Nos plaisirs simples

21 avril 2024, traduction et restitution par Cancer Rose

Voici un témoignage de Vinayak K. Prasad ; il est hématologue-oncologue américain, et chercheur en santé. Il est aussi professeur d'épidémiologie et de biostatistique à l'Université de Californie à San Francisco. 

V.Prasad a repris raconte une expérience vécue avec un patient-
"Je dis toujours aux jeunes professeurs que leur contrat ne signifie pas grand-chose et, en effet, j'ai constaté que c'était le cas lorsqu'un professeur en milieu de carrière est parti et que j'ai hérité d'un tiers de ses patients atteints d'un cancer du poumon. Pourtant, comme la plupart des changements cliniques inattendus dans ma carrière, j'ai fini par apprendre des vérités inattendues."

Le patient

"Il était le plus improbable des vieillards de 74 ans. Il était mince — mince comme un clou — en partie parce qu’il fumait. Il n’était pas un fumeur ordinaire. Il avait fumé 3-4 paquets par jour pendant la majeure partie de sa vie ; Il comptabilisait entre 100 et 200 paquets/années de tabagisme, et l’âge ne l’avait pas ralenti. Il aimait toujours les cigarettes du premier moment du matin jusqu’à la dernière bouffée avant de s’endormir au lit.

Il vivait seul et travaillait sur de vieilles voitures dans son garage. Ses doigts étaient tachés de nicotine et de graisse. Quand je lui ai demandé qui était le plus proche de lui, il a répondu qu’il n’y avait personne. Il n’a jamais eu d’enfants. Quand je lui ai demandé ce qu’il aimait faire, il a répondu qu’il travaillait sur ses voitures. Quand je lui ai demandé comment il allait, il m’a répondu catégoriquement : « Ça va... Je n’ai jamais eu de problème avant de rencontrer ces médecins. »

L'histoire

"Bien sûr, le complexe médical industriel ne l’avait pas laissé seul ; au contraire, il l'a attrapé avec les dents. Quelques années auparavant, lors d’une visite de routine, les médecins avaient effectué une grande batterie de tests sanguins et recommandé une coloscopie. Après avoir appris ce qu’une coloscopie impliquait, il ne l’avait jamais faite.

Son médecin l’avait également dirigé vers un programme de dépistage du cancer du poumon. Comme il s’agissait d’un test non invasif (un scanner), il l’a effectué. Et ce fut la dernière fois pour lui d'être en bonne santé.

Il existait plusieurs problèmes préoccupants sur son scanner, et dans les années qui ont suivi, quelques-uns ont été traités. Il a eu des biopsies et l'une a révélé un adénocarcinome. Après un PET-scan (tomographie par émission de positrons : le PET-scan repose sur l’injection IV d’un produit légèrement radioactif qui diffuse dans le corps et se fixe sur les tumeurs et/ou métastases, et cela permet d'évaluer l'extension d'un cancer, NDLR)), ainsi qu'une EBUS (échographie endobronchique NDLR), il a subi une résection et a reçu une chimiothérapie adjuvante.
Un an ou deux plus tard, un autre nodule s’est développé de manière suspecte. Cette fois-ci, la biopsie a révélé un cancer du poumon à petites cellules. Il a subi une intervention chirurgicale, une radiothérapie et une chimiothérapie.
Quand il est arrivé chez moi, alors qu’un troisième nodule grandissait, la biopsie a montré un cancer épidermoïde. Il y a eu une résection, et notre comité d'oncologie a discuté d'une nouvelle chimiothérapie adjuvante."

"Bien entendu, on n'avait aucune données pour soutenir la réalisation d'une nouvelle chimiothérapie... nous avons adopté une décision fondée sur des données d'il y a longtemps. Je pensais même qu’on n'aurait pas dû la lui proposer.
"Mais il est vraiment à haut risque", insistait un des médecins du comité.
" La question n’est pas de savoir s’il est à risque élevé, mais plutôt si l’effet net d’une chimiothérapie plus importante lui est bénéfique. Nous n’avons pas de données qui appuie cette idée, et je doute vraiment que ce soit le cas ", ai-je maintenu.
Comme lors de la plupart des désaccords, nous avons décidé de nous en référer au patient pour régler ce différent. Naturellement, le patient s’est rangé de mon côté.
"Je l’ai déjà fait deux fois. J’allais bien avant ce scanner. Je ne me suis jamais senti mal de ma vie... sauf depuis ce que vous m’avez fait."
Et qu'avait-on fait ? On avait pris cet homme — qui voulait juste travailler sur des voitures — et on l’a pressé de se soumettre à un scanner pour dépister un cancer du poumon. Nous l’avons fait parce qu’il y a des années, un essai clinique, le NLST avait montré un bénéfice sur la mortalité spécifique par cancer du poumon et sur la mortalité toutes causes confondues.
Mais cet essai comportait des défauts."

V. Prasad explique ici que pour cet essai à l'époque, le groupe contrôle (le groupe de l'essai clinique auquel on compare le groupe expérimental (dépistage par scanner)) n'était pas à la norme de soins de l'époque, mais utilisait une procédure par radiographie thoracique qui n'avait pas fait ses preuves.
De plus les gains de mortalité globale dépassaient les gains de mortalité par cancer du poumon, mais ce résultat était très entaché d'anomalies statistiques.
En fait, cela a été confirmé quelques années plus tard, alors que le bénéfice en termes de mortalité toutes causes confondues n'était plus apparent lors du suivi à plus long terme. Ces arguments sont détaillés dans le présent article. Le NLST n'a donc pas réussi à justifier le lancement de programmes de dépistage du cancer du poumon.

"Ensuite, il y a eu l’essai NELSON, une autre étude qui affirme que le dépistage du cancer du poumon 'sauvait des vies'. Mais voici le résultat principal."

Les décès spécifiquement par cancer du poumon sont moindres dans le groupe dépistage avec scanner, mais la mortalité par autres cancers (les personnes tabagiques étant sujettes à d'autres formes de cancers) n'est pas réduite dans le groupe dépisté.
Au final, on ne retrouve pas de bénéfice net lorsqu'on considère toutes les causes de décès, dans lesquelles sont intégrées les décès par cancer du poumon, par autres cancers, par autres causes, mais aussi par effets létaux des traitements.

"Quel que soit le gain en termes de mortalité due au cancer du poumon," écrit V.Prasad, " il semble que cela n'ait aucune importance par rapport à la mortalité toutes causes. Les gens veulent vivre plus longtemps. Ils ne veulent pas juste échanger leurs causes de décès. L'essai NELSON ne peut pas lever l'ambiguïté entre ces deux scénarios."

"Pendant ce temps, mon patient veut continuer à fumer 4 paquets par jour et veut juste travailler sur ses voitures. Je lui ai demandé franchement s’il estimait que le dépistage du cancer du poumon en valait la peine.
"Qu’est-ce que j'en sais? Ils m’ont simplement dit où me présenter pour le scanner. Je supposais qu’ils savaient ce qu’ils faisaient. Je ne me suis jamais senti mal jusqu’à ce qu’ils commencent à s'en prendre à moi."
Je lui ai demandé quels étaient ses objectifs dans la vie.
"Peu m’importe combien de temps je vis. Je veux juste passer le temps dont je dispose à faire ce que je veux.""

Réflexions...

Prasad poursuit : "Cela ne pouvait pas être plus clair pour moi. Si cet homme avait été bien informé, il aurait probablement refusé le dépistage.
Certains diront que s’il n’y avait pas eu de dépistage, il serait déjà mort. C’est quelque chose qu’un médecin inexpérimenté et arrogant estimerait ; un médecin expérimenté et humble sait que nous n’avons aucune idée de ce qu'il en serait de l'hypothèse inverse."

