Débat sur l’âge de début du dépistage

3 mai 2024

Traduction et commentaires Cancer Rose

Pourquoi ne s’entend-on pas sur le moment où les femmes doivent commencer à subir une mammographie?

Un article de Barron H. Lerner
Barron H. Lerner, M.D., Ph.D., est professeur de médecine et de santé de la population à la Grossman School of Medicine de l’Université de New York et auteur de cinq livres, dont « The Breast Cancer Wars : Hope, Fear and the Pursuit of a Cure in Twentieth-Century America ». (Oxford University Press, 2003). La Fondation Robert Wood Johnson a financé cette recherche.

Rappel des dernières évolutions des recommandations américaines

Nous en parlions ici.

Le groupe de travail américain (USPSTF) émettant les recommandations sur les dispositifs de santé publique a émis de nouvelles recommandations pour le dépistage mammographique au mois de mai 2023, préconisant le début des mammographies de routine à 40 ans.
Il s’agit d’un abaissement des recommandations au dépistage de 10 années par rapport aux modalités antérieures, qui préconisaient le dépistage du cancer du sein à 50 ans seulement, en raison de risques majorés pour les populations plus jeunes et pour un bénéfice trop restreint.
La décision a été motivée sur la base de deux arguments :
-augmentation des cancers du sein chez des femmes plus jeunes, et
-augmentation des cancers les plus agressifs chez les femmes noires.
Nous avons synthétisé cette annonce ainsi que les réactions qu’elle a suscitées ici : https://cancer-rose.fr/2023/05/16/abaisser-lage-du-debut-du-depistage-mais-a-quel-prix/

Ce revirement de l’USPSTF a soulevé beaucoup de réactions et d’avertissements de prudences que vous trouverez ici :
Point de vue de K.J.Jorgensen

Point de vue de S.Woloshin

Point de vue de Russell P. Harris, MD, MPH, à la fin de l’article.

Nous transcrivons la parole de Barron H. Lerner qui revient sur l’historique des recommandations sur le dépistage et les raisons du volte-face du groupe de travail américain, parce que la presse française s’empare du sujet, et même une certaine presse s’inquiète récemment de la méfiance des femmes vis-à-vis du dépistage en en cherchant les causes ; mais il nous semble bien plus important, une fois de plus, d’informer la population féminine, parce que l’essentiel pour les femmes est de comprendre les tenants et aboutissants du dépistage, et de comprendre aussi pourquoi il n’y a pas de consensus pour les femmes jeunes notamment.

Des variations de recommandations basées… plutôt sur des discussions

Voici ce que dit Lerner :

Si, après avoir lu la dernière recommandation sur le dépistage du cancer du sein du United States Preventive Services Task Force (USPSTF), vous sentez que votre tête tourne, c’est compréhensible. Le dernier conseil du groupe de travail, qui donne une note « B » * en faveur des mammographies de routine pour les femmes dans la quarantaine, annule sa déclaration de 2016 qui disait que le test devrait être facultatif pour ces femmes. Et cet avis de 2016 contredisait les recommandations encore antérieures du groupe de travail.

*Bref rappel des notes de recommandations :
Note A : dépistage hautement recommandé
Note B : dépistage recommandé aux patientes éligibles (données probantes et bénéfices dépassant les inconvénients)
Note C : dépistage non recommandé (balance bénéfice/risques non probante)
Note D et I : non recommandation en raison d’inconvénients

Pourquoi y a-t-il eu autant de zigzags lorsqu’il s’agit de dépister les signes cachés du cancer du sein chez les jeunes femmes?
Ce n’est pas dû au fait que les données changent constamment entre les recommandations du groupe de travail. C’est plutôt que, comme dans le cas d’autres groupes qui utilisent la médecine fondée sur des données probantes, les examens du groupe de travail découlent d’analyses complexes et de discussions de données par des experts ayant des opinions individuelles sur ce que les données montrent ou ne montrent pas. Bien que cette subjectivité puisse sembler contradictoire avec la médecine factuelle, elle en est une partie inévitable. Et c’est pourquoi l’évaluation de tests complexes comme la mammographie demeure délicate – et parfois frustrante pour les personnes qui pourraient en avoir besoin.

