« Toujours plus »- une approche nuisible du dépistage

26 février 2022

L'approche du "toujours plus" du dépistage est trompeuse et nuisible

Article de David P. Ropeik , dans le média STAT - Dr Ropeik est auteur, enseignant et conférencier sur la perception et la communication des risques. Il est également créateur et directeur de Improving Media Coverage of Risk, un programme de formation pour les journalistes. Il contribue à plusieurs médias, entre autres au Huffington Post. Il est auteur du livre à paraître intitulé « Rethinking Our Fear of Cancer » (Johns Hopkins University Press, sous presse).

Restitution, commentaires, synthèse Dr C.Bour

D'énormes progrès médicaux ont été réalisés contre le cancer au cours des 50 dernières années, explique l'auteur. 
Selon lui, notre relation émotionnelle avec le cancer est dépassée depuis des années, car de nombreux cancers peuvent maintenant être guéris ou traités comme des maladies chroniques. Ce décalage entre la perception du cancer et l'amélioration de sa prise en charge cause du tort aux populations pour deux raisons.

D'abord parce que la peur de la maladie, en dépit des progrès thérapeutique, est toujours bien là, en décalage avec la réalité ; en effet la plupart des gens, lorsqu'on leur demande la première association qui leur vient à l'esprit lorsqu'ils entendent le mot cancer, répondent « mort ».
Ensuite parce qu'en réponse l'accent est considérablement mis sur les dépistages (c.à d. tester des personnes en bonne santé pour détecter un cancer caché) en accordant une prépondérance sur leurs avantages sans mentionner les dommages qu'ils causent. 

D'un côté, en Amérique comme en France, on présente aux gens une foule de recommandations pour les encourager à participer massivement à des programmes de dépistage. D'un autre côté, l'OMS (organisation mondiale de la santé) elle-même a jugé utile d'éditer un guide pour les décideurs politiques européens (guide de l' Organisation mondiale de la santé), soulignant que le dépistage n'est pas bon pour tout le monde et, dans de nombreux cas, fait plus de mal que de bien, soit en raison de faux positifs effrayants, soit en raison des surdiagnostics suivi de traitements excessifs que les personnes devront suivre, lorsque leur dépistage a fini par détecter un type de cancer très petit, très localisé et à croissance si lente (ou même non-progressif) qui n'aurait jamais causé de dommages.

Des décennies de dépistages et une problématique qui s'étend

Des décennies de dépistage avec des technologies de plus en plus sensibles ont révélé l'étendue de ce problème. Pourtant, alors que le guide de l'OMS avertit que le dépistage comporte des avantages et des risques, cette mise en garde n'est pas beaucoup relayée par le Conseillers du président américain sur le programme national de lutte contre le cancer, ni par nos autorités sanitaires françaises.

La plupart des religions, ironise l'auteur de l'article, seraient bienheureuses si leurs adeptes croyaient en leurs enseignements aussi profondément que le public croit au dépistage du cancer.

Les résultats d' une étude publiée dans le JAMA en 2004 sont typiques de ce que les chercheurs constatent :

  • 87 % des adultes pensent que le dépistage du cancer est « presque toujours une bonne idée ».
  • 98% des personnes qui avaient subi un faux positif - un test suggérant la présence d'un cancer qui s'est avéré plus tard ne pas être un cancer du tout - ont déclaré qu'elles étaient néanmoins satisfaites d'avoir fait le test de dépistage, même si la moitié d'entre elles ont décrit l'expérience comme "le moment le plus effrayant de ma vie."
  • 58% des femmes ont déclaré qu'elles ne tiendraient pas compte des suggestions de leur médecin de dépister moins souvent le cancer du sein, et 77% des hommes ont déclaré cela pour le cancer de la prostate. Ces deux cancers comprennent des sous-types qui causent pourtant rarement des dommages réels.

D'autres études ont montré que les gens privilégient toujours un dépistage du cancer même après avoir été expressément informés que le nombre de décès est identique avec ou sans dépistage. Une étude remarquable, « A Bias for Action in Cancer Screening », a révélé que les gens réclament un dépistage du cancer même s'ils savent que non seulement cela ne leur sauvera pas la vie, mais qu'en plus cela pourrait leur nuire. 
Dans cette deuxième étude de 2019 que l'auteur cite, Laura Scherer et ses collègues ont rapporté que 51 % des participants à l'étude souhaitaient avoir leur test de dépistage (mammographie pour le cancer du sein et PSA [prostate specific antigen] pour le cancer de la prostate) même après avoir été informés que « des années de recherche ont incontestablement montré que le test ne prolonge pas la vie ou ne réduit pas le risque de décès », et que de plus que le test pouvait « conduire à un traitement inutile ».

