De la cancer-culture à la cancel[1]-culture. Chronique d’une dérive  

17 juillet 2021

Cette tribune a été publiée en coopération avec l’association Formindep dans le JIM du 17 juillet 2021

Sévir contre les fausses nouvelles ou entraver l’accès à des informations médicales fiables : Quoi de neuf en France

Les faits

Du 22 septembre au 15 octobre 2020, l’Institut national français du cancer (INCa) a organisé une « consultation » sur la toile. Il s’agissait pour les internautes de voter pour ou contre 220 propositions élaborées par l’Institut. Moins de 2500 personnes y ont participé[2].

Une des proposition était intitulée « Mettre en place un dispositif de lutte contre les fake news »[3].

Le texte est le suivant :

« Un dispositif de lutte contre les fake news réactif sera structuré. Il permettra d’éclairer les personnes face aux polémiques susceptibles de concerner les différents champs du cancer : prévention primaire, dépistage, traitements et soins complémentaires. Il est important de bien informer l’opinion publique en particulier avec des chiffres qui rendent tangibles les effets de la prévention (benchmark internationaux, résultats d’études…).


Par ailleurs, sans que ce soit limité au champ du cancer, la création d’un dispositif type « CSA santé » sera étudiée, pour instaurer des règles en matière d’information en santé, prévues dans un accord-cadre avec les hébergeurs de contenus (médias, réseaux sociaux) pour qu’ils fassent un travail d’élimination des fake news identifiées par un collège d’experts. »

Les réserves exprimées par quelques citoyens n’ont pas empêché  l’INCa d’adopter la mesure avec grande diligence, sur la base des 124 votants parmi les 47,9 millions d’habitants inscrits sur les listes électorales, et sans aucun pouvoir représentatif.

La proposition, sous une forme simplifiée, est déjà intégrée au décret n° 2021-119 du 4 février 2021 qui définit la stratégie nationale de lutte contre le cancer pour 10 ans.[4]
(voir aussi la feuille de route pour la stratégie décennale de lutte contre les cancers, page 10, « Mettre en place un dispositif de lutte contre les fake news » (action I.2.3)).

Dans le paragraphe « Améliorer la prévention », on trouve en effet la phrase suivante, assez imprécise toutefois : « De nouveaux dispositifs seront créés, pour lutter contre les fake news ».

Encadré ci-dessous, actualisation 2022 :

Le projet CSA de la santé est entériné dans le rapport « stratégie décennale de lutte contre les cancers » page 43

Institut National du Cancer. Stratégie décennale de lutte contre les cancers 2021-2030  Boulogne-Billancourt. 2021. https://www.e-cancer.fr/content/download/317173/4544094/file/Stratégie décennale de lutte contre les cancers 2021-2030 V2.pdf

Cliquez sur image pour agrandir

Et en juin 2021, l’INCa mettait en ligne, sur son site, une rubrique internet de dénonciation des « infox », sous le titre « Les éclairages ».[5]

Un projet assumé de censure de l’information

Là, mauvaise surprise, car dans la rubrique sus-citée « les éclairages », la controverse sur le dépistage du cancer du sein est d’emblée qualifiée d’infox, avec un libellé surprenant : « Ce débat scientifique peut avoir une répercussion négative sur les femmes et les détourner de l’examen de dépistage. »

Alors que le scepticisme est fondamental à tout scientifique digne de ce nom, l’INCa, dans un texte de propagande pro-dépistage réussit le tour de force à la fois de vouloir censurer tout débat scientifique et de procéder à sa propre promotion partisane, minimisant le surdiagnostic, problématique centrale du dépistage, et occultant ses lourdes conséquences pour les femmes, à savoir le surtraitement.

Trois préoccupations majeures

1°La perspective de voir l’INCa obtenir, à l’avenir, le droit exorbitant d’obliger les médias internet et les réseaux sociaux à censurer les informations qu’elle estime unilatéralement « fake » .

Elle est effrayante, car nous laisse entrevoir l’instauration d’un autoritarisme en santé. Des gardiens zélés et intolérants détenteurs de leur « vérité » auto-justifiée [6] vont ainsi pouvoir imposer dans une démocratie leur bien-pensance péremptoire, bien loin de l’intérêt de la population, affirmant que  « Le dépistage des cancers du sein apporte aux femmes un bénéfice bien plus important que ses risques », comme une évidence incontestable.

C’est faire bien peu de cas des souffrances physiques, psychologiques et sociales que subissent les femmes, engendrées par le surdiagnostic et son corollaire, le surtraitement.

2° La légitimité de L’INCa de donner de l’information est en cause, comme celle de s’arroger le droit de désigner les « infox » .

Cet institut a déjà été accusé pour sa mauvaise qualité d’information dans le rapport de la concertation citoyenne sur le dépistage du cancer du sein en 2016[7] .

Il est également pointé du doigt dans deux études universitaires.[8] [9]

Dans la première étude citée, l’information de l’INCa est comparée à celle de Cancer Rose.

