Les seigneurs de la peur

Dr C.Bour, 4 juin 2020

Les vieux réflexes de s’appuyer sur la peur du cancer pour inciter à recourir aux dépistages ont la vie dure.

Après l’angoisse partagée par la population en raison d’une épidémie meurtrière, non anticipée, qui a dépassé les capacités des structures hospitalières et plonge à présent les peuples dans une angoisse de l’avenir, voici nos Cassandre nationales à l’oeuvre, nous servant le spectre d’ une surmortalité à craindre en raison des deux mois de suspension des dépistages. https://www.bfmtv.com/sante/coronavirus-les-medecins-redoutent-une-surmortalite-en-raison-des-depistages-tardifs-des-cancers-1926274.html

Cela commence par le titre  » les médecins redoutent une surmortalité en raison des dépistages tardifs des cancers »

L’article dit :

« Nous craignons 5.000 à 10.000 morts supplémentaires du cancer », indique « le professeur Jean-Yves Blay, directeur du centre d’oncologie Léon Bérard à Lyon et président de la fondation Unicancer.  »

« Ceux qui nous inquiètent sont donc les nouveaux patients, explique le directeur du centre d’oncologie Léon Bérard à Lyon. Par exemple, les femmes qui, en mars, ont senti une petite boule dans le sein et se sont dit qu’il valait mieux attendre la fin de l’épidémie pour consulter. » En moyenne, 30.000 cancers sont dépistés chaque mois en France. »

Plus loin nous lisons  : « Au Royaume-Uni, le centre de recherche sur le cancer estime qu’environ 2,1 millions de personnes auraient dû passer un dépistage de routine et que 23.000 cas de cancers auraient pu être diagnostiqués pendant la période du confinement.  »

Et en fin d’article : « ….un retard dans le diagnostic d’un cancer du sein ou des ovaires implique des risques plus importants de rechute ou de mortalité. » « Le retard peut conduire à une perte de chances », confirme sur RTL Axel Kahn, président de la Ligue contre le cancer. »

Déjà l’INCa, dans un élan d’obsession toute technocratique lançait, à peine le confinement terminé, un grand plan de « rattrapage » des dépistages comme si nos vies en dépendaient. https://cancer-rose.fr/wp-content/uploads/2020/05/2020-05-05-REPRISE-CRCDC-COVID.pdf

Décryptage d’une manipulation

La présentation dans l’article est manipulatoire, sous-entendant qu’avoir un cancer résulte du fait de ne pas recourir au dépistage.

Une assimilation est faite entre les femmes « qui sentent une boule dans le sein » , donc AVEC symptômes, et celles en attente d’un dépistage. Pour les premières, c’est à dire porteuses d’un cancer qui « parle », ne pas avoir accès à des soins peut devenir un problème. En revanche il est certain que différer son dépistage n’est pas une perte de chance, contrairement à ce qu’avance le Pr A.Kahn, président de la Ligue contre le cancer, à la fin de l’article. Par définition une femme en attente d’un dépistage est une femme sans symptôme qui doit passer une mammographie parce qu’elle y est convoquée de façon routinière, mais qui ne se plaint de rien. L’examen n’est pas vital.

Juxtaposer les cas de femmes qui ont un signe d’appel avec les 30 000 cas de cancers/mois trouvés par dépistages est une ruse, une méchante ruse pour faire peur,  insinuant que la femme qui a palpé une boule dans son sein est dans cette situation parce que non dépistée. Le problème principal de l’article est là, dans cet amalgame.

Il faut surtout revenir à la réalité des choses, celle qui est soigneusement et de façon coupable celée aux femmes.

Les taux de cancers du sein augmentent d’année en année à cause du dépistage. Parallèlement, il n’y a aucune diminution de la mortalité globale grâce aux dépistages, il n’y a pas non plus de diminution de la mortalité par cancer du sein qui serait attribuable au dépistage des cancers du sein.

On constate bien une diminution de la mortalité par cancer du sein mais déjà bien avant la mise en place de la campagne de dépistage, et qui n’y est pas liée. De plus, les programmes de dépistages des cancers du sein, s’ils étaient efficaces, auraient dû accentuer cette décrue de mortalité. Or ce n’est pas ce qu’on constate. Dans le même temps, la diminution de mortalité par cancer du sein est contrebalancée par une augmentation de mortalité d’autres causes, et dans ces autres causes il y a les effets indésirables du dépistage[1].

