La guerre de la mammo n’aura de fin

Traduction et restitution du texte par Cancer Rose, 31/07/2023

Pourquoi les nouvelles lignes directrices recommandant le dépistage à 40 ans ne peuvent pas mettre fin à la guerre des mammographies

Par Asia Friedman, 27 juillet 2023

Asia Friedman est professeur agrégé de sociologie à l’Université du Delaware et auteur du livre « Mammography Wars : Analyzing Attention in Cultural and Medical Disputes » (Rutgers).

Les nouvelles lignes directrices sur le dépistage du cancer du sein émises par le groupe de travail américain sur les services préventifs (United States Preventive Services Task Force) paraissent mettre fin à un débat qui dure depuis des décennies sur la date à laquelle les femmes doivent commencer à passer des mammographies. L'agence recommande désormais de commencer à 40 ans*, annulant ainsi la recommandation de 50 ans qui était en vigueur depuis 2009. Ce changement l'aligne sur d'autres organisations d'experts telles que l'American College of Radiology (bien que les deux diffèrent encore sur la question de savoir si les femmes devraient subir une mammographie tous les ans ou tous les deux ans).

*Voir à ce sujet notre article : https://cancer-rose.fr/2023/05/15/abaisser-lage-du-debut-du-depistage-mais-a-quel-prix/

Malgré ce nouveau consensus apparent, la "guerre des mammographies" n'est pas terminée.

La mammographie a beau être pratiquée 40 millions de fois par an aux États-Unis, elle reste l'un des sujets les plus controversés de la médecine. Hormis la récente convergence sur les lignes directrices relatives à l'âge, les experts restent divisés sur la meilleure façon de définir et de mesurer les bénéfices et les risques de la mammographie, et en plus sur la validité de l'idée même de détection précoce.

Ce n'est pas parce que nous ne disposons pas de suffisamment de données. Aucun dépistage médical - en fait, peut-être aucune autre condition médicale - n'a été plus examiné que la mammographie.

Deux schémas de pensée différents

Au contraire, comme le suggère ma recherche, deux partis interprètent les données existantes selon des critères de signification différents.
Sur la base de dizaines d'entretiens avec des scientifiques, des médecins et des patientes, j'identifie deux schémas de pensée dominants au cœur des conflits sur la mammographie : l'interventionnisme et le scepticisme.

En bref, les interventionnistes croient fermement aux bénéfices de la détection précoce et minimisent tout préjudice possible du dépistage. Ils critiquent donc tout effort visant à retarder l'âge recommandé pour les mammographies ou à réduire la fréquence du dépistage.

Les sceptiques sont moins confiants dans l'efficacité du dépistage par mammographie et accordent plus d'importance aux préjudices du dépistage, qu'ils définissent d'ailleurs de manière plus large que les interventionnistes. Ils préconisent donc généralement de retarder l'initiation et de ralentir la fréquence des mammographies pour limiter ces risques.

Fondamentalement, les perspectives différentes des sceptiques et des interventionnistes dépendent de leur conviction que la détection précoce présente des bénéfices incontestables. La détection précoce est devenue une logique culturelle par défaut, en grande partie en raison des messages de santé publique de longue date qui insistent sur les bénéfices d'un diagnostic précoce pour de nombreuses maladies.

Les médecins sceptiques et les chercheurs en cancérologie remettent en question ce discours dominant sur les bénéfices de la détection précoce. Comme l'a déclaré un oncologue, "pendant des décennies, le message a été : 'L'outil le plus important est la mammographie', 'La mammographie sauve des vies', et il a donc été ... condensé en quelques mots ... qui ne laissent aucune place à l'incertitude quant aux bénéfices et ne mentionnent même pas les préjudices". Les sceptiques mettent en avant toute une série de préjudices potentiels liés au dépistage. Certains experts disent même que le dépistage déclenche une "cascade de préjudices".

Quels préjudices ?

Les préjudices les plus courants de la mammographie sont le stress et l'anxiété associés à des dépistages répétés en raison de résultats ambigus ou faussement positifs. "Nous essayons de trouver autant de cancers que possible", a déclaré un médecin de premier recours et chercheur en médecine, "et c'est la porte ouverte à un grand nombre de fausses alertes". On m'a également dit : "Je pense que nous avons pratiquement fait de la peur du cancer du sein un rite de passage pour les femmes américaines d'âge moyen".

Les estimations du taux de mammographies faussement positives varient, mais un article paru en 2020 dans Ethnicity & Health faisait état d'un risque de 20 à 65 % de recevoir un résultat faux-positif au cours de la vie, et un article paru en 2004 dans le Journal of the American Medical Association indiquait que 35 % des participantes avaient eu au moins une mammographie faussement positive. Parmi les patientes que j'ai interrogées, près des trois quarts avaient été rappelées au moins une fois pour un dépistage ou un test supplémentaire. Pour certaines, un nouveau dépistage a lieu à chaque fois qu'elles passent une mammographie, un processus qui peut prendre des mois.

Malgré cela, les interventionnistes ont tendance à rejeter l'idée que le dépistage peut être nuisible. Comme l'a expliqué le directeur d'un centre de lutte contre le cancer, "si vous aviez une balançoire à bascule et que d'un côté il y avait un bloc de béton de 100 livres, c'est le bénéfice. J'estime que les préjudices sont équivalents à une plume et c'est ce que j'empile de l'autre côté". Un radiologue m'a également dit que les critiques avaient "exagéré les aspects négatifs du dépistage".
Il a qualifié les inconvénients du dépistage de minimes : "l'anxiété et le désagrément d'être rappelée" et : "ne sont certainement pas l'équivalent de mourir d'un cancer du sein".