La force de la croyance

Les gens ont tendance à craindre le cancer plus que toute autre maladie, en partie à cause de la croyance commune selon laquelle le diagnostic de cancer est une condamnation à mort inévitable. Face à une menace terrifiante sur laquelle les gens ont l'impression d'avoir peu de contrôle, le dépistage leur donne du pouvoir. 
Il offre un moyen de se défendre. Comme les auteurs de l'étude JAMA l'ont mentionné plus tôt, « certaines personnes pensent qu'il y a quelque chose à gagner du dépistage même lorsque le test ne sauve pas ou ne prolonge pas la vie ».

Il y a donc eu des pressions en faveur de 'toujours plus de dépistage du cancer', et ce dans beaucoup de pays occidentaux. Mais au fur et à mesure que son utilisation s'est étendue et que les technologies se sont améliorées davantage pour détecter de minuscules cancers de plus en plus tôt, il est apparu que même si certaines cellules suspectes de lésions biopsiées répondaient aux critères d'un cancer sous le microscope, elles ne se développeraient pas et ne se propageraient pas à d'autres tissus, ni ne causeraient des dommages au cours de la vie de l'individu. C'est ce qu'on appelle le surdiagnostic .

Le carcinome canalaire in situ de bas grade , un type courant de cancer du sein, est l'une de ces maladies. Le cancer de la prostate à croissance lente en est un autre. On estime que 80% ou plus des cancers de la thyroïde sont des cancers dits papillaires, un type de cancer qui est généralement si petit et à croissance si lente (ou même sans croissance du tout) que les patients n'auraient jamais su qu'ils en étaient porteurs sans ce dépistage.

Pourtant, la plupart des gens qui entendent la phrase redoutée "vous avez un cancer", choisiront une chirurgie ou un traitement agressif pour l'enlever ou le détruire, même s'il s'agit de ces types de cancers essentiellement non menaçants et que leurs médecins leur suggèrent - voire leur recommandent - une simple surveillance régulière (ce qui se pratique dans certains pays), connue sous le nom de surveillance active, au lieu de recourir à un traitement agressif.

Article connexe : https://cancer-rose.fr/2021/02/25/la-baisse-du-depistage-du-cancer-pendant-la-covid-19-permettrait-la-recherche-sur-le-surdiagnostic/

Des coûts financiers et humains stupéfiants

L'auteur de l'article explique avoir réalisé des calculs approximatifs - basés sur un large éventail de sources primaires et secondaires puis examinés par des économistes de la santé de l' Agence américaine pour la qualité de la recherche en santé - pour évaluer les coûts associés au traitement d'un cancer surdiagnostiqué. 

Depuis 1977, date à laquelle la mammographie a commencé à être largement utilisée pour dépister le cancer du sein, environ 1,2 million de femmes ont subi une intervention chirurgicale pour un carcinome canalaire de bas grade in situ. Environ 1 000 d'entre elles sont décédés et environ 250 000 ont souffert d'un syndrome douloureux post-mastectomie à long terme à la suite d'un traitement plus agressif que nécessaire.

Le test PSA pour le cancer de la prostate a commencé en 1992. Depuis cette date, dit le Dr Ropeik, "j'estime que 600 000 hommes ont subi une intervention chirurgicale ou une radiothérapie pour traiter un cancer de la prostate qui ne leur aurait jamais fait de tort. Environ 500 de ces hommes sont décédés des suites du traitement et 375 000 ont souffert de dysfonctionnement érectile à long terme, 112 000 ont souffert d'incontinence urinaire à long terme et 84 000 ont eu du mal à contrôler leurs intestins."

À partir de 1995, lorsque la technologie des ultrasons a commencé à être utilisée pour dépister les tumeurs de la glande thyroïde, la chirurgie systématique de cancers inoffensifs de la thyroïde (papillaires) aurait tué environ 700 personnes. 
Plus de 200 000 se sont retrouvés avec des glandes salivaires endommagées, ce qui cause des difficultés et des douleurs pour se nourrir, pour la déglutition, pour l'élocution. 
34 000 autres personnes ont eu besoin d'une intervention chirurgicale pour réparer les cordes vocales endommagées et 5 100 ont subi des dommages permanents dans leur capacité de la parole. Enfin environ 13 000 personnes ont souffert d'hypoparathyroïdie permanente (atteinte des glandes parathyroïdes à proximité de la thyroïde), dont les symptômes comprennent des douleurs musculaires, des spasmes, de la fatigue, une perte de cheveux, une peau sèche et une dépression.