Une des grandes ironies de la controverse vieille de plusieurs décennies sur la valeur des mammographies pour les femmes à risque moyen dans la quarantaine, c’est la grande quantité de données disponibles pour essayer de répondre à cette question. (
Il y a un consensus beaucoup plus large selon lequel les mammographies sont indiquées pour les femmes âgées de 50 à 74 ans, pour lesquelles le groupe de travail vient également de donner une note « B », c’est-à-dire qu’il recommande aux cliniciens de fournir des mammographies aux personnes admissibles en se fondant sur « au moins des preuves justes » indiquant que les mammographies dans ce groupe d’âge amélioreraient les résultats pour la santé, et que les avantages l’emporteraient sur les préjudices.)

Huit essais contrôlés randomisés sur la mammographie, ce qui est l’étalon d’or pour l’évaluation de l’efficacité scientifique, ont été menés depuis le début des années 1960.
Mais dès le début, il y a eu des débats acharnés sur ce que les statistiques ont montré : La mammographie chez les femmes plus jeunes était-elle un dépistage imparfait qui néanmoins sauvait un nombre substantiel de vies? Ou est-ce que cela a causé beaucoup plus de dommages que de bénéfices, notamment des biopsies inutiles et des traumatismes psychologiques causés par des résultats faussement positifs ?

L’USPSTF n’est qu’une des nombreuses organisations qui ont utilisé l’EBM (médecine fondée sur des données probantes NDLR) pour tenter de répondre à ces questions sur le dépistage du cancer du sein.
Certains groupes, comme l’American Cancer Society et l’American College of Radiology, ont toujours été favorables à la mammographie. Ils ont accordé plus de poids aux études qui favorisent le test, arguant que ces données sont plus fiables.
D’autres groupes ont été plus négatifs, faisant confiance à la recherche, comme Le groupe National Canadien d’Etude du Dépistage du Cancer Du Sein, qui a mis l’accent sur les méfaits de la mammographie.

Les membres de l’USPSTF sont tous des cliniciens généralistes – pas des spécialistes, qui ont peut-être déjà des opinions préexistantes sur les tests de dépistage du cancer du sein en cours d’évaluation. Néanmoins, même en ne considérant pas quelles sont les personnes qui utilisent les outils de la médecine factuelle, les données scientifiques ne « révèlent » pas les réponses. Ce sont plutôt les experts qui doivent les interpréter. Et il y a souvent de véritables désaccords.

Un imbroglio majeur

Un imbroglio majeur s’est produit en 1997 lorsque l’Institut national du cancer américain (NCI) a convoqué une conférence de consensus pour tenter de résoudre le débat. Il a fait exactement le contraire. Sa conclusion — selon laquelle « les données actuellement disponibles ne justifient pas une recommandation universelle pour la mammographie pour toutes les femmes dans la quarantaine » — a suscité un tollé.
Les critiques ont qualifié cette conclusion d’un groupe de scientifiques de « frauduleuse » et « équivalant à une peine de mort » pour les femmes dans la quarantaine, comme je l’ai écrit dans mon livre « The Breast Cancer Wars ».
Plus remarquable encore, le Sénat des États-Unis a voté unanimement en faveur d’une résolution visant à renverser cette décision, ce que l’agence-mère du NCI, les National Institutes of Health, a finalement fait.

Deux décennies plus tard, c’était au tour de l’USPSTF d’être fustigée pour sa décision de ne pas recommander les mammographies de routine pour les femmes âgées de 40 à 49 ans.

D’abord, un peu de contexte. Comme le montre le tableau ci-dessous, en 1989, cinq ans après sa création en 1984, ainsi qu’en 1996, le groupe de travail avait décidé que les données n’étaient pas suffisantes pour peser sur ce groupe d’âge.

