Signatures épidémiologiques et surdiagnostic

Par Dr C.Bour, synthèse d’articles, 16/07/2024

G.Welsch, oncologue américain, a développé ce que sont les signatures épidémiologiques en matière de dépistage et qui permettent de vérifier le surdiagnostic, nous en parlions ici : https://cancer-rose.fr/2023/10/29/depistage-detection-fortuite-et-surdiagnostic-du-cancer-un-travail-de-synthese/  

La juxtaposition des tendances de l’incidence (le nombre de nouveaux cas) et de la mortalité d’un cancer peut facilement révéler un surdiagnostic, dit G.Welsch.
La première signature correspond à la déconnexion entre une incidence d’un cancer qui, dès lors qu’on introduit un dépistage, s’envole avec une mortalité spécifique par ce cancer qui pourtant reste stable, alors qu’on devrait s’attendre à sa diminution, puisque théoriquement plus on dépiste des cas de cancers au stade dit « précoce », plus on éviterait des cancers mortels. Cela ne se vérifie pas pour les cancers pris pour exemple (rein, mélanome, thyroïde) ni pour le cancer du sein ou de la prostate.

La deuxième signature épidémiologique correspond à la déconnexion entre l’augmentation de l’incidence (taux de nouveaux cas) des stades précoces des cancers trouvés par dépistage mais sans changement de l’incidence des stades plus avancés des cancers. En clair, le dépistage permet de récolter des cancers de bas stades de malignité faisant espérer qu’ainsi on aurait moins de stades avancés de cancers, ceux qui sont le plus difficile à traiter et qui tuent. Il n’en est rien, les dépistage permettent de récupérer des stades précoces de cancers sans, hélas, faire diminuer les cancers les plus agressifs dans les mêmes proportions, parce que ces derniers sont malheureusement très véloces, d’emblée agressifs, et échappent au dépistage.

Ces deux discordances sont illustrées sur ces deux graphiques illustrent, issus du travail de synthèse de G.Welsch-

Deux articles reviennent sur ces signatures épidémiologiques, rédigés par des auteurs Suisses, parmi lesquels nous retrouvons les professeurs Tancredi et Chiolero (Population Health Laboratory (#PopHealthLab), University of Fribourg, 1700 Fribourg, Switzerland / School of Population and Global Health, McGill University, Montréal, QC H3A 1G1, Canada)

Selon ces auteurs ce « biais de surveillance » constitue un fardeau non négligeable pour les populations, qui sont le sujet de deux publications que nous résumons ici.
[Epidemiological signatures and surveillance bias in cancer] – PubMed (Revue Médicale Suisse, article en français)
Epidemiologia 2023, 4, 117–120. https://doi.org/10.3390/epidemiologia4020012

Le biais de surveillance

« Le biais de surveillance se produit lorsque les variations d’incidence d’un cancer sont le résultat d’un changement dans les pratiques de dépistage ou de diagnostic plutôt que d’une augmentation de la fréquence réelle de ce cancer. Ce biais est lié au concept du surdiagnostic et peut être appréhendé en examinant les signatures épidémiologiques des cancers. »
« Il y a biais de surveillance lorsque les différences de fréquence d’une affection sont dues à des changements dans la modalité de détection plutôt qu’à une différence dans le risque réel de l’affection. Ce biais entrave la surveillance des cancers qui dépendent de l’examen, conduisant à des interprétations erronées des tendances du cancer, à l’identification des facteurs de risque et, par conséquent, à des actions de santé publique erronées. »

Dans des régions ou des pays où les activités de dépistage sont intenses, les taux d’incidence et de survie peuvent être relativement élevés par rapport à des régions ou pays qui n’ont pas le même niveau d’activités de dépistage. L’étude Harding de 2015 démontrait déjà cela : plus on soumet une population à une intensité de dépistage forte, plus le surdiagnostic augmente parallèlement (16 % d’augmentation de l’incidence des cancers, essentiellement les bas stades, pour une augmentation de la participation au dépistage de 10%).
Le surdiagnostic est lié à un biais bien connu maintenant, le biais d’avance au diagnostic-Il survient lorsque le dépistage permet de trouver un cancer plus tôt que le moment où le cancer aurait été trouvé en raison de l’apparition de symptômes, mais que ce diagnostic plus précoce ne change rien à l’évolution de la maladie.