Le coût financier de ce surtraitement est effarant. 
Encore selon les calculs de l'auteur de cet article, (qu'il qualifie toutefois d'approximatifs), le coût annuel total pour le système de santé des surtraitements des cancers surdiagnostiqués serait de 16 milliards de dollars - 12,6 milliards de dollars pour l'assurance privée et 3,4 milliards de dollars pour le Medicare[i]. Cela représente environ 8 % des 209 milliards de dollars estimés par le National Cancer Institute (Institut du Cancer américain) qui ont été dépensés pour tous les soins contre le cancer aux États-Unis en 2020 .

Et cela n'inclut pas le coût du surdépistage : les millions d'individus asymptomatiques sans facteurs de risque génétique prédisposant au cancer participent à des dépistages alors qu'ils sont en dehors des tranches d'âges prévues dans les recommandations officielles, et qu'on pousse à se faire dépister.
En France, beaucoup de femmes sont incitées par les gynécologues à se soumettre à un dépistage mammographique dès l'âge de 40 ans voire avant. En 2019, le CNGOF (Collège National des Gynécologues et Obstétriciens Français) lançait une désastreuse campagne pour promouvoir le dépistage de la femme âgée[ii], alors que ce dépistage est délétère pour ces femmes porteuses d'autres pathologies chroniques.[iii]

Des alerteurs

Quelques organisations médicales, comme l' American Academy of Family Physicians , et des groupes de défense contre le cancer, comme la National Breast Cancer Coalition , commencent à avertir les gens que le dépistage du cancer peut causer des dommages importants. Et de plus en plus d'organes de presse font maintenant état du problème du surdiagnostic, mais souvent le poids médiatique est bien mince par rapport au rouleau compresseur des grandes campagnes commerciales roses à chaque mois d'octobre.

La National Cancer Coalition cherche à mieux informer les femmes en publiant une page dédiée aux mythes et aux vérités du dépistage du cancer du sein. [iv]
Elle a publié son positionnement mis à jour en juillet 2021[v].
Elle prône une information honnête et complète des femmes sur la valeur de toutes les interventions médicales. La coalition explique que le dépistage est une intervention dans une population saine. On ne devrait donc pas intervenir dans une population saine si les bénéfices ne sont pas significativement supérieurs aux dommages.

Citons encore la Breast Cancer Action, association qui se définit comme "chien de garde impartial et indépendant pour la santé", afin que toute personne soit informée indépendamment du battage médiatique ou d'intérêts industriels.[vi]

Des messages écrasants envers le public à la course à "toujours plus".

Sans informations claires et équilibrées sur les risques et les avantages de cette épée à double tranchant qu'est le dépistage de routine, l'approche de toujours « plus, plus, plus » de dépistages puise dans les craintes du public, elle est trompeuse et nuisible écrit Dr Ropeik.  
Cette approche explique en grande partie pourquoi la crainte toujours élevée du cancer au sein du public s'inscrit en décalage avec les progrès thérapeutiques pourtant bien réalisés pour lutter contre le cancer.

Notes et références


[i] Medicare est le système d'assurance-santé géré par le gouvernement fédéral des États-Unis au bénéfice des personnes de plus de 65 ans 

[ii] https://cancer-rose.fr/2019/04/07/la-campagne-pour-le-depistage-de-la-femme-agee-par-le-college-national-des-gynecologues-et-obstetriciens-de-france-cngof/

[iii] https://cancer-rose.fr/2019/09/06/depistage-du-cancer-du-sein-apres-75-ans-inutile-en-cas-de-presence-de-maladies-chroniques/

[iv] https://www.stopbreastcancer.org/information-center/myths-truths/
Par exemple :

Mythe : L'auto-examen mensuel des seins sauve des vies

FAUX. Les preuves montrent en fait que l'auto-examen des seins (ESB) ne sauve pas de vies et ne détecte pas le cancer du sein à un stade plus précoce.

Mythe : les mammographies ne peuvent que vous aider et non vous nuire

FAUX. Quel est le risque? Des résultats faussement positifs peuvent conduire à des interventions chirurgicales inutiles et intrusives, tandis que des résultats faussement négatifs ne permettront pas de détecter des tumeurs cancéreuses.

Mythe : Si le cancer du sein est diagnostiqué alors que la tumeur est petite, il peut être guéri

FAUX. Dans certains cas, même lorsque le cancer du sein est détecté tôt et que la tumeur est très petite, les cellules cancéreuses du sein se sont déjà propagées à d'autres parties du corps. La propagation du cancer du sein à d'autres parties du corps (métastases) est responsable de plus de 90 % des décès liés au cancer du sein.

etc.....