Historique des recommandations en matière de mammographie pour les femmes âgées de 40 à 49 ans du U.S. Preventive Services Task Force (USPSTF) et du National Cancer Institute (NHI)

  • Recommandation de l’USPSTF de 1989 ==> preuves insuffisantes
  • Recommandation de l’USPSTF pour 1996 ==> preuves insuffisantes
  • Conférence de consensus du NHI de 1997 ==> La mammographie devrait être une décision individuelle.
  • Recommandation USPSTF 2002==> Note B de recommandation. Mammographie avec ou sans examen clinique des seins tous les 1 ou 2 ans
  • Recommandation de l’USPTF de 2009 ==> Note C de recommandation. La mammographie de dépistage biennale devrait être une décision individuelle.
  • Recommandation USPSTF 2016 ==> Note C de la recommandation- La mammographie de dépistage biennale devrait être une décision individuelle.
  • Recommandation 2024 USPSTF ==> Note B. L’USPSTF recommande la mammographie de dépistage biennale.

En 2002, le groupe a émis une note « B », disant que malgré ses limites, les mammographies de routine étaient indiquées pour les femmes dans la quarantaine.
Sept ans plus tard, le groupe de travail a renversé cette décision, préférant une note « C », c’est-à-dire aucune recommandation pour ou contre le dépistage des femmes quadragénaires.
Une telle note ne signifie pas que la mammographie chez les femmes plus jeunes ne devrait pas leur être offerte. Cela signifiait simplement que, compte tenu de l’équilibre complexe entre les avantages et les inconvénients, les personnes devaient discuter des avantages et des inconvénients avec leurs médecins et faire un choix personnel.

Cette tentative de nuance, cependant, a été largement mal comprise et rejetée.
L’USPSTF avait indiqué avec précision qu’elle recommandait « d’éviter les mammographies de dépistage de routine chez les femmes âgées de 40 à 49 ans ». Mais le public a interprété cette déclaration comme indiquant qu’elle se positionnait plus largement contre le test de dépistage. Les critiques ont bondi, ridiculisant la note « C » comme étant « insensible et mal conçue » et plaçant « les femmes dans un risque de mourir inutilement ».

Bien que l’USPSTF n’ait pas inversé sa recommandation, comme le NCI l’a fait après la conférence de consensus, il s’est montré repentant.
Après le tollé, le groupe a annoncé qu’il améliorerait ses efforts de communication et publierait des ébauches de ses recommandations auxquelles les médecins, les militants et les patientes pourraient répondre.
En effet, cette politique est la raison pour laquelle le groupe de travail a publié un avant-projet de sa recommandation 2024 en mai 2023.

Quelles leçons peut-on tirer de cette histoire?


Tout d’abord, les nouvelles notes « B » et « C » pour le dépistage du cancer du sein chez les jeunes femmes sont, dans une certaine mesure, sémantiques.
Comme Russell Harris, médecin, épidémiologiste et ancien membre de l’USPSTF l’a écrit plus tôt cette année dans les Annales de médecine interne, en 2002 et en 2009, les bénéfices identifiés de la mammographie et les inconvénients identifiés de la mammographie n’avaient pas vraiment changé, mais les deux groupes (USPSTF et NCI) les ont interprétés différemment.
En 2009, par exemple, on a beaucoup mis l’accent sur une statistique appelée le nombre nécessaire de femmes à inviter (number needed to invite, NNI), c’est-à-dire le nombre de femmes dans la quarantaine qui devraient subir un dépistage pour sauver une vie du décès par cancer du sein.
Le groupe de travail a conclu que ce nombre — 1 904 — justifiait une note de « C » compte tenu des préjudices potentiels pour les 1 903 autres femmes ayant subi un dépistage.(surdiagnostics, fausses alertes, NDLR)

Recommandations basées non sur de nouvelles données scientifiques mais sur une modélisation