Au maximum, sur la base de l’estimation Cochrane, si 2000 femmes se font dépister par mammographie pendant 10 ans, on aurait 4 décès par cancer du sein au lieu de 5. Alors avant d’arriver à 5 000 ou 10 000 morts supplémentaires en deux mois de confinement, et cela à cause d’une absence de dépistage, il y a une bonne marge !

Le problème est dans l’amalgame trompeur des cancers « parlants », où le non-accès aux soins en raison d’un confinement peut porter préjudice aux patients, et les cancers trouvés lors d’un dépistage, chez des patients sans symptôme, non en danger de mort, et dont une grande partie ne devrait pas être détectée car de découverte inutile (les surdiagnostics). Ces surdiagnostics, écueils majeurs des dépistages, alimentent le chiffre des 30 000 cas de cancers dépistés/mois, et n’est même pas évoqué dans l’article.

Au contraire, une possible réduction de mortalité à attendre

D’autres chercheurs en revanche, et non des moindres, estiment au contraire que cette suspension des dépistages pourrait être tout à fait bénéfique.

En effet, on élimine une bonne partie des cancers surdiagnostiqués, et on élimine ainsi le surtraitement qui plonge tant d’individus dans le drame d’une « maladie » qu’il n’auraient pas connue sans lui, et qui aboutit parfois au décès en raison des complications des traitements lourds.

Le dépistage ne réduit pas la mortalité globale, n’a pas de retentissement démontré ou très peu sur la mortalité spécifique, n’a pas fait reculer les formes graves, est responsable de fausses alertes, surdiagnostics, surtraitements, irradiations inutiles, mastectomies débridées.

Autant pour le dépistage du cancer de la prostate que pour le dépistage du cancer du sein, la balance bénéfice/risques n’est pas bonne, les risques contrebalançant négativement le bénéfice attendu.

Il est donc tout à fait légitime d’escompter au contraire une possible baisse de mortalité, concomitante à la moindre consommation médicale, comme plusieurs chercheurs et scientifiques internationaux l’évoquent.[2] [3] [4]

L’arrogance des modéliseurs

Souvenons-nous …

En 2018 au Royaume Uni, une erreur d’un « algorithme informatique » privait 450.000 femmes âgées de 68 à 71 ans de leur invitation au dépistage, entre 2009 et 2018.

Le ministre de la santé de l’époque, Jeremy Hunt, affirmait que cela aurait coûté la vie à 135 à 270 femmes.

https://www.bfmtv.com/international/gb-une-erreur-de-depistage-du-cancer-du-sein-aurait-ecourte-la-vie-de-270-femmes-1435317.html

La présidente de HealthWatch, Susan Bewley, professeure en santé des femmes au King’s College de Londres, rédigeait alors une lettre au Times exhortant les femmes à réfléchir à deux fois avant d’accepter les invitations de dépistage de « rattrapage ».

https://www.healthwatch-uk.org/news/150-times-letter-sparks-media-frenzy-screening.html
Car les chiffres de surmortalité avancés, basés sur une modélisation statistique, avaient été contestés par de nombreux membres de la communauté de médecins et d’épidémiologistes, et la lettre de S. Bewley avait rapidement rassemblé de nombreux signataires, y compris Michael Baum, professeur émérite de chirurgie à l’University College de Londres : « Le dépistage du cancer du sein cause surtout plus de mal involontairement que de bien », écrivaient les auteurs.

Dans notre cas ici, comment a été réalisée cette estimation de 5-à 10 000 cas de surmortalité avancée ? Avec quelle modélisation ? Quels calculs utilisés ? Sur quelles bases de données, quels registres ?

Le privilège des leaders d’opinion et de certains  médias est de pouvoir avancer des prévisions, des estimations, des prédictions, sans les nuancer,  surtout sans éprouver le besoin de les  justifier ou de les étayer. La contestation ne sera pas relayée et n’intéresse pas les médias. C’est tellement plus vendeur d’instiller et de répandre encore un peu plus d’inquiétudes.  

