Traduction et synthèse par Cancer Rose, 12 novembre 2024
Un article paru en septembre 2024 visait à encourager la mammographie de dépistage dans les zones les plus défavorisées. Ce travail de Nicholson S. et col. visait à évaluer l’efficacité d’un appel téléphonique supplémentaire aux personnes qui n’ont jamais participé au dépistage du cancer du sein, afin de déterminer si cela augmente leur participation. Le résultat apparaissant positif selon les auteurs.
Il existe de multiples méthodes d’influence du public pour accentuer la participation aux dépistages bien décrites par Rahbek en 2021.
A cet article répond Dr Alain Braillon, praticien hospitalier (gastro-entérologie) au centre hospitalo-universitaire d’Amiens, sous le titre « Éthique de la promotion du dépistage : une pente glissante vers le marketing forcé ? »
Les craintes
Alain Braillon craint que « l’intervention mise en œuvre par Nicholson et ses collègues pour améliorer le recours à la mammographie dans les zones socialement défavorisées soit loin de consister à « aider les individus à prendre des décisions éclairées », comme cela a été dit. »
« En effet, l’appel téléphonique effectué par un « agent de santé publique intégré au service de dépistage du cancer du sein», avant le rendez-vous pour une mammographie envoyé par une lettre standard, » dit l’auteur, « est un processus de plus qui contourne un pré-requis obligatoire, la prise de décision partagée. La prise de décision partagée nécessite quatre étapes. La première consiste à rassurer en indiquant que les deux options, participation ou non, sont également valables en fonction des valeurs personnelles. La deuxième étape consiste à fournir des informations sur les avantages et les inconvénients, en utilisant des chiffres absolus (avec un dénominateur cohérent, tel que /1000 dépistés) sur les gains et les pertes des options, en s’appuyant sur des pictogrammes adéquats. » (Voir ici)
« Le fait de passer outre ces deux premières étapes empêche la mise en œuvre des deux dernières. «
Ces deux dernières étapes sont d’une part de vérifier ce que la femme sait et l’inviter à y réagir (feedback) et pour finir, la quatrième étape consiste à aider les femmes à imaginer pour elle chaque situation (avec ou sans dépistage).
Pourquoi la décision éclairée est compromise ?
Dr Braillon explique :
« Le script de l’appel téléphonique (proposé dans l’étude Nicholson, NDLR), tout comme la lettre standard fixant le rendez-vous, ignore totalement les deux premières étapes de la prise de décision partagée. Des déclarations telles que « 1 femme sur 8 développera un cancer du sein… » alimentent le stress psychologique par des propos alarmistes. En outre, la sémantique concernant les « avantages » et les « risques » est délibérément déséquilibrée, comme si les avantages étaient certains et que les inconvénients ne représentaient qu’un risque. Il n’y a aucune information sur les résultats faussement positifs qui entraînent des tests invasifs inutiles en aval, ni même de mention du surdiagnostic, alors qu’il a été rapporté qu’un cancer détecté par dépistage sur sept est surdiagnostiqué. »
Information aux femmes, non équilibrée
Ce déséquilibre dans l’information délivrée aux femmes a été souligné également par Rahbek,(partie b), dénommée « Représentation déséquilibrée des dommages par rapport aux bénéfices », et notamment concernant la communication de l’Institut National du Cancer (INCa). Non seulement cet institut sur-présente positivement le dépistage, mais en plus il faut que les femmes aillent rechercher l’information sur les inconvénients du dépistage elles-mêmes, volontairement.
Sur le site dédié à ce dépistage, créé par l’Assurance Maladie et L’INCa, il faut que la femme aille tout en bas à gauche cliquer sur « en savoir plus », aboutissant à une nouvelle page, ensuite il faut se rendre sur le deuxième onglet « le dépistage à quoi ça sert? » ; ensuite seulement vous trouverez dans le texte la question cliquable « En savoir plus sur les bénéfices et les limites du dépistage des cancers du sein« , et c’est seulement ici que vous pouvez tomber, aux bas de l’article, sur le titre pudique « les limites du dépistage ». Il faut un chemin de 4 clics pour aboutir à ce renseignement, et donc seule une femme très motivée à s’informer et sachant qu’il y a des risques au dépistage qu’elle pourrait apprendre va pouvoir découvrir très confidentiellement qu’il y a des « limites » au dépistage. Les termes qui conviendraient bien davantage, comme ‘inconvénient’, ou ‘risque’, ou ‘danger’, sont soigneusement évités.
Pour reprendre Alain Braillon :
« En règle générale, informer est un défi, d’autant plus que le rapport bénéfices/inconvénients du dépistage du cancer du sein fait l’objet d’une controverse croissante. En bref, les premiers essais ont été lancés en 1963, alors qu’il n’existait pas de thérapies systémiques adjuvantes efficaces. Si l’on considère les trois essais les plus récents, l’essai UK Age a montré une réduction de la mortalité par cancer du sein jusqu’à 10 ans et peu ou pas d’effet après 10 ans, et l’Étude nationale canadienne sur le dépistage du cancer du sein (CNBSS) I et II n’a pas montré de bénéfice du tout. »
Selon une étude Cochrane, cinq décès par cancer sont évités pour 10 000 femmes dépistées pendant 10 ans, mais pour chaque femme qui évite un décès par cancer du sein grâce au dépistage, 10 femmes seront traitées inutilement. Une autre étude indépendante a estimé que pour 10 000 femmes invitées au dépistage, à partir de l’âge de 50 ans et pendant 20 ans, 681 cancers seront diagnostiqués, dont 129 représenteront un surdiagnostic, et 43 décès dus au cancer du sein seront évités.