"Le biais de longueur de temps* des programmes de dépistage par tomodensitométrie peut être très considérable pour certaines lésions - l'illusion d'une vie sauvée pourrait dépasser de plusieurs ordres de grandeur le nombre de vies réellement sauvées.
En réalité, lorsque les données randomisées ne montrent pas de bénéfices en termes de survie globale, vous n'avez aucune raison de penser que vous sauvez des vies. Vous ne valez pas mieux qu'un autre charlatan."(Lire ici)
*(Le biais de longueur de temps désigne la tendance d'un test de dépistage à identifier plus souvent une maladie indolente qu'une maladie agressive. La maladie indolente se développe lentement ou pas du tout, tandis que la maladie agressive se développe ou progresse rapidement. Si l'on procède à des examens d'imagerie chez un patient à un intervalle aléatoire, il est beaucoup plus probable qu'une maladie indolente soit fortuitement trouvée plutôt qu'une maladie agressive.NDLR)

"Ensuite d'autres affirmeraient que nous devrions lui donner davantage de chimiothérapies.
Je dirais que ces gens-là ont perdu la tête. Il (le patient) a déjà reçu au moins un traitement de chimiothérapie pour lequel manquaient complètement des données probantes ....
Tout son traitement n’a pas fait ses preuves.
La chimiothérapie permet peut-être de soigner les avocats spécialisés dans les fautes professionnelles plutôt que le patient qui se trouve en face de vous."

Qui est à blamer ?

"Qui est-ce que je blâme pour tout ça ?
Quand je pense à cet homme, je suis frustré par les « experts » qui conseillent le dépistage du cancer du poumon.
Nombre d'entre eux ont construit des centres consacrés à ces efforts ou gèrent des subventions de plusieurs millions de dollars pour en accroître l'utilisation. Ne voient-ils pas le conflit d'intérêts flagrant ?

Plus de dépistage signifie plus de patients et plus de business. Plus de dépistages signifie que ces patients sont sous vos soins plus longtemps, même s’ils ne vivent pas plus longtemps. Plus de subventions contribue à bâtir votre réputation et à sécuriser votre carrière.

Mais peut-être l'espace d'un seul instant pouvez-vous vous demander si vous aidez quelqu'un ?
Ces experts sont incroyablement hostiles à de telles réflexions. Leur vision du monde repose sur le fait que le programme doit être bon, c’est-à-dire que l’œuvre de leur vie est à la poursuite du Bien.
C’est le pire des raisonnements."

Pendant ce temps, le patient

"Fumer des cigarettes tout en travaillant sur sa voiture est un plaisir si simple.
Lorsque vous avez 74 ans et que c’est ce qui vous réjouit — et vous le faites en sachant que vous pourriez écourter votre vie — qui sommes-nous, médecins, pour nous y opposer?

Ensuite, la médecine préventive aborde cet homme avec une arrogance stupéfiante.
Elle agit comme si nous étions sûrs que nous pouvons améliorer la situation. Les scintigraphies, les biopsies, les résections, les endoscopies thoraciques, la radiothérapie et plus tard la chimiothérapie... nous disons : "à votre service !". Mais nous n'avons jamais eu de base solide sur laquelle démarrer, et nous avons perdu toute preuve dès le début du processus.

La seule chose que nous savons avec certitude est que nous avons donné des effets secondaires à un homme et l’avons empêché de faire ce qu’il aime.
Ce que nous ne savons pas, c’est s’il va mieux.

Les plaisirs simples. La satisfaction de tourner une vis à sa bonne place. La musique qui joue dans votre garage par un chaud après-midi d’été. En fin de compte, c’est tout ce que beaucoup d’entre nous veulent.
C’est tout ce que je veux aussi. Travailler dans ce garage. J’ai juste la chance d’en savoir assez pour ne jamais me soumettre à un dépistage du cancer.
Ce pauvre homme n’a pas eu toutes les données, et maintenant il est de retour dans la programmation pour subir un scanner de suivi dans 3 mois."

Article connexe sur le dépistage du cancer du poumon par scanner faibles doses et les débats qui l'entourent : https://cancer-rose.fr/2021/02/24/etre-femme-et-tabagique-des-rayons-en-perspective/

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Rendre les gens malades dans la course à la santé

Samedi 20 avril 2024

Transcription, synthèse et commentaires à propos d'un webinaire, par Bjorn Hofmann, professeur au centre d'éthique médicale de l'Université d'Oslo.

Comment rend-on les gens malades dans la course à la santé ?

"La science médicale a fait tant de formidables progrès qu'il ne reste presque plus d'humains en bonne santé."

B.Hofmann énumère trois trois types génériques de diagnostic excessif sur lesquels il a déjà publié, qui font apparaître de nos jours des tendances à un excès de médicalisation. Le trop, le trop léger, le trop tôt https://cancer-rose.fr/2024/04/13/trop-trop-legerement-trop-tot/

  • Le trop : il s'agit de l'utilisation de biomarqueurs ou d'autres indicateurs de la santé qui sont sans intérêt pour les gens ; ou le fait de traiter des états courants de la vie comme étant des pathologies, à l'instar du chagrin, de la dépréciation de soi, ou en qualifiant un comportement humain comme étant une maladie ; et nous verrons des exemples.
  • Le trop légèrement : à savoir diminuer les seuils pathologiques, qui font qu'avec des taux biologiques ou des marqueurs plus bas la condition de santé, de mineure (ou légère) devient pathologie.
  • La détection trop précoce d'anomalies ou lésions qui n'impacteraient pas la vie, les gens mourant avec ces anomalies mais pas à cause d'elles.

Le trop

Détecter des phénomènes de santé en excès fait de beaucoup de choses des 'maladies.'

Toutes ces découvertes ne disent quand-même pas grand chose de l'état de santé de la personne. Ils sont souvent sans relation avec ce que vit la personne mais entraînent des conséquences, car on les identifie, on les nomme et on les traite comme maladies.

La médicalisation de l'état d'une personne (comme le chagrin) ou un comportement comme le TADH,

comporte des conséquences,

à savoir des traitements erronés, inutiles, dévient la responsabilité des personnes, aboutissent à une mal-et une surdétection.

Le trop léger

Il s'agit là de détecter des anomalies de santé légères, qui ne dérangeront pas la personne, en diminuant le seuil de définition de pathologie.

Deux exemples sont cités à savoir l'amoindrissement de seuils pathologiques dans les cas du diabète gestationnel et de l'insuffisance rénale chronique dont on a abaissé les seuils pour qualifier la personne de malade, et nécessiteuse d'un traitement.
L'état de santé est en réalité trop mineur pour réellement affecter la personne de façon significative. Mais en ayant abaissé ou modifié les normes de définition de la maladie,

on a donné l'illusion d'un succès en ayant traité des gens qui ne seraient pas tombés malades, illusion favorisée par une surdéfinition ou mal-classification de maladie, et entraînant là aussi des traitements inutiles eux mêmes potentiellement néfastes.

Le trop tôt

Il s'agit de la détection dite précoce de précurseurs de maladies qui ne vont pas forcément se transformer en maladie- les porteurs meurent avec ces altérations mais pas à cause d'elles, les meilleurs exemples sont le carcinome in situ (du sein (DCIS) ou d'autres organes), les polypes, lésions qui n'occasionneront pas de souffrance ou de décès chez leurs porteurs.

Le patient serait mort d'autres causes, cette catégorie de diagnostic excessif c'est le surdiagnostic (dépistages) et le surtraitement.

L'incertitude de progression

Il n'y a aucun bénéfice pour le patient puisque nous ne savons pas ce qu'il va advenir de ce que nous avons découvert.
L'expansion du diagnostic est une expansion temporelle parce que nous essayons mais ne pouvons pas prévoir ce qui se passera dans le futur. Elle est aussi ce qu'on peut qualifier, selon B.Hofmann, d'épistémique, car nous avons un manque de connaissance de ce qui adviendra, si le patient tomberait malade ou non s'il restait sans traitement.

Les trois effets peuvent se combiner, le trop avec le trop tôt, le trop léger avec le trop etc.. Même les trois ensemble amplifiant ainsi l'effet de la surmédicalisation à outrance.

D'autres erreurs

D'autres erreurs diagnostiques peuvent s'ajouter à ces trois facteurs de surmédicalisation déjà décrits. Il s'y ajoute la prescription de tests non nécessaires (p.ex. juste pour 'savoir', ou se 'rassurer').

On appelle ces tests inutiles "de faible valeur", car ils ne produiront pas de bienfait pour le sujet, cela n'induira pas que le patient se sente mieux ou en meilleure santé, ce sera peut-être même l'inverse.