[v] https://www.stopbreastcancer.org/information-center/positions-policies/mammography-for-breast-cancer-screening-harm-benefit-analysis/

Position de la NBCC (National Breast Cancer Coalition)

Le dépistage systématique des femmes par mammographie est une intervention de santé publique dans une population en bonne santé. La National Breast Cancer Coalition (NBCC) estime que, du point de vue de la santé publique, le dépistage par mammographie de toutes les femmes n'a démontré qu'un avantage modeste, voire aucun, dans la réduction de la mortalité par cancer du sein et que les inconvénients associés au dépistage l'emportent sur ces avantages. Aucune femme ne peut être assurée que le dépistage par mammographie l'empêchera de mourir d'un cancer du sein.

La mammographie ne prévient ni ne guérit le cancer du sein et présente de nombreuses limites. Par conséquent, la décision d'une femme de subir une mammographie de dépistage doit être prise au niveau individuel et doit tenir compte de ses facteurs de risque spécifiques et de ses préférences personnelles. Les femmes qui présentent des symptômes de cancer du sein, tels qu'une grosseur, une douleur ou un écoulement du mamelon, devraient subir une mammographie de diagnostic. En fin de compte, les ressources doivent être consacrées à la recherche d'interventions efficaces de prévention et de traitement du cancer du sein et d'outils permettant de détecter les cancers du sein qui sont ou deviendront métastatiques et finiront par provoquer la maladie et la mort.

Conclusion

Le dépistage est une intervention dans une population saine. Nous ne devrions pas intervenir dans une population saine si les bénéfices ne sont pas significativement supérieurs aux dommages. Pour être efficace, le dépistage doit réduire la mortalité. Nous ne devons pas faire plus de mal que de bien.

Les résultats d'essais contrôlés randomisés et d'études d'observation de qualité variable indiquent que, dans l'ensemble, le dépistage par mammographie a un effet modeste sur la mortalité par cancer du sein. Analysé en termes absolus, le taux de mortalité n'est réduit que de 0,03 % chez les femmes de moins de 50 ans et de 0,2 % chez les femmes de 60 à 69 ans qui en tirent le plus grand bénéfice. Comme pour toutes les interventions médicales, il existe des inconvénients associés à la mammographie de dépistage, tels que les erreurs de diagnostic et le surtraitement. Deux études complètes des données probantes concluent que l'impact global sur la mortalité est faible et que des biais dans les essais pourraient "l'effacer ou le créer". Les femmes devraient discuter avec leur médecin de leur propre profil de risque, des avantages, des inconvénients et des complexités potentiels de la mammographie de dépistage, et prendre des décisions éclairées sur le dépistage. La mammographie peut présenter des avantages pour certaines femmes, mais elle peut aussi nuire à d'autres.

Le NBCC croit aux soins de santé fondés sur des preuves et soulève depuis longtemps des questions sur la valeur du dépistage par mammographie et d'autres interventions. Les femmes ont besoin d'informations honnêtes et complètes sur la valeur de toutes les interventions médicales. Les ressources de santé publique doivent être utilisées avec certitude pour améliorer la santé de la population. La réalité est que le dépistage n'a pas été efficace. Alors que les programmes de dépistage ont considérablement augmenté l'incidence du DCIS et du cancer du sein invasif localisé, l'incidence de la maladie régionale ou distante à un stade avancé est restée largement inchangée.

Le NBCC estime que pour réaliser de véritables progrès dans le domaine du cancer du sein, nous devons mieux comprendre ce qui cause cette maladie et comment la prévenir, ce qui expose les femmes à un risque au-delà des facteurs de risque connus, comment se comportent les différents types de cancer du sein, quels traitements sont appropriés et efficaces pour chaque type de cancer du sein, et comment prévenir et guérir les métastases.

[vi] Breast Cancer Action : Toutes les personnes méritent d'avoir accès à des informations fondées sur des données probantes et centrées sur le patient afin de pouvoir s'engager pleinement dans leurs décisions en matière de soins de santé. La recherche, le traitement et le dépistage du cancer du sein doivent être centrés sur le patient et répondre aux besoins des personnes à risque et vivant avec le cancer du sein, et ne doivent pas refléter les préjugés des entreprises ou de l'industrie qui font passer les profits avant les patients. 

Nous sommes un chien de garde impartial et indépendant pour votre santé. Nous voyons au-delà du battage médiatique et évaluons et rendons compte des développements dans le traitement et le dépistage du cancer du sein en examinant les données du point de vue impartial des patientes. Nous fournissons des points de vue critiques sur des sujets tels que l'accès aux soins de santé; l'approbation des médicaments et des appareils ; et des traitements plus efficaces, moins coûteux et moins toxiques. 

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