Un diagnostic ne devrait être posé que pour le bénéfice direct du patient, et non pour atteindre des objectifs ou déclencher des systèmes de paiement, ni même pour atteindre l’excellence. La devise « d’abord, ne pas nuire » devrait empêcher de transformer des personnes en bonne santé en patients et de les exposer aux effets indésirables de traitements sans bénéfice, alors qu’elles n’ont peut-être qu’une affection qui ne provoquera jamais de symptômes ou de problèmes au cours de leur vie normalement attendue. »
Le dépistage, pour qui ?
Selon l’auteur de cet article-réponse à la publication de Nicholson : « … la mammographie devrait être la priorité dans les zones socialement défavorisées lorsque :
(a) la diminution du bien-être mental, la mauvaise alimentation, la consommation de drogues et la dépendance au tabac et à l’alcool sont plus fréquentes dans les zones pauvres que dans les zones riches ;
(b) les principales causes de mauvaise santé ou de décès prématuré sont les troubles liés à la consommation de drogues, les maladies cardiaques, la dépression, le cancer du poumon et les maladies pulmonaires obstructives chroniques;… »
Des dépistages qui loupent leur cible.
La question de la pertinence des dépistages est reposée par Alain Braillon concernant le dépistage du cancer colo-rectal. En effet, il semble peu efficace et surtout rate aussi sa cible, à savoir les personnes les plus à risques.
Voici ce qu’écrit l’auteur, là aussi en réponse à un article paru en septembre 2024, rédigé par Worthinton et col., et qui étudie l’adhésion de la population australienne au dépistage du cancer colo-rectal selon le nombre de cycles de dépistage :
« Worthington et al. (2024) doivent être félicités pour avoir osé :
a) analyser de manière adéquate la participation au programme australien de dépistage du cancer colorectal ;
b) tirer la sonnette d’alarme : au cours de quatre tours de dépistage, seulement 23 % des personnes ont systématiquement retourné leur kit de dépistage.
Selon moi, cela devrait remettre en question l’utilisation du terme « programme » par le ministère de la santé et les professionnels de la santé, non seulement en Australie, mais aussi dans le monde entier. »
Deux problèmes
« Premièrement, comment est-il possible d’avoir attendu jusqu’en 2024 pour apprendre qu’un indicateur de qualité de base qui aurait dû être contrôlé – la participation- est si mauvais qu’il peut exclure l’efficacité du dépistage.( Jonge et al., 2023) «
Alain Braillon rappelle dans ce chapitre que les essais contrôlés randomisés pour le dépistage colorectal ont montré une réduction de mortalité au mieux après 8 à 13 ans de dépistage dans deux essais et seulement après 15 à 18 ans de dépistage dans deux autres essais.
Selon lui « ….. Cette très faible participation longitudinale remet sérieusement en question la qualité de l’information partagée et la qualité de la prise de décision, un processus exigeant mais essentiel lorsqu’il s’agit de personnes en bonne santé : le surdiagnostic ne peut être négligé. »
« Deuxièmement » écrit l’auteur « le problème est mondial. En Europe, une étude sur l’utilisation des tests de dépistage du cancer colorectal a conclu de manière optimiste à « d’importantes disparités et une grande marge d’amélioration », un euphémisme difficilement acceptable pour un naufrage, comme le montre le tableau 2 d’Ola et al. (2024) résumant le « programme » de dépistage des pays (année d’initiation, âge, type de test, intervalle pour le test ; sans tenir compte du seuil de positivité) illustre un bazar. » (sic)
En effet on constate une importante disparité selon les pays et pourtant, Ola et al. ont considéré qu’un seul tour de dépistage, c’est à dire le fait d’avoir effectué un seul test fécal c’est déjà participer au programme de dépistage. Malgré cela, la participation est globalement faible.
« … aucun des « programmes nationaux » » rajoute l’auteur, « n’ose publier des indicateurs de performance, par exemple le taux d’adénomes détectés (Braillon,2017). »
Une sous-utilisation du dépistage dans les populations les plus à risque
« Enfin, un paradoxe du dépistage, à savoir la plus forte sous-utilisation du dépistage est chez des personnes ayant un mode de vie malsain et pour lesquels le risque de cancer est le plus élevé, cela ne peut être oublié.
Pourquoi les programmes ne prennent-ils pas en compte des facteurs de risque évidents, le sexe en premier lieu ? En effet, la prévalence par âge des néoplasmes colorectaux avancés est plus de deux fois plus élevée chez les hommes que chez les femmes (Brenner et al., 2010), mais pour les deux sexes le dépistage est recommandé au même âge. »
Conclusion
Dans les deux articles d’Alain Braillon en réponse à deux publications sur le dépistage, le problème de la prise de décision éclairée est soulevé. C’est un processus exigeant, chronophage, d’une importance capitale, qui doit se faire avec application, sérieux…et temps. Ce processus indispensable pour le bien-être moral du patient est insuffisamment évoqué et même pas rendu possible en France où l’information sur le dépistage du cancer du sein par exemple est complètement déséquilibrée, et les risques de ce dépistage, cités sous le doux euphémisme de ‘limites’, minimisés.
La pertinence des dépistages est également questionnée, les personnes les plus à risque n’en bénéficient pas et les personnes sans besoin particulier, saines et déjà prenant soin de leur état de santé s’y soumettent davantage, s’exposant par ailleurs au problème du surdiagnostic et au danger d’une sur-médicalisation.
Nous rajouterons le sujet de l’attribution des ressources, gaspillées dans des procédures visant à amplifier la participation à des dépistages défaillants ou très peu productifs, alors que la pénurie de soignants, la détérioration continue des services de santé pourraient bénéficier de ces ressources qui leur font cruellement défaut.
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