La qualité de vie

Ce que ce graphique démontre est que si nous essayons de corriger la qualité de vie chez une personne saine (dans zone verte), il faut faire des efforts pour obtenir des bénéfices supplémentaires, mais nous lui faisons prendre pour cela des risques conséquents, qui peuvent être plus importants.

Pour une personne avec une qualité de vie plus réduite (en zone orange), on a bien un risque aussi, mais à ce moment là le bénéfice des tests peut l'emporter, contrairement à ce qui se passe pour la personne saine, c'est ce qui est illustré ci-dessous.

De plus, il convient d'avoir à l'esprit que si pour la personne saine le bénéfice peut advenir dans le futur, le risque, lui, survient immédiatement, dans le temps présent.

En cas de prescriptions, il faut toujours garder en tête que nos tests sont prescrits à des personnes à priori en bonne santé, et qui peuvent se transformer en malades à cause d'eux.

Pour en savoir davantage

Publication de l'auteur sur le sujet :

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La mammographie numérique en question

17/04/2024

Synthèse Cancer Rose

La mammographie numérique a permis de mieux détecter les cancers invasifs de façon statistiquement non significative par rapport à l'ancienne technologie, ceci pour tous les grades de cancers invasifs.
Mais on a également amélioré de façon statistiquement significative la détection de cancers qui n'auraient peut-être jamais causé de problèmes ("surdiagnostic").
Dans l'ensemble, la transition ne semble pas avoir amélioré la santé de la population.

Une revue systématique et une méta-analyse des caractéristiques pronostiques des cancers du sein détectés dans des populations ayant bénéficié d'une mammographie numérique par rapport à une mammographie sur film indiquent que cette transition peut avoir augmenté à la fois la détection précoce et le surdiagnostic.
https://www.jclinepi.com/article/S0895-4356(24)00094-5/pdf

Les auteurs : Rachel Farber, PhD, Michael L. Marinovich, PhD, Audrey Pinna, MPH, Nehmat Houssami, PhD, Kevin McGeechan, PhD, Alexandra Barratt, PhD, Katy JL. Bell, PhD
École de santé publique de Sydney, Faculté de médecine et de santé, Université de Sydney, Sydney 2006, Australie ;The Daffodil Centre, The University of Sydney, A Joint Venture with Cancer Council NSW, Sydney 2006, Australie ; Département d'imagerie médicale, Centre médical Flinders, Adélaïde, Australie-Méridionale

Il s’agit de la traduction et synthèse d’un fichier PDF d’un article qui n’est encore pas dans sa version définitive, en raison de révisions supplémentaires avant la publication dans sa forme finale.
Néanmoins cette pré-publication donne une visibilité anticipée de l'article à venir.

Objectif de l'étude

La mammographie numérique a remplacé la mammographie analogique dans les programmes de dépistage du cancer du sein à l'échelle mondiale. Cela a conduit à une légère augmentation du taux de détection, mais il est incertain que la détection des cancers cliniquement importants soit meilleure.

(NDLR, quelle est la différence entre les deux technologies, analogique et numérique? : Initialement la mammographie était de type analogique, c'est à dire utilisant des films que l’on devait développer. Le signal radiologique, pour faire simple, est alors transformé en signal 'visuel', cela pouvait altérer la qualité du film à interpréter (artéfacts, fragilité des films, et autres écueils...).
Avec le procédé numérique, utilisé dans le cadre du dépistage depuis 2008, des capteurs récupèrent l’image et la mettent en mémoire, il n'y a pas de transformation du signal et l'image est projetée en temps réel sur l'écran d'ordinateur (ou console). On limite le diffusé du signal pour ne garder que l'information utile.
Cette technologie a été encensée sur la base d'arguments d'un meilleur taux de détection par rapport au système analogique, notamment en cas de seins denses, et par sa moindre irradiation.)

Conception et cadre de l'étude

Un examen dans sept bases de données a été effectué, depuis leur création jusqu'à la date du 8 octobre 2023, pour rechercher des publications comparant la mammographie sur film (analogique) et la mammographie numérique au sein d'une même population de femmes asymptomatiques et exposées à un risque moyen de cancer du sein, c'est cette population qui est appelée à se faire dépister.

Plus exactement, dix-huit études ont été incluses dans l'analyse, provenant de huit pays et portant sur 11 592 225 examens de dépistage (8 117 781 sur film et 3 474 444 sur support numérique).
Les caractéristiques tumorales ont été collectées et une synthèse (méta-analyse) a été réalisée.

Ce qu'on attend d'une meilleure technologie

Essentiellement deux choses sont attendues :

Premièrement, il doit y avoir un déplacement du stade lors de la détection, avec une diminution des cancers primo-détectés de stade avancé.
Deuxièmement, les cancers détectés à un stade précoce doivent inclure des tumeurs cliniquement agressives, avec de mauvaises caractéristiques pathologiques.
L'examen de ces deux critères fournit une évaluation pertinente de l’efficacité du changement de la technologie de dépistage. 

Quels sont les résultats de l'analyse effectuée ?

Après le déploiement du numérique les auteurs ont constaté une augmentation des carcinomes canalaires in situ détectés lors du dépistage (de façon statistiquement significative) et des cancers invasifs (mais de façon non statistiquement significative), et ce pour tous les grades tumoraux.

Rappelons que les carcinomes in situ alimentent en grande partie les surdiagnostics, étant des tumeurs de très bon pronostic, et dont la surdétection n'a fait qu'augmenter depuis qu'on dépiste.
Voir : https://cancer-rose.fr/2019/09/04/quest-ce-quun-carcinome-in-situ/

Bien que la détection accrue de cancers de haut grade puisse indiquer une détection précoce bénéfique accrue de maladies plus agressives qui seraient plus susceptibles de progresser si elles n’étaient pas traitées, la détection accrue de cancers de plus bas grade (en particulier les in situ) indique une augmentation concomitante du surdiagnostic.
Il y avait peu de différences entre les deux technologies dans les autres caractéristiques tumorales des cancers invasifs, une observation qui peut indiquer que, dans l’ensemble, il n’y a eu que des variations minimes dans la détection des cancers de plus mauvais pronostic, entre ceux détectés par film et ceux détectés par mammographie numérique.

Les auteurs rappellent leur précédente méta-analyse de 2020, que nous avions résumée ici ; elle concluait déjà à un meilleur taux de détection des carcinomes in situ, avec peu de différence dans la détection des cancers invasifs.
Et surtout elle ne retrouvait aucun effet sur les taux des cancers d’intervalle, ces cancers non anticipés par le dépistage, car souvent très véloces, de mauvais pronostic et évolutifs, qui apparaissent entre deux mammographies de dépistage en dépit d'un dépistage précédent classé normal.
Leur taux ne se trouvait pas réduit par la technologie numérique. Les caractéristiques biologiques des cancers d'intervalle ne variaient pas entre les deux technologies de dépistage, on ne peut donc pas espérer la détection de cancers d'intervalle de moindre agressivité grâce au numérique.
Les taux similaires des cancers dits "triple-négatifs" entre les deux technologies suggèrent que les cancers supplémentaires détectés avec les approches numériques sont susceptibles d’être d’une agressivité similaire aux tumeurs détectées avec le film analogique.

En conclusion

Une augmentation de tous les degrés de cancers détectés indique que la transition vers le numérique peut avoir à la fois une détection précoce bénéfique accrue (de maladie agressive) et comporter des méfaits dus au surdiagnostic (détection de maladie indolente).

Il est important de faire la distinction entre une détection accrue détectant plus de cas de maladie cliniquement importante, ou détectant plus de cas mais cliniquement sans conséquence.
Étant donné qu’il n’y avait pas de différences statistiquement significative dans les caractéristiques des tumeurs invasives ou des cancers d'intervalle détectés lors du dépistage lors de la transition numérique, il est peu probable que ce changement technologique ait entraîné un véritable avantage net substantiel pour la population dépistée.

La transition vers le numérique s’explique principalement par des raisons technologiques et par des gains d’efficacité dans les cabinets, Les avantages pour la santé ne sont pas nets.