Le dépistage comme cause du cancer

Cette déconnexion entre l’incidence qui augmente, attribuable principalement à l’activité même du dépistage, et la mortalité qui ne décroit pas, est la résultante de l’activité du dépistage. Les auteurs citent l’exemple américain du dépistage prostatique (qui n’est plus recommandé non plus chez nous en France, rappelons-le, et toujours largement prescrit aux hommes).

« L’incidence du cancer de la prostate a fortement augmenté au début des années 1990 à la suite de l’introduction du dépistage basé sur l’antigène prostatique spécifique ; cependant, à la suite de la recommandation de 2012 de l’USPSTF contre le dépistage systématique, l’incidence a diminué (principalement pour les cancers de stade précoce et de bas grade) [8,9].
Toutefois, ces changements dans l’incidence n’ont pas été associés à des changements concomitants dans la mortalité. »

Le mélanome, comme dans l’article de G.Welsch, est un autre exemple très éloquent :
« Le mélanome est également exposé au risque de biais de surveillance [6]. Comme pour le cancer de la prostate, la mortalité est moins susceptible de fausser l’évaluation du véritable fardeau que représente ce cancer. Alors que les taux d’incidence du mélanome ont augmenté dans de nombreux pays, la mortalité est restée stable ou a diminué au cours des dernières années, probablement en raison des nouveaux traitements de la maladie métastatique. »
Le surdiagnostic du mélanome pourrait atteindre, aux USA comme en Australie, des proportions immenses, de l’ordre de 60%.

Les figures que les auteurs publient dans la Revue Médicale Suisse sur la situations en Suisse sont éloquents, et se rapprochent étonnamment, en tous cas pour l’exemple du mélanome, des constats de Welsch aux Etats Unis

On pourrait objecter que le nombre de cas augmente régulièrement en raison de la croissance démographique et du vieillissement des populations. Mais, disent les auteurs dans la Revue Médicale Suisse, « le taux d’incidence standardisé pour l’âge, c’est à dire le nombre de cas rapporté à la population et normalisé selon l’âge, est demeurée relativement stable. »

Pour la mortalité idem, « le nombre de décès (par cancers tout confondu, NDLR) a augmenté en raison de la croissance démographique et du ­ vieillissement, mais le taux de mortalité standardisé, c’est dire le nombre de cas rapporté à la population et normalisé selon l’âge, a diminué de 40 % en Suisse entre 1981‑1985 (bien avant l’introduction des dépistages NDLR) et 2016‑2020 ».
Tous les cancers ne faisant pas l’objet de dépistages on ne peut que se féliciter des avancées thérapeutiques qui ont permis ces résultats encourageant, comme par exemple pour le cancer du sein, où le risque de décès a diminué depuis les années 90, qu’on soit dépistée ou non. (mettre lien vers article ‘risque de décès en baisse…)

Pour récapituler, certaines formes de cancers sont particulièrement exposées à ce biais de surveillance, avec un surdiagnostic qui s’intensifie dès lors que l’intensité du dépistage s’accroît.

A contrario l’exemple du cancer du poumon.
Dans la Revue Médicale Suisse les auteurs rapportent : « Le cancer du poumon a une signature épidémiologique n’étant que peu, voire pas, influencée par les pratiques de dépistage et de diagnostic. L’évolution de son incidence et de sa mortalité suit l’évolution de la prévalence du tabagisme dans la population, avec un décalage de 20 à 30 ans. »
« Les changements dans l’incidence reflètent les modifications réelles dans la survenue du cancer du poumon dues à des changements dans les habitudes tabagiques, avec la mortalité suivant l’incidence. »

Problème : des programmes de dépistage du cancer broncho-pulmonaire sont à l’étude par scanners low-dose et seront très probablement prochainement lancés, la pression technologique et des radiologues étant très forte, et ces projets sont l’objet d’une assez virulente controverse. Voir notre synthèse ici.

