurs cycles de dépistages, mais les risques du dépistage ne sont pas pris en compte de la même manière cumulative.
    Par conséquent, comparer les bénéfices et les risques revient à "comparer des tranches de pomme à des oranges. Nous nous limitons à une partie du tableau", a déclaré le Dr Doria-Rose, co-auteur de l'étude.
  • Manque de transparence : il faut s'assurer que les concepteurs des recommandations utilisent vraiment les meilleures données possibles sur les effets néfastes du dépistage pour formuler leurs lignes directrices.
    Sur quelles valeurs le groupe d'experts se base-t-il pour équilibrer les bénéfices et les risques ? Les vies sauvées par le dépistage sont-elles plus importantes que la prévention des biopsies inutiles ? Combien de personnes surdiagnostiquées par rapport à une seule vie prolongée ?
    Chaque ligne directrice reflète probablement "ce que le groupe de cliniciens considère comme le plus important d'après leur propre expérience dans le traitement des cancers dans leur domaine", dit Dr Davis. Elle ajoute que les groupes d'experts devraient également tenir compte des valeurs des personnes qui se font dépister.
    Bien que les valeurs devraient idéalement représenter celles d'une personne moyenne informée, cette information n'est généralement pas disponible, les membres du panel doivent donc se fier à leur impression de ces valeurs.
    Les concepteurs de lignes directrices devraient décrire comment ils sont arrivés aux pondérations appliquées pour permettre aux autres de comprendre leur raisonnement.

Des pistes d'amélioration

Sur la base de leurs conclusions, l'équipe de recherche a lancé deux appels à l'action aux concepteurs de lignes directrices.

"Nous encourageons [les concepteurs de lignes directrices] à approfondir leurs recherches avant de mettre à jour leurs lignes directrices pour la prochaine révision, afin de s'assurer qu'ils utilisent vraiment les meilleures données possibles [sur les effets néfastes du dépistage] pour formuler leurs recommandations", a déclaré le Dr Doria-Rose.

Le second est un appel à une plus grande transparence sur la façon dont les concepteurs de lignes directrices formulent leurs recommandations : "Soyez ouverts sur les risques que vous considérez et ceux que vous ne considérez pas, ainsi que sur les bénéfices que vous considérez et ceux que vous ne considérez pas, de sorte que nous puissions au moins savoir sur quoi les recommandations de dépistage sont basées", a-t-il déclaré.

Au final, de nombreux experts estiment que chaque personne doit décider de ce qui est important pour elle lorsqu'elle envisage de se faire dépister.
Chaque personne devrait pouvoir "choisir de suivre les [recommandations] qui correspondent le plus aux valeurs qui lui sont propres", ont écrit les docteurs Harris et Kinsinger dans leur éditorial.
Et de proposer à leur tour : "Nous avons suggéré que les groupes d'élaboration de lignes directrices parrainent conjointement une équipe d'examen systématique (des données probantes sur les bénéfices et risques).
Les différents groupes travailleraient ensemble pour concevoir un tableau de résultats ; l'équipe d'examen systématique remplirait les cellules (cellules de remplissage des données, dans les tableaux de résultats bénéfice/risques, NDLR), y compris pour l'incertitude ; et chaque groupe d'experts utiliserait ensuite le tableau pour évaluer les bénéfices et les risques, en expliquant de manière explicite et transparente comment ils sont parvenus à leur recommandation, sur la base du même tableau de résultats.
Les cliniciens et les personnes pourraient alors mieux comprendre les différences entre les recommandations et choisir de suivre celles qui appliquent les valeurs les plus proches des leurs."

En France

En France les recommandations sont rédigées essentiellement par la Haute Autorité de Santé, et par les sociétés savantes.
L’interprétation des études, des preuves disponibles, des essais thérapeutiques nécessite une méthodologie qui n’est pas maîtrisée par tous et qui demande un temps considérable. De plus, outre l'enjeu des compétences se pose le problème de l'impartialité, de la transparence et des conflits d'intérêts.

Comme dit dans un article publié sur le site du Formindep concernant les sociétés savantes : "la plus grande méfiance est de mise face à leurs recommandations, d’un niveau de preuve souvent faible, car reposant sur de simples avis d’experts. Les sociétés savantes sont financées très majoritairement par les firmes pharmaceutiques, via du sponsoring, des contrats, les bénéfices des congrès. Les rédacteurs des recommandations présentent à titre individuel des liens généralement importants et nombreux, qui évoluent parallèlement aux parts de marché des firmes dans la pathologie étudiée. Nombreux sont les rédacteurs consultants ou porte-parole pour l’industrie."

Nous en avons eu un triste aperçu lors de la campagne stupéfiante du Collège National des Gynécologues et Obstétriciens de France, le CNGOF, à laquelle nous avions réagi, et qui réclamait force campagnes médiatiques l'extension du dépistage du cancer du sein chez la femme âgée, au-delà de 74 ans, alors qu'aucune recommandation n'existe pour cette tranche d'âge, dans aucun pays réalisant le dépistage du cancer du sein.
Cette campagne était élaborée en dépit d'études déjà disponibles recommandant la plus grande prudence sur le dépistage du cancer du sein chez la personne âgée.

Un autre exemple est la polémique assez virulente sur le dépistage systématique du cancer broncho-pulmonaire par scannographie à faibles-doses émanant de sociétés savantes après la mise en garde de l'Académie de Médecine sur ce dépistage, controverse que nous avons relayée et que vous trouverez en bas de l'article ici.
La HAS, d'abord prudente en 2016 sur le dépistage du cancer broncho-pulmonaire, finit par changer complètement d'attitude en 2022 et, alors "que l’état des connaissances est encore incomplet et insuffisamment robuste pour la mise en place d’un dépistage systématique et organisé du CBP (cancer broncho-pulmonaire) en France" valide une expérimentation en vie réelle, même si aucun bénéfice de ce dépistage sur la mortalité globale n'a pu être mis en évidence...

Car, toujours selon l'article du Formindep et concernant la HAS cette fois : "si la HAS fait de réels efforts dans la recherche d’une expertise indépendante aujourd’hui, de nombreux documents ont été rédigés sans gestion des conflits d’intérêts et leur qualité est très inégale."
Le Formindep avait déposé une requête devant le Conseil d’Etat en vue du retrait d’une recommandation de bonne pratique de la Haute Autorité de Santé élaborée par des experts aux conflits d’intérêts majeurs au sujet de la prise en charge des dyslipidémies. Le collectif avait également obtenu une abrogation d'une recommandation de la HAS sur le diabète de type 2.

Une solution pour les cliniciens et les futurs médecins est de se tourner vers des sources d'informations indépendantes, comme suggéré ici, au bas de l'article.

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