Les auteurs déclarent que leur analyse démontre surtout l’importance d’évaluer les avantages et les inconvénients pour la santé avant et après le développement à grande échelle des nouvelles technologies de dépistage de la population.
Les deux méta-analyses effectuées par cette équipe renforcent la nécessité d'évaluer soigneusement les effets des futures évolutions technologiques, afin de s'assurer que ces changements progressifs apportés aux programmes de dépistage conduisent à une balance réellement positive entre les avantages et les inconvénients du dépistage.

Commentaire Cancer Rose

Il en va de même de ces réflexions pour la tomosynthèse.
Encore une fois, la course à la détection toujours plus précoce et de lésions toujours plus petites nous prive d'une réflexion sur ce qui est réellement utile à détecter.
La course à la plus petite lésion n'est pas accompagnée d'un gain substantiel en durée de vie pour la population, et s'accompagne d'un surdiagnostic délétère qui plonge des personnes bien-portantes inutilement dans une maladie qu'elles n'auraient pas subie sans cette détection.

Tant que nous ne maîtriserons toujours pas la connaissance de ce qu'on appelle l'histoire naturelle du cancer, nous ne règlerons pas l'échec du dépistage et ne ferons qu'amplifier la terrible épreuve des détections inutiles pour les populations, le fardeau qu'elles représentent physiquement, psychiquement et économiquement, dans un déni constant des autorités sanitaires.

En lien l'article : Trop, trop légèrement, trop tôt

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Bientôt nous serons tous patients

lundi 15 avril 2024

Transcription, synthèse et commentaires à propos d'un webinaire, par A.Brandt, anthropologue et J.Brodersen, professeur de médecine, diffusé par l'Université d'Oslo

L'empreinte carbone du surdiagnostic

Le webinaire débute par l'interrogation sur l'empreinte carbone que les soins médicaux produisent (utilisation de plastiques, de l'eau etc..), l'activité clinique est responsable de 80% des émissions carbones- toutes sont-elles vraiment nécessaires ?

60% apparaissent nécessaires et utiles, 30% sont des soins dits de faible valeur, qu'on pourrait réduire ou cesser, et les 10% des émissions restantes dans le cadre des soins médicaux sont carrément nocives. et sont le fait des surdiagnostics produits par des dispositifs et des interventions inutiles pour le patient.

Définition du surdiagnostic

J.Brodersen distingue deux types.

-Surdétection, à savoir trouver des lésions en excès qui sont de découverte inutile pour l'intérêt du patient,
- Et surdéfinition, c'est à dire étendre la définition de la maladie et/ou diminuer les seuils d'introduction d'un traitement. Et aussi le 'façonnage' de nouvelles maladies.

Quelle est la définition du surdiagnostic ?

Traduction :
- D'une manière générale le surdiagnostic signifie la transformation inutile de personnes en patients, en identifiant des problèmes qui n'auraient jamais causé de tort, ou en médicalisant les expériences banales de la vie courante par l'extension de la définition de maladie. (Nous y reviendrons plus bas dans le chapitre 'Surdiagnostic par surdéfinition des maladies')
-Le surdiagnostic est le diagnostic de variantes, anormalités, facteurs de risque et pathologies qui en soi n'auraient jamais occasionné de symptôme, n'auraient jamais conduit à un état maladif, et n'auraient jamais causé le décès.

Ce qu'on appelle le "disease mongering", ou "façonnage de maladies" revient à fabriquer des nouvelles pathologies, tactique de l'industrie pharmaceutique souvent à fin de vendre diverses molécules.
(C'est ce que Luc Perino, dans son ouvrage "les non-maladies" qualifie "d'objets non-maladie" (voir le chapitre 'd'autres objets non-maladie' à la fin du post))

Comme exemple d'une détection inutile est donné le cas d'un patient participant au dépistage du cancer du poumon par scanner faibles-doses.

Le patient est porteur d'un nodule présent depuis 4 années, asymptomatique et sans croissance- est-ce un surdiagnostic ou pas ?

La croissance tumorale

Ce qu'il faut bien comprendre est que les cancers n'ont pas tous la même vitesse de croissance, il y a les cancers très rapides, et les cancers beaucoup plus lents qui ne se développeront jamais, mais qui, découverts par le dépistage (ligne verticale rouge en pointillés) seront inutilement traités, ce qui est le cas des deux formes symbolisées par la tortue et l'escargot.
Le cancer dit "lent", symbolisé par l'ours sera utilement diagnostiqué par le dépistage, mais se serait de toute façon manifesté par des symptômes amenant le ou la patiente à consulter en temps et en heure, largement avant que le cancer ne cause le décès. Le dépistage a juste anticipé le diagnostic.
Nous vous invitons à lire l'article sur l'histoire naturelle du cancer sur notre site ou cela est expliqué plus longuement.

Sur ce graphique, l'axe horizontal, l'abscisse, marque les sessions de dépistage dans la vie de la personne ; l'axe vertical, l'ordonnée, marque les différentes tailles tumorales.
La ligne horizontale grise désigne la taille à laquelle le cancer peut être détecté par un dépistage (biologique ou par imagerie).
La ligne horizontale bleue désigne la taille (ou le stade évolutif) à laquelle le cancer donne des signes cliniques, des symptômes.
La ligne verte tout en haut désigne la taille (ou le stade évolutif car la taille n'est pas toujours corrélée à la gravité du cancer) à laquelle le cancer causera le décès

Nous voyons sur ce schéma que les personnes F et I sont des patients surdiagnostiqués, car le patient F est décédé d'autre cause que son cancer et le patient I présentait une forme régressive de cancer.

La première raison du surdiagnostic réside donc dans le facteur de croissance de chaque tumeur. Les tumeurs à croissance lente sont le plus souvent surdiagnostiquées, mais pas seulement.
La deuxième raison de surdiagnostic est le risque concomitant (ou co-incident) de décès par une autre cause, ce risque concurrent augmente lorsqu'on dépiste des personnes de plus en plus âgées et qui ont une probabilité très augmentée de décéder de maladies plus probables au grand âge comme les maladies cardio-vasculaires par exemple. C'est la raison pour laquelle, dans aucun pays où le dépistage du cancer du sein est instauré, on ne dépiste au-delà d'un certain seuil (74 ans en France, 69 ans dans d'autres pays de l'UE, lire ici). On exposerait davantage ces populations âgées à des détections de lésions pour elles non utiles, qui seraient néanmoins traitées avec un risque accrue dû aux traitements lourds,
Cette deuxième situation est illustrée par l'avancée de la ligne verticale rouge qui correspond aux décès d'autres causes).


De ce fait les personnes D et E deviennent surdiagnostiquées car elles n'atteindront jamais la ligne horizontale bleue de la phase symptomatique du cancer.

Il y a une troisième cause de surdiagnostic et c'est la sensibilité de la technique de dépistage qu'on va utiliser, biologique ou une technique d'imagerie possédant une résolution augmentée (comme la mammographie numérique par exemple ou la tomosynthèse dans le cas du dépistage du cancer du sein).

Ceci est illustré en abaissant la ligne en pointillé grise, ainsi la personne G devient surdiagnostiquée puisqu'on a abaissé le seuil de détection d'un cancer qui ne se serait jamais manifesté.
(Cette question se pose dans le cas des biopsies liquides par exemples, dont l'application pour des dépistages est de plus en plus remise en question, les cellules tumorales circulantes étant un phénomène suffisamment courant pour en trouver chez un très grand nombre de personnes sans pour autant pouvoir déterminer si ces personnes sont ou seront réellement malades ; lire notre synthèse ici))

Vous pouvez aisément constater que rien ne change pour la personne A , même avec une meilleure résolution de l'imagerie elle aura une forme grave de cancer à cause de la vitesse de croissance importante de cette tumeur.

Ci-dessous figurent des données de cohortes des années 95/96 sur l'incidence (nombre de nouveaux cas) du cancer de la prostate au Danemark : on peut constater un doublement de l'incidence sans changement de la mortalité (selon indicateurs populationnels), ce doublement étant dû à l'utilisation du taux des PSA comme outil de dépistage de ce cancer. La baisse de l'incidence dès 2008 est imputable, selon les urologues, à de meilleures thérapeutiques notamment chirurgicales.