L’USPSTF actuel, en décidant d’une note « B », s’est largement appuyé sur la modélisation décisionnelle, un outil statistique de plus en plus courant qui utilise les données disponibles portant sur des facteurs tels que l’incidence du cancer du sein, la performance mammographique, et les stratégies thérapeutiques afin de donner un complément aux données probantes des essais cliniques randomisés.
Ces données sont, par définition, spéculatives.
L’une des conclusions de la recherche sur la modélisation – à savoir que débuter le dépistage à l’âge de 40 ans plutôt qu’à l’âge de 50 ans entraînerait 1,3 décès par cancer du sein évités supplémentaires chez 1 000 femmes dépistées – a poussé le groupe de travail vers son « B ».
Les données supplémentaires suggèrent que le bénéfice pourrait être encore plus grand chez les femmes noires, qui ont un taux de mortalité 40% plus élevé par cancer du sein que les femmes blanches.

NDLR : Steven Woloshin et K.J.Jorgensen estiment estiment qu’un dépistage plus précoce dans les tranches d’âge plus jeunes ne permettrait pas de résoudre les problèmes auxquels sont confrontées les femmes pauvres, souvent les femmes noires aux Etats Unis, problèmes tels qu’un accès moindre aux services de santé, des retards de traitement et un plus faible recours aux thérapies adjuvantes.
En fait, l’abaissement de l’âge du dépistage pourrait exacerber les problèmes contribuant à la disparité, en détournant les ressources vers un dépistage élargi au lieu d’une amélioration de l’accès pour ces femmes plus défavorisées.

Ces deux scientifiques (Woloshin et Jorgensen) sont préoccupés par l’exposition des femmes de façon majorée aux fausses alertes et aux surdiagnostics, les effets indésirables majeurs de ce dépistage.

Comme Harris l’a souligné, il n’y a pas de données provenant d’essais contrôlés randomisés indiquant que l’efficacité de la mammographie diffère selon la race.
Mais le groupe de travail actuel, préoccupé à juste titre par l’augmentation des taux de cancer du sein chez les femmes plus jeunes et le taux élevé de mortalité par cancer du sein chez les femmes noires, a choisi de mettre l’accent sur les résultats des études de modélisation en plus de ceux des essais randomisés plus traditionnels.

La mammographie n’est pas un excellent test de dépistage, et il y a des incertitudes

Cette variabilité est-elle inquiétante? Pas nécessairement.
Ce qui semble clair, c’est que pour les femmes de moins de 50 ans, la mammographie n’est pas un excellent test de dépistage. Il sauvera certainement des vies, mais il n’est pas aussi efficace que les tests de dépistage tels que la coloscopie et le test Pap (détection du cancer du col de l’utérus, NDLR), et conduit à de nombreux résultats faussement positifs. (En effet, l’USPSTF 2024 a évalué l’utilisation des tests de dépistage du cancer du sein en utilisant d’autres tests que la mammographie, tels que l’IRM et les échographies, mais a constaté l’insuffisance des données pour les évaluer.)

Et la réalité est que, lorsqu’un test de dépistage présente à la fois des avantages et des inconvénients importants, différents groupes de travail, composés de membres différents, peuvent arriver à des conclusions différentes. Bien sûr, ce phénomène peut être très insatisfaisant. Les patients et leurs médecins traitants apprécient de la clarté lorsqu’ils prennent des décisions cliniques. Mais concernant la mammographie pour les jeunes femmes, c’est de l’incertitude qu’il y a.
L’ambiguïté peut également avoir des conséquences financières, puisque les services de prévention qui obtiennent les notes « A » et « B » doivent être couverts par une assurance, grâce à la Loi sur les soins abordables (Obamacare).
Les prestations ayant une note « C » peuvent être couvertes, ou pas.

Conclusion

Lerner conclut : « Mais que l’USPSTF dise ou non « B » ou « C », si une femme dans la quarantaine a une conversation instructive et significative avec son médecin au sujet des avantages et des inconvénients de la mammographie de dépistage, c’est excellent. »

En effet et on y revient toujours, l’information des femmes est le coeur du problème, pour leur fournir la possibilité de leur choix individualisé.


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