Combien de cancers surdiagnostiqués parmi les 30 000 cancers dépistés, la question n’est pas abordée. Le dépistage du cancer de la prostate n’est plus préconisé en raison de son surdiagnostic entraînant une catastrophe sanitaire sur les hommes qui y sont soumis, mais il est néanmoins encore réalisé. Parmi ces 30 000 cancers dépistés, un cancer du sein sur trois détectés voire un cancer du sein sur deux détectés pourrait être un surdiagnostic [5].

  

En réalité

En réalité, comme l’expliquent Prasad et Welsch (référence 2) le délai de suspension des dépistages pendant le covid est vraisemblablement trop court pour qu’on puisse en examiner l’impact de façon fiable, il faudrait pour cela que cette interruption dure deux ou trois ans, voire plus.

Les tumeurs disparaissant d’elles-mêmes (c’est à dire les surdiagnostiquées des dépistages) ont quand-même besoin d’au moins plusieurs mois, sinon d’années pour disparaître. Si nous observons une réduction minime de l’incidence des cancers pendant la suspension, l’éventuelle hausse compensatoire du taux des cancers ensuite en raison des « rattrapages », ou au contraire l’absence de hausse compensatoire sera très difficile à détecter de façon fiable.

L’estimation d’une surmortalité due au cancer, faite dans l’article, est tout à fait hypothétique et nous ne connaissons pas la procédure utilisée pour aboutir à ce chiffre. L’article est muet sur le possible gain en mortalité par la diminution des surdiagnostics et par la diminution de la surmédicalisation. Un amalgame est fait entre les cancers symptomatiques et les cancers qui ne le sont pas, qui n’évolueraient pas. De toute façon ces cancers seront quand-même diagnostiqués, simplement quelques mois plus tard et sans aucune conséquence, par le « rattrapage » imposé par INCa et ARS.

Un retard de consultation en cas de présence d’un cancer du sein actif est préjudiciable, un « retard » de diagnostic d’un cancer du sein non symptomatique n’est pas une perte de chance.

Un cancer détecté par mammographie est soit un cancer d’évolution lente qui se manifesterait sans dépistage par un symptôme bien avant son essaimage, et sans impact sur la survie (survies identiques chez les femmes dépistées et non dépistées[6]). Soit c’est un cancer qui ne se serait jamais manifesté. Soit c’est un cancer agressif et le dépistage n’y changera rien.[7]

Dans les 5 à 10 000 décès par cancers supplémentaires estimés, et si ce chiffre repose sur une quelconque réalité, combien seront imputables à des surtraitements suite à des dépistages inutiles ?

Pendant l’épidémie Covid-19 on a vu fleurir dès le mois de mars des estimations de mortalité , estimations répandues dans toute la presse. Les chiffres réels, déjà tristement suffisants, sont heureusement largement en-dessous de ces morbides prédictions modélisées, dont on voit les limites.

Les populations, déjà épuisées des conséquences de l’épidémie Covid-10, physiquement, moralement, économiquement, méritent-elles d’être harcelées, à peine sorties du danger imminent, de menaces d’autres morts et de maladies qu’elles n’auront pour la plupart jamais ?

Références

[1] https://cancer-rose.fr/2019/08/08/synthese-detudes-un-exces-de-mortalite-imputable-aux-traitements-lemportant-sur-le-benefice-du-depistage/

[2] https://cancer-rose.fr/2020/05/28/un-effet-secondaire-inattendu-de-lepidemie-covid-19/

[3] https://cancer-rose.fr/2020/05/12/reduction-du-nombre-des-depistages-des-cancers-lors-de-la-periode-covid-19-quelles-consequences-a-attendre/

[4] https://cancer-rose.fr/2020/04/15/pont-de-vue-de-susan-bewley-apres-lepidemie-covid19-les-choses-ne-devraient-plus-jamais-etre-les-memes-dans-le-monde-du-depistage/

[5] https://cancer-rose.fr/2019/09/06/le-depistage-mammographique-un-enjeu-majeur-en-medecine/

[6] https://cancer-rose.fr/2016/11/20/etude-miller/

[7] https://cancer-rose.fr/2016/12/03/le-sur-diagnostic-un-graphique-pour-expliquer/


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