Augmentation de la survie et le paradoxe du dépistage

Le critère de la survie qui augmente grâce au dépistage est un leurre que nous expliquons ici.
Plus le surdiagnostic est important, meilleurs sont les taux de survie, puisque le surdiagnostic alimente le réservoir de cancers détectés qui n'auraient jamais (par définition) altéré ni la vie ni la santé du patient, et qui, non détectés, ne se seraient jamais manifestés. Le nombre de "survivants" ne peut que s'amplifier si on s'évertue à détecter des cancers qui n'auraient jamais tué de toute façon... C'est ce qu'illustre la figure ci-dessous.


Mais cette donnée est souvent mise en avant par les promoteurs du dépistage et entraîne sa popularité, comme montré ci-dessous.

Traduction du haut en suivant les flèches : plus de détections précoces ==> plus de surdiagnostics ==> davantage d'histoires de 'survivants' ==> la détection précoce et les dépistages donnent l'apparence d'être efficaces.==> plus de dépistages etc....

P. Glasziou (médecin universitaire australien connu pour ses recherches en médecine factuelle) et ses collaborateurs on estimé le risque d'avoir un cancer dans sa vie ; ils constatent que le cancer du poumon, du rein, le mélanome et le cancer du sein sont les plus surdiagnostiqués. L'estimation est de une femme surdiagnostiquée sur cinq, en Australie.
Pour le cancer de la prostate des hommes l'estimation est plus haute encore, et lorsqu'on réalise le calcul combiné de l'ensemble des cancers on arrive à 24% des cancers qui sont surdiagnostiqués.

Au total, une personne sur 5 est surdiagnostiquée.

En bleu apparait le risque absolu du cancer durant la vie.
En rouge l'évolution de ce risque (en raison de la détection précoce) concernant les cancers invasifs .
En gris l'évolution de ce risque pour les cancers in situ.

Nous avions détaillé cette étude de Glasziou et al. ici.

L'oncologue américain G.Welch illustre l'augmentation des diagnostics de cancers dans les zones à plus forts revenus (ou l'accès à la détection précoce est promu) par rapport aux pays à plus faibles revenus.

Nous constatons que l'incidence, donc le taux de nouveaux cas du fait des dépistages s'envole dans les comtés à fort revenu (high-income counties), avec une mortalité pourtant non modifiée.
(La mortalité s'infléchit bien à partir des années 90 mais ceci n'est pas attribuable aux dépistages, car le même phénomène est constaté parallèlement pour tous, et l'inflexion des taux de mortalité n'est pas majorée pour les zones qui ont plus d'accès aux dépistages comme on s'y attendrait).)

Surdiagnostic par surdéfinition des maladies

L'exemple donné dans le webinaire par J.Brodersen est le risque cardio-vasculaire selon les directives d'évaluation des risques en Norvège.

La zone verte correspond à des personnes n'ayant aucun risque cardio-vasculaire, la zone jaune est celle des personnes avec un seul facteur de risque, et en rouge les personnes avec plusieurs facteurs.
Et de ce fait il n'y a plus que 4% des Norvégiens qui sont en bonne santé, ceci démontre l'absurdité dans les lignes directrices en vigueur qui s'éloignent de la vraie vie. La notion de maladie est ainsi étendue à des situations et à des conditions physiques très fréquentes et courantes dans les populations.

L'expansion des maladies psychiatriques a été étudié par Per Fugelli (il fut médecin norvégien et professeur de médecine générale à l'Université de Bergen et de médecine sociale à l'Université d'Oslo).

Des situations de vie courante deviennent pathologies. La peur devient ainsi de l'anxiété, une dépréciation de soi devient de la dépression, la définition du spectre autistique est étendue, la timidité devient de la phobie sociale, la douleur de la perte d'un être cher devient un désordre prolongé de deuil etc etc...

Ainsi nous sommes tous malades, ce qui permet davantage de prescriptions médicales, car qui n'a jamais eu une période de dépréciation de soi, de deuil ou d'anxiété pour une raison ou une autre dans sa vie ?

Certaines "maladies" sont tout bonnement des inventions de l'industrie de la pharmacopée.

Calvitie, fonte musculaire (normale avec l'âge), syndrome des yeux secs, cils courts, syndrome des jambes sans repos etc.... deviennent ainsi des prétextes à des traitements.

Le point de vue de l'anthropologue

Comment rester en bonne santé ? C'est la question à laquelle nous sommes confrontés.

Au Danemark on ne dépiste plus les femmes au delà de 69 ans car on estime que cela n'a pas de sens.
Lire ici, le dépistage avec l'âge ne réduit pas la mortalité et ne fait qu'augmenter un surdiagnostic particulièrement délétère pour des populations auxquelles les traitements agressifs provoqueront plus de dommages.

Lors d'un entretien réalisé par des étudiants avec des femmes ayant participé au dépistage, une des femmes dit ceci : "peu importe si je ne vis pas plus longtemps, du moment que je ne meurs pas du cancer du sein ."


L'anthropologue A.Brandt s'interroge comment on en arrive à de telles citations qui n'ont pas de sens en soi, et comment l'émotionnel s'insinue dans la réflexion du public.

Pour elle, l'explication est à chercher dans l'histoire.
Selon Michel Foucault, philosophe et historien, à l'époque médiévale les gens vivaient pour rendre heureux leur roi et les gens riches. Aujourd'hui il s'agit de s'optimiser soi-même.
Foucault 1982

"le pouvoir s'est transformé vers des recommandations plus subtiles. Et plutôt que de nourrir les intérêts de la classe supérieure, les démocraties sociales contrôlent les citoyens par l'autodiscipline et le pouvoir réside alors dans les structures et les sentiments permettant d'agir d'une certaine manière."

Les gens se persuadent d'avoir un libre arbitre, mais les messages sociétaux sont toujours dans le sens de doivent assumer des choix et des décisions pour sa propre santé. C'est exactement l'injonction qui est utilisée dans les campagnes de la santé.
Foucault utilise la notion de "gouvernementalité néolibérale" comme concept.

Le moi entrepreunarial : les individus sont encouragés à se considérer comme entrepreneurs de leur propre vie en optimisant constamment leur capital humain, leurs compétences. et sont responsables de leur propre bien-être et de leur santé.

Est-ce bon ou pas bon, interroge A.Brandt. Là n'est pas la question mais c'est ce qui se constate dans les études ethnographiques : le dogme de la responsabilité rend responsables les personnes de leur propre santé en créant un sentiment de honte et en blâmant les individus en cas de non observance.

De là découle la notion de "healthisme" qu'on pourrait essayer de traduire par un néologisme de type "santisme" ou "santéisation".

La santé devient objectif en soi , une idéologie s'appuyant sur le mode de vie prioritaire avant tout ; même les politiciens surfent sur ce concept, le but étant de vivre plus longtemps et plus sainement, mais ce faisant sans jamais se lancer dans la réflexion, qu'est-ce qu'une vie plus saine ?

Nous prenons tous ces conseils, notamment nutritionnels (consommation de fruits et légumes) pour argent comptant.
Auparavant, être en bonne santé signifiait ne pas tomber malade, de nos jours c'est faire des contrôles réguliers, des examens répétés, des prises de vitamines, et tout ceci est décrit par l'anthropologueJohn Dumit.

Comment cela se traduit-il dans la vie de tous les jours ? A.Brandt répond que le public demande toujours plus, plus de dépistages et au-delà des limites d'âges, pour "sauver" sa vie.
Mais les dépistages ne sauvent pas des vies, cette vision est erronée dit-elle (nous renvoyons à cette méta-analyse récente sur le gain en durée de vie).
Même, à présent, vous ne dépistez plus juste pour vous par auto-responsabilisation, mais vous le faites aussi "pour les autres", en tant que devoir citoyen, car "mieux vaut trop que pas assez," comme cela est ancré dans notre langage.

Pourquoi en sommes-nous arrivés à cette évolution ? Par ce que nous ne considérons plus la mort comme partie intégrante de la vie, selon Zygmunt Bauman, philosophe et sociologue.