Un inconvénient moins connu du dépistage qui préoccupe particulièrement les sceptiques de la mammographie est le surdiagnostic, c'est-à-dire les cancers révélés par le dépistage qui se développent lentement ou qui ne sont pas dangereux de manière imminente. Pourtant, lorsque de tels cancers sont détectés, ils sont presque toujours traités, ce qui, selon les sceptiques, est plus néfaste que bénéfique, compte tenu de leurs caractéristiques biologiques relativement bénignes.

Voir notre article : https://cancer-rose.fr/2021/10/23/quest-ce-quun-surdiagnostic/

Il est difficile de mesurer le surdiagnostic car les cancers surdiagnostiqués sont généralement traités et sont donc très rarement identifiables en tant qu'exemples de surdiagnostic au niveau du patient individuel. Néanmoins, de nombreux experts s'accordent à dire que le surdiagnostic est réel et démontrable au niveau de la population. "Il y a un consensus, au moins dans la communauté scientifique, sur le fait qu'il s'agit d'un problème et qu'il faut s'y intéresser", a déclaré un chercheur en médecine.

Du point de vue des sceptiques, le surdiagnostic représente un changement de paradigme actuellement en cours dans la façon de penser le cancer. Comme l'a décrit un chirurgien et spécialiste du cancer du sein, "il existe un mantra selon lequel l'un des meilleurs moyens d'améliorer la guérison du cancer est de le détecter à un stade précoce". La détection précoce est basée sur un "modèle conceptuel de la maladie qui est linéaire", a-t-il expliqué, et ne prend donc pas en compte le surdiagnostic.

Voir l'article : https://cancer-rose.fr/2023/06/26/quest-ce-que-lhistoire-naturelle-du-cancer/

Pourtant, s'inquiéter du surdiagnostic n'aide pas à traiter les patients individuellement, affirment les interventionnistes. Comme l'a dit un radiologue, "le problème avec le concept de surdiagnostic est que nous n'avons aucun moyen de savoir quel cancer diagnostiqué tuera ou non le patient". Par conséquent, ce concept est "juste théorique" et ne devrait pas être pris en compte dans la détection et le traitement du cancer. Les interventionnistes affirment également qu'il est plus urgent de se concentrer sur le risque de sous-diagnostic, ou de non-détection de la maladie d'un patient. Les faux positifs ne sont peut-être pas une expérience agréable, mais comme l'a dit un médecin de famille, "je pense que c'est une conséquence plus acceptable que la mort d'un plus grand nombre de femmes".

Désaccord inconciliable

Malgré des décennies de recherche, les interventionnistes et les sceptiques ne parviennent pas à se mettre d'accord sur la mammographie. La multiplication des données ne suffira pas à modifier les lignes de fracture fondamentales de ce désaccord, et les éternels débats sur l'opportunité de dépister les femmes d'une quarantaine d'années ne s'attaquent pas au cœur du conflit.

À moins d'une découverte scientifique révolutionnaire qui obligerait les deux partis à faire face aux limites de leurs opinions antérieures, notre meilleur espoir de sortir de cette impasse et de développer une nouvelle approche du dépistage réside dans un examen sociologique plus approfondi, sur la manière dont les croyances enracinées concernant la détection précoce et les bénéfices et préjudices du dépistage limitent la façon dont les experts, ainsi que nous-mêmes, sont capables de penser à propos de la mammographie.

Asia Friedman est professeur agrégé de sociologie à l'université du Delaware et auteur du livre "Mammography Wars : Analyzing Attention in Cultural and Medical Disputes" (Rutgers). (Les guerres de la mammographie/Analyser l'attention dans les conflits culturels et médicaux.)

A propos de ce livre

La mammographie est un examen médical de routine pratiqué quarante millions de fois chaque année aux États-Unis. Pourtant, elle reste l'un des sujets les plus controversés de la médecine, les organisations nationales de soins de santé soutenant des lignes directrices contradictoires. Dans Mammography Wars, la sociologue Asia Friedman examine les désaccords culturels et médicaux sur la mammographie. L'enjeu est de savoir s'il faut dépister les femmes de moins de cinquante ans, ce qui est enraciné dans des questions plus profondes sur la détection précoce et le développement supposé linéaire et progressif du cancer du sein. Sur la base d'entretiens avec des médecins et des scientifiques, d'entretiens avec des femmes âgées de 40 à 50 ans et de la couverture médiatique de la mammographie, Friedman utilise la sociologie de l'attention pour cartographier la structure cognitive des "guerres de la mammographie", offrant ainsi un aperçu de la nature enracinée des débats sur la mammographie, qui passe souvent inaperçue lorsque l'on applique un point de vue médical. L'analyse de Friedman suggère également le potentiel unique de la sociologie de l'attention pour analyser les conflits culturels au-delà de la mammographie, et même au-delà de la médecine.

Lire aussi : La Conspiration de l'espoir, livre de Renée Pellerin - https://cancer-rose.fr/2021/06/12/conspiration-de-lespoir-un-livre-de-renee-pellerin/

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