Biais dans l’identification des facteurs de risque

Dans Epidemiologia, les auteurs écrivent : « Le biais de surveillance peut également conduire à une mauvaise interprétation des facteurs de risque potentiels pour la survenue d’un cancer, étant donné que le recours au dépistage, la disponibilité du dépistage, l’accès aux services de santé et les comportements de recherche de soins diffèrent entre les sous-groupes de la population ».
« Par exemple, un risque de cancer plus élevé chez les personnes obèses pourrait être dû, d’une part, à un effet réel de l’obésité sur le risque de cancer ou, d’autre part, au fait que l’obésité est associée à des examens médicaux plus fréquents et donc à une plus grande probabilité de détecter des cancers. »

Un autre exemple est celui du cancer de la thyroïde, les femmes étant le plus souvent porteuses de petits carcinomes papillaires, avec la flambée des contrôles systématiques par échographie thyroïdienne, la population féminine est davantage exposée à un surdiagnostic massif de lésions non agressives et qui auraient pu être ignorées, mais qui, une fois découvertes seront traitées avec des conséquences sur la vie future (chirurgies, traitements substitutifs de la thyroïde, suivis sans fin)- voir dossier thyroïde.

« Un autre exemple est l’incidence plus élevée du cancer de la thyroïde chez les femmes que chez les hommes. Si l’une des explications est que les niveaux d’œstrogènes plus élevés chez les femmes peuvent augmenter le risque de développer un cancer de la thyroïde, cette différence d’incidence n’est peut-être qu’apparente [17] et pourrait être le résultat de différences dans le comportement de recherche de soins ou dans la pratique clinique des médecins. »

Le dernier exemple cité est celui des femmes socio-économiquement favorisées dans la pratique du dépistage du cancer du sein.
« Un dernier exemple est l’augmentation des taux de cancer du sein chez les femmes ayant un statut socio-économique élevé, qui pourrait être due à un taux de dépistage plus élevé plutôt qu’à un risque réellement plus élevé de cancer du sein chez les femmes ayant un statut socio-économique élevé ».

Une étude brésilienne corrobore ce fait, que nous avons résumée ici : une étude brésilienne troublante.

Prévention du biais de surveillance

Les stratégies pour prévenir le biais de surveillance sont résumées dans le tableau 2 de l’article dans Epidemiologia

CONCLUSION

Les auteurs concluent

« En conclusion, les biais de surveillance peuvent influencer les tendances du cancer et l’identification des facteurs de risque, entraver les activités de surveillance et potentiellement conduire à des actions de santé publique erronées. La connaissance de ce biais permet de mieux évaluer l’évolution réelle de ce fardeau qu’est le cancer. »

Dans la Revue Médicale Suisse ils ajoutent :

« L’utilisation des signatures épidémiologiques aide à mieux comprendre les données de surveillance du cancer, le biais de surveillance, le surdiagnostic et l’impact de la prévention etdu traitement du cancer à l’échelle de la population. La prise en compte des biais de surveillance est particulièrement importante pour évaluer le fardeau réel du cancer et communiquer avec précision l’information sur le cancer à la population et aux décideurs. »

L’étude des signatures épidémiologiques expliquées ci-dessus sont puissantes et essentielles pour comprendre ce qu’il se passe en population lorsqu’on dépiste, pour comprendre la mécanique et les comportements de chaque cancer, pour comprendre aussi ce que l’on fait sur une population saine qu’on dépiste et qu’on est susceptible de rendre malade inutilement. Ainsi ces signatures épidémiologiques nous alertent finalement sur les biais que nous commettons comme le biais de surveillance, un fardeau réel et comptable sur les populations.

Si les politiques intervenant dans la santé ne les comprennent pas et n’en tiennent pas compte, ce fardeau sera de plus en plus lourd à porter, pour les populations concernées par le biais de surveillance et le surdiagnostic qui en découle, mais aussi pour les populations réellement malades, possiblement sous-traitées ou avec retard, en raison d’une moindre disponibilité médicale occupée à suivre sans fin inutilement des populations saines. Il y a aussi un enjeu économique, les ressources pour la santé n’étant pas inépuisables, les soins inutiles auxquels des sommes importantes sont concédées manqueront ou manquent peut-être déjà à des populations nécessiteuses de plus d’attention.


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