Conclusion

Vouloir maîtriser l'incertitude, ce qui est une tendance humaine, cela créé encore davantage d'incertitudes.  

Oui parce que, finalement, la question est bien : "à partir de quand est-on malade?"

Article connexe

Analyse avec angle anthropologique sur le lien entre notre perception du temps et la vision linéaire de l'évolution cancéreuse, avec, parmi les auteurs, également A.Brandt et J.Brodersen -
https://cancer-rose.fr/2024/04/10/diagnostic-precoce-et-vision-lineaire-du-temps-une-liaison-dangereuse/

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Trop, trop légèrement, trop tôt

Résumé de trois articles

DOI https://doi.org/10.2147/IJGM.S368541

ParBjørn Hofmann 1, 2

1 Institut des sciences de la santé, Université norvégienne des sciences et technologies, Gjøvik, Norvège ; 2 The Center of Medical Ethics, Faculty of Medicine, the University of Oslo, Oslo, Norway

Les progrès scientifiques et technologiques considérables ont considérablement amélioré les diagnostics. Dans le même temps, les fausses alertes, le surdiagnostic, la surmédicalisation et la surdétection sont apparus comme des corolaires compromettant la qualité des soins de santé et la pratique clinique durable.

L'article ici résumé identifie trois types génériques de diagnostic excessif : trop, trop légèrement et trop tôt.

En raison des progrès scientifiques et technologiques considérables, le nombre de diagnostics a considérablement augmenté. Davantage de personnes sont diagnostiquées avec plus de maladies que jamais auparavant, avec une expansion injustifiée des diagnostics.

Augmentation du nombre de diagnostics dans la Classification internationale des maladies (ICD, International Classification of Disease).

A-trop de diagnostics :

Cela consiste dans le fait d'étiqueter des phénomènes qui n'ont pas été diagnostiqués auparavant, et de l'inclusion de nouveaux phénomènes dans un cadre de pathologie.
Il peut s'agir a) d'expériences de vie ordinaires, telles que la solitude ou le chagrin, b) de phénomènes sociaux, tels que le comportement scolaire chez les enfants (TDAH) ou c) de phénomènes biomédicaux, tels que l'hypertension artérielle, l'obésité ou des facteurs de risque qui sont mesurables.
Mais cette tendance ne profite pas aux personnes et peut s'avérer nocive.

B-Diagnostics émis trop légèrement : réglage des seuils trop bas et inclusion trop facilitée en pathologie

Il s'agit d'un abaissement du seuil de détection d'une pathologie au-delà de ce qui profite à la personne, c'est-à-dire en acceptant des seuils de valeurs trop bas. Des altérations mineures ou légères sont ainsi considérées comme maladies à part entière.
En incluant des cas moins graves dans la définition de la maladie ou dans ses critères de diagnostic, les personnes peuvent être diagnostiquées avec des "maladies" qui ne les dérangeraient peut-être pas.
Le diabète gestationnel et les maladies rénales chroniques peuvent servir d'exemples.

C- Diagnostics émis trop tôt :

Diagnostiquer trop tôt des affections qui n'impacteront jamais les personnes, détection de lésions précurseurs ou de lésions à faible développement, cela qui correspond au surdiagnostic qui entraîne le phénomène du surtraitement.

Pourquoi est-ce néfaste ?

Tout d'abord explique l'auteur, nos capacités de diagnostic dépassent de loin nos capacités d'aide. Non seulement nous manquons de mesures curatives pour tous les diagnostics établis, mais les nombreuses technologies de diagnostic s'accompagnent également d'erreurs, et nous en venons à diagnostiquer alors que cela n'aide pas les gens.
Bien que nous puissions détecter beaucoup plus de phénomènes que jamais auparavant, nous ne savons pas s'ils sont pertinents dans ce qu'ils représentent ou prédisent.

A- trop diagnostiquer...

....des phénomènes biomédicaux lorsqu'ils ne sont pas vécus en termes de douleur, de dysfonctionnement ou de souffrance conduit à mal faire en appliquant des étiquettes et des traitements inappropriés, en nous détournant de mesures plus efficaces et en nuisant par les traitements.
Une hypertension ou une hyperglycémie légère, ou divers facteurs de risque, tels que l'obésité, ne sont le plus souvent pas ressentis comme douloureux ou dysfonctionnels, mais leur traitement peut introduire des dommages potentiels liés au diagnostic et au traitement.
Par exemple l'utilisation accrue des statines de façon inappropriée chez des personnes ne se plaignant de rien entraîne des maux de tête, des étourdissements, de la constipation, des diarrhées, les douleurs musculaires, de la fatigue, des problèmes de sommeil et une diminution du nombre de plaquettes sanguines. Ici, l'obtention d'un diagnostic excessif peut réduire la qualité de vie, causer de l'anxiété et de la stigmatisation.

B-Dans le cas d' un diagnostic posé trop légèrement,

nous gonflons le diagnostic en incluant des phénomènes trop légers pour causer un symptôme, une douleur, un dysfonctionnement ou une souffrance, et le traitement entraîne plus de mal que de bien.
Dans de tels cas, nous fournissons un traitement inutile et introduisons un préjudice potentiel à la fois par le diagnostic et par le traitement.

C-Un diagnostic trop précoce,

(comme lors de nombreux dépistages) entraîne un surdiagnostic et un surtraitement et des dommages potentiels des deux. Les cas que nous détectons et traitons n'auraient alors jamais causé de problèmes à la personne si non découverts.
Par conséquent, nous violons les principes éthiques de non-malfaisance et de bienfaisance.
De plus, nous drainons les ressources des services de santé (enjeu de justice des soins) et les patients ne savent pas qu'ils sont surdiagnostiqués et surtraités (enjeu d'autonomie du patient).

Autres exemples cités dans l'article :

En changeant la définition de l'ostéoporose par modification du seuil T-score qui reflète la densité osseuse dans la directive 2008 de la National Osteoporosis Foundation, la prévalence (cas présents+cas nouveaux) est passée de 21 % à 72 % chez les femmes américaines de plus de 65 ans.
La modification de la définition du prédiabète par la glycémie à jeun dans les critères de l'American Diabetes Association 2010 a augmenté la prévalence de 26 % à 50 % chez les adultes chinois de plus de 18 ans.

Conclusion

En conséquence, l'auteur de l'article suggère trois façons de réduire les excès et de faire progresser les soins de plus grande valeur pour la population : a)nous devons cesser de diagnostiquer de nouveaux phénomènes, b)nous devons cesser de diagnostiquer des affections bénignes, notamment en abaissant des seuils diagnostiques, c) et nous devons cesser de rechercher des signes et des marqueurs précoces qui ne provoquent pas de douleur, de dysfonctionnement et de souffrance, et ne nuiront pas si non détectés..

Définition plus précise du surdiagnostic, le "trop tôt" de l'article précédent

Selon Jeffrey K Aronson, le concept de "Surdiagnostic" (le "trop tôt" de l'article précédent) comprends 2 catégories :
1°étiqueter les personnes d'une maladie qui, non découverte, ne leur aurait pas causé de tort ;
2° élargir la définition d'un trouble au plus grand nombre d'individus en modifiant le seuil d'un test diagnostique. (ce qui reprend le "trop légèrement")

L'auteur, pharmacologue clinicien britannique au Centre for Evidence Based Medicine, (Nuffield Department of Primary Care Health Sciences, University of Oxford, Oxford, UK), explique dans son article publié dans le BMJ la genèse de ce terme, maintenant inclus dans le Mesh, (Medical Subject Headings) qui est le thésaurus de référence dans le domaine biomédical.
Lire ici : https://cancer-rose.fr/2021/12/13/le-surdiagnostic-cest-officiel/

Ces dernières années dit l'auteur " les définitions (du surdiagnostic) qui ont été suggérées incluent :
• "… Des personnes …diagnostiquées avec des conditions qui ne causeront jamais de symptômes ou la mort."
• « Des diagnostics d'une affection qui, si elle n'était pas connue, ne causerait pas de symptômes ou n'entraînerait pas de dommage pour le patient au cours de sa vie ».
• "(Le fait de ) rendre les gens "patients" inutilement, en identifiant des problèmes qui n'auraient jamais causé de dommages ou en médicalisant des expériences de vie ordinaires grâce à des définitions élargies des maladies."
La dernière de ces définitions comprend les deux principaux facteurs qui constituent ensemble le surdiagnostic, bien qu'ils ne soient pas synonymes de celui-ci : la surdétection et la surdéfinition. "

L'auteur rappelle encore que surdiagnostic n'est pas synonyme de fausse alerte, bien que cette confusion soit souvent faite. (Surdiagnostic : vraie lésion mais dont la découverte n'apporte rien ; fausse alerte : suspicion de cancer mais qui ne se confirme pas).