Si on dépasse l’abstract, bien succinct, les résultats de l’étude donnent l’information dispensée par Cancer Rose supérieure à celle de l’INCa pour les critères d’information qui doivent être présentés au public.[10]

Dans la seconde, rédigée par des auteurs danois, les techniques d’influence de l’INCa sont dénoncées dans deux catégories : ‘Présentation trompeuse des statistiques’ et ‘Représentation déséquilibrée des dommages par rapport aux bénéfices’.[11]

Cet institut est-il donc légitime pour s’ériger en censeur et distribuer des injonctions à « éliminer » les fake-news ?

3°Le principe éthique de non-malfaisance est bafoué dans cette rubrique mise en place par l’INCa.

Le dépistage du cancer du sein est affirmé comme présentant « des bénéfices indéniables pour les femmes » [12]

L’article de l’INca sur le dépistage du cancer du sein concède lui-même qu’un certain pourcentage (certes minimisé) de femmes vont subir un surdiagnostic et « un traitement dont elles pourraient se passer ».

Même s’il y avait un bénéfice global massif au sein de la population féminine, ce qui n’est pas le cas, l’une des limites au dépistage du cancer du sein est que certaines seulement en bénéficieront, et cela au prix de préjudices pour d’autres.

Une telle justification est une atteinte au principe fondamental en médecine :  » d’abord ne pas nuire », puisque des individus seront de toute évidence lésés suite à l’intervention de professionnels de la santé, sur incitation de l’INCa, dans une recherche d’un bénéfice non certain, et non avéré. Et non universel.

Après une politique de propagande pour développer le dépistage, la politique de l’INCa va-t-elle se transformer en censure ?

Ce n’est pas avec ce comportement indigne tant d’un point de vue éthique que scientifique que la démocratie sanitaire pourra être garantie dans notre pays, où pourtant liberté d’expression et accès à la connaissance pour tous sont érigés en droits fondamentaux.

Liens connexes :


Références

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cancel_culture
L’expression Cancel culture a été traduite diversement par « culture du bannissement », « de l’annulation », « de l’ostracisme » ou « de l’ostracisation », « de la négation », « de l’anéantissement », « de l’effacement », « de la suppression », « du boycott » ou « du boycottage », « de l’humiliation publique », « de l’interpellation », « de la dénonciation »

Ainsi, le 7 juillet 2020, dans une tribune parue dans le Harper’s et traduite dans Le Monde, 153 artistes, intellectuels et personnalités dénoncent la culture de l’annulation et les obstacles à la libre circulation des idées, et condamnent l’« intolérance à l’égard des opinions divergentes » La comparaison avec une forme de censure se pose.

[2] https://consultation-cancer.fr/pages/consultation-resultats-et-apports-citoyens -lien désactivé en novembre 2021, voir ici : https://www.e-cancer.fr/Presse/Dossiers-et-communiques-de-presse/Consultation-citoyenne-sur-l-avenir-de-la-lutte-contre-les-cancers-11-nouvelles-actions-viennent-enrichir-la-proposition-de-strategie-decennale

[3] https://consultation-cancer.fr/consultations/axe-1-ameliorer-la-prevention/consultation/consultation/opinions/2-prendre-ensemble-le-virage-preventif/mesures-proposees/mettre-en-place-un-dispositif-de-lutte-contre-les-fake-news

Lien désactivé, voir les captures d’écran :

[4] www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2021/2/4/SSAP2100774D/jo/texte

[5] https://leseclairages.e-cancer.fr/le-depistage-du-cancer-du-sein-est-il-inutile-voire-nefaste

[6] la référence 1 de l’article sur le dépistage du cancer du sein de la rubrique « éclairages » n’est rien d’autre qu’un rapport de … l’INCa ! (1 Institut national du cancer, « Bénéfices et limites du programme de dépistage organisé du cancer du sein », 2013)

      [7] Page 84 et 85 du rapport de concertation : http://www.concertation-depistage.fr/wp- content/uploads/2016/10/depistage-cancer-sein-rapport-concertation-sept-2016.pdf

« La consultation publique….a permis de mettre en évidence le caractère très lacunaire des informations accessibles aux femmes sur ce dépistage. Et pour celles qui leur sont spécifiquement destinées, on constate que ces informations ne comportent aucune mention de la controverse dont il est l’objet depuis quelques années, ni de l’existence d’une réelle incertitude quant au rapport bénéfices / risques, ni de ses limites, tant en ce qui concerne sa véritable vocation (en l’occurrence de « détection ») que sa prise en charge financière. « 

[8] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S039876201930522X?via%3Dihub

[9] https://academic.oup.com/eurpub/article-abstract/31/1/200/5902144?redirectedFrom=fulltext

[10] https://cancer-rose.fr/2020/01/02/david-contre-goliath-qui-informe-mieux-les-femmes-cancer-rose-ou-linca/

[11] https://cancer-rose.fr/wp-content/uploads/2021/04/nouveau-tableau.pdf

[12] https://leseclairages.e-cancer.fr/le-depistage-du-cancer-du-sein-est-il-inutile-voire-nefaste/
images, voir lien 5


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