En guise de réflexions finales, J.Aronson résume ainsi trois façons différentes de transformer les gens en "patients" ou en "malades" :

  1. En les étiquetant avec une condition quelconque qui ne leur aurait pas causé de tort si elle n'avait pas été découverte ; cela est lié à l'hétérogénéité de nombreuses conditions, résultant en un éventail de conditions au sein de la catégorie, dont toutes ne nécessitent pas d'attention ; c'est ce que l'on appelle le flou au sein de la catégorie de maladie ;
  2. En élargissant la définition d'un trouble pour englober plus d'individus ; cela a été attribué à ce qu'on a appelé le flou de la limite extérieure d'une définition de maladie ;
  3. En les étiquetant par une catégorie de maladie qui médicalise l'expérience ordinaire, comme la grossesse, ce phénomène est connu sous le nom de "mongering".

Un appel de scientifiques canadiens

Tout logiquement nous terminons cet article par la citation d'un appel de scientifiques canadiens à une action, afin d'améliorer l’enseignement des soins de santé.
Les auteurs écrivent :

"Depuis 10 ans, on reconnaît de plus en plus qu’il existe des bienfaits et des préjudices liés au dépistage. De nombreux médecins, étudiants en médecine et patients continuent toutefois de croire que, pour une grande proportion de la population, les dépistages recommandés permettent un diagnostic et un traitement précoces, et préviennent les décès prématurés. Bien que cette croyance persiste depuis longtemps parmi les médecins et les patients, les données probantes en matière de dépistage laissent maintenant penser que ces bienfaits seraient moins importants qu’on le croyait.
De plus, on comprend beaucoup mieux les préjudices liés au dépistage, notamment le surdiagnostic, les faux positifs et les examens excessifs.
Malgré cette reconnaissance, la connaissance du public est minimale, et les patients ne sont pas au courant de ces préjudices potentiels, même dans les populations qui sont soumises régulièrement au dépistage.
Les difficultés du dépistage sont amplifiées par des recommandations contradictoires dans les lignes directrices, par de puissants groupes de patients et de professionnels qui plaident en faveur d’interventions de dépistage spécifiques, et par la pléthore d’information de qualité variable provenant des médias sociaux."

De nombreux médecins, professionnels de santé et apprenants n’ont pas les connaissances et compétences nécessaires liées aux défis du dépistage. On note chez plusieurs un manque en matière de pensée critique, de compréhension des statistiques ou de capacités de communication.

Pour les auteurs, il est nécessaire d'améliorer la formation des médecins, des professionnels de santé en général et des apprenants en matière de dépistages, de compréhension des risques et de leur communication.

Conclusion de l'appel:

Deux défis sont à relever:

Le premier défi est l’élaboration du contenu éducatif en lien avec les concepts clés relatifs au dépistage.
Le deuxième défi est l’élaboration de stratégies éducatives visant à placer l’enseignement et l’adoption de ces concepts au cœur de la formation médicale chez les étudiants en médecine, les résidents et les cliniciens.

"Les enseignants cliniques, les apprenants, les sociétés professionnelles qui rédigent les lignes directrices, les agences de dépistage et les établissements universitaires doivent repenser l’approche optimale face au dépistage.
Ce changement doit être réalisé à partir du premier cycle en médecine jusqu’à la formation professionnelle continue, de même qu’auprès de tous les intervenants, patients et institutions. C’est le moment d’aller à contre-courant, et de repenser notre approche de l’enseignement et de la communication de l’information sur la prévention et le dépistage, et de veiller à ce que cette information comprenne une bonne compréhension de la complexité, des concepts fondamentaux et des pratiques exemplaires."

Références

  1. Hofmann B.
    Too Much, Too Mild, Too Early: Diagnosing the Excessive Expansion of Diagnoses. Int J Gen Med. 2022;15:6441-6450 https://doi.org/10.2147/IJGM.S368541

2. Viola Antao, Roland Grad, Guylène Thériault, James A. Dickinson, Olga Szafran, Harminder Singh, Raphael Rezkallah, Earle Waugh, Neil R. Bell 
À l’encontre du statu quo en matière de dépistage Canadian Family Physician May 2022, 68 (5) e140-e145; DOI: 10.46747/cfp.6805e140

3. Aronson J K. When I use a word . . . . Too much healthcare—overdiagnosis  BMJ  2022;  378 :o2062 doi:10.1136/BMJ.o2062

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Surdiagnostic, une préoccupation en médecine d’urgence aussi

Traduction et commentaires par Cancer Rose, 27 mars 2024

A propos d'un article de Justin Morgenstern
https://first10em.com/overdiagnosis-would-we-better-better-off-not-looking/

Le paradoxe de l'imagerie médicale et des avancées technologiques d'explorations modernes réside dans leur capacité d'imager et mesurer le corps humain de manière toujours plus détaillée, mais aboutissant à des détections biologiques et des images qui deviennent la source de l'un de nos plus grands défis en médecine, résumé dans le titre de cet article : Surdiagnostic : Serait-il préférable de ne pas chercher ?
Ce questionement se pose également en médecine d'urgence.

Justin Morgenstern est médecin d’urgence, il est aussi le créateur, le webmaster et le rédacteur en chef du media First10EM.
Passionné de médecine factuelle, il est également professeur adjoint à l'Université de Toronto.

Nous restituons sont point de vue publié le 25 mars dans First10EM sur les surdiagnostics en médecine d'urgence.
(Article connexe : https://first10em.com/overdiagnosis-in-the-emergency-department/)

Une augmentation du recours aux examens dans le cadre de la médecine d'urgence

Il ne fait aucun doute que le recours aux examens a considérablement augmenté en médecine d'urgence au cours de ma carrière.
Entre 2001 et 2010, l'utilisation du scanner dans les services d'urgence a été multipliée par 3 (et l'utilisation de l'IRM a été multipliée par 9, mais pour une raison quelconque, il m'est encore presque impossible d'en obtenir un) (Carpenter 2015)
La question est de savoir si tous ces tests aident réellement les patients. L'imagerie moderne est extraordinaire, et je suis heureux de travailler à une époque où le scanner est facilement accessible, mais il semble assez clair qu'au moins une partie des tests médicaux effectués chaque jour n'aide pas les patients. Par exemple, malgré l'augmentation massive de l'utilisation du scanner angiographique pulmonaire et de l'augmentation du taux de diagnostic de l'embolie pulmonaire, la mortalité due à l'embolie pulmonaire n'a pas du tout changé. (Carpenter 2015)

Ainsi, nous effectuons des tests, qualifions les patients de malades, les soumettons à une anticoagulation à long terme, mais sans aucun bénéfice en fin de compte. Une partie du problème réside dans le fait que les médecins n'ont pas compris l'importance de la probabilité pré-test, et la médecine est inondée de faux positifs. L'autre problème est le surdiagnostic.

(NDLR, l'importance de la compréhension des probabilités pré-tests de dépistage :
Imaginons un nouveau scanner qui ne rate jamais un cas de cancer du sein (sensibilité à 100 %), mais qui entraîne un faux positif chez 5 % des femmes en bonne santé (spécificité 95 %). Cet examen peut être considéré alors comme un test excellent et très précis que nous pourrions utiliser comme dépistage pour détecter le cancer du sein plus tôt. Chez les femmes de moins de 50 ans, le taux de cancer du sein est de 1 sur 1000.
Prenons le cas d'une femme de 45 ans qui aurait ce test positif, quelle est la probabilité qu’elle ait le cancer du sein réellement?
Calcul : dans un échantillon de 1 000 femmes, nous nous attendons à ce que 1 d’entre elles ait le cancer. La tomodensitométrie est parfaite et identifie la seule femme atteinte du cancer. Cependant, le taux de faux positifs de 5 % signifie que sur ce groupe de 1000 femmes, 50 recevront des résultats faux positifs. Il y a 51 tests positifs et seulement 1 cas réel de cancer. Par conséquent, le risque réel de cancer pour cette femme de 45 ans, malgré son scanner positif, est de 1/51, soit environ de 2 %.
Un résultat positif avec un test de dépistage extrêmement sensible ne procure encore que 2% de chances que le patient ait réellement et effectivement la maladie....
)

"Il y a surdiagnostic lorsqu'un test trouve une anomalie qui est techniquement "vraie positive", dans la mesure où l'individu présente la pathologie diagnostiquée, mais qui, dans ce cas particulier, n'aurait jamais causé de maladie réelle, même si elle n'avait pas été découverte et traitée." (Hoffman 2017)

Le problème du sur-dépistage et du surdiagnostic est que, bien que nous puissions facilement identifier ces patients dans les données statistiques globales, ils ne peuvent pas vraiment être identifiés cliniquement au stade du soin (NDLR :on peut identifier le surdiagnostic à l'échelle populationnelle, en comparant des populations soumises à des intensités différentes de dépistage, mais pas à l'échelle individuelle ; lors de la prise en charge d'une personne, il n'y a pour le clinicien, le biologiste et le radiologue seulement un diagnostic).
Contrairement aux faux positifs, qui peuvent potentiellement être identifiés (NDLR : le faux positif est une non-pathologie mise en évidence par des examens complémentaires) , le surdiagnostic se produit en présence d'une pathologie réelle, de sorte que les tests supplémentaires ne peuvent jamais remettre le "génie dans la boîte". Ainsi, le surdiagnostic conduit nécessairement à un surtraitement, et les patients ne sont donc pas seulement exposés aux inconvénients des tests, mais aussi à ceux de nos traitements (inutiles).

(NDLR : en mammographie, la fausse alerte ou faux positif est la suspicion d'un cancer sur une image mammographique, mais qui ne se confirmera pas après d'autres examens complémentaires. C'est donc un non-cancer, ce que l'on sait après avoir réalisé d'autres examens que la mammographie.
Le surdiagnostic c'est l'identification en mammographie d'un réel cancer authentifié par la biopsie, mais qui n'aurait pas évolué en l'absence de dépistage et n'aurait pas mis en danger la vie de la femme s'il était resté ignoré).

Bien que cela puisse sembler trop philosophique pour les médecins urgentistes en exercice (sic), nous devons vraiment nous pencher sur la définition de la maladie. Le langage a le pouvoir de façonner la réalité. En appliquant un diagnostic à un patient, nous rendons les choses telles qu'elles sont. Or, d'un point de vue physiologique, de nombreuses affections se présentent sous la forme d'un spectre (ou éventail de pathologies, NDLR), et s'il est logique de parler de 'maladie' pour une partie de ce spectre, il n'est certainement pas judicieux de qualifier tout le monde de malade.
(NDLR, la terminologie d'une lésion a une grande importance car elle détermine l'attitude plus ou martiale que la médecine va employer pour la traiter. Lors d'une réunion du National Cancer Institute américain en 2012, un groupe d'experts a discuté des stratégies visant à atténuer les préjudices du surdiagnostic et du surtraitement. Le fait qu'une large proportion de carcinomes in situ du sein, par exemple, est peu susceptible d'évoluer vers un cancer invasif a conduit à la proposition de modifier la terminologie pour supprimer le mot "carcinome" (et le mot 'cancer de stade 0') afin que le nom corresponde mieux à la compréhension croissante de la biologie sous-jacente, en les désignant simplement comme des "néoplasies intraépithéliales".
Les termes "cancer" et "carcinome" devaient être réservés aux lésions susceptibles de progresser. Lire ici : https://cancer-rose.fr/2023/04/25/ne-mappelez-plus-cancer/)

Par exemple, il existe certainement un niveau à partir duquel l'hypertension artérielle est nocive et à partir duquel les avantages d'une intervention dépassent les risques. Toutefois, le seuil exact fait l'objet d'un vif débat. Devrions-nous vraiment qualifier de malade une personne dont la pression artérielle systolique est de 142 ? Cela se traduit-il par un bienfait global ?
(NDLR : la question. de"quand est-on malade?" est posée dans le livre de Dr B.Duperray, "dépistage du cancer du sein, la grande illusion" aux éditions Souccar, extrait page 249
"Vouloir dépister sans savoir répondre à la question à partir de quand est-on malade ? conduit inévitablement au surdiagnostic. Si l’on ne peut pas encore se soustraire à tout coup à la mort par cancer du sein, on peut, en évitant le surdiagnostic, ne pas avoir à vivre l’agression médicale face à une maladie hypothétique fabriquée de toute pièce."
)

En ce qui concerne la médecine d'urgence, nous savons que les petits caillots sanguins sont extrêmement fréquents dans le corps humain. Il existe un équilibre permanent entre la coagulation et la lyse qui est intrinsèquement normal (pas de maladie). Si une embolie pulmonaire sous-segmentaire (affectant une toute partie très minime d'un poumon, NDLR) est découverte fortuitement sur un scanner de traumatologie, ce patient doit-il être considéré comme malade ? Lorsque nous trouvons des nodules fortuits sur un scanner de traumatologie, à partir de quel seuil devons-nous les qualifier d'anormaux ? Plus nous demandons d'examens, plus ces questions deviennent pressantes.
(Article connexe à lire à partir de la partie B, incidentalomes et soins de faible valeur)

L'explosion des informations diagnostiques dont nous disposons souligne "l'importance de faire la distinction entre les données (une collection de faits isolés), l'information (la reconnaissance du modèle que ces données impliquent), la connaissance (une compréhension de ce que ces informations signifient) et la sagesse (savoir comment appliquer les connaissances d'une manière qui améliore les résultats)". (Hoffman 2017)

Preuves de surdiagnostics

La plupart des preuves de surdiagnostic proviennent du domaine des soins primaires et du dépistage. Bien qu'ils ne relèvent pas de la médecine d'urgence, ces exemples permettent d'élucider les problèmes posés par le dépistage dans les populations à faible risque.

Le cancer de la thyroïde est un exemple classique.
(Article connexe : https://cancer-rose.fr/2020/06/05/le-surdiagnostic-du-cancer-de-la-thyroide-une-preoccupation-feminine-aussi/)
L'incidence du cancer de la thyroïde est restée relativement stable pendant des décennies, jusqu'à ce que le dépistage commence à devenir populaire dans les années 1990. L'incidence a ensuite triplé entre 1990 et 2009, mais la mortalité est restée totalement inchangée. "Nous avons constaté qu'il existe une épidémie de cancer de la thyroïde aux États-Unis. Cependant, il ne semble pas s'agir d'une épidémie de maladie. Nos résultats démontrent que le problème est dû au surdiagnostic du cancer papillaire de la thyroïde, une anomalie souvent présente chez des personnes qui n'en développent jamais les symptômes." (Davies 2014)
La situation est encore pire en Corée du Sud, où un programme de dépistage financé par le gouvernement a entraîné une multiplication par 15 des diagnostics de cancer de la thyroïde, sans qu'il y ait de preuve d'une amélioration de l'état de santé des patients. (Lee 2014 ; Park 2016)

NDLR : nous voyons de ce schéma tiré de la référence Davies 2014 (voir réfs en bas d'article) qu'avec le sur-dépistage des cancers thyroïdiens nous avons un paradoxe entre l'inflation des diagnostics de cancers et une mortalité pourtant non améliorée.
On trouve des preuves similaires de surdiagnostic pour le cancer du sein, le cancer de la prostate et le cancer du poumon. (Draisma 2009 ; Welch 2010 ; Patz 2014)

(Lire aussi : https://cancer-rose.fr/2023/01/09/le-surdiagnostic-des-cancers-un-defi-a-lere-du-depistage/)

Surdiagnostic en médecine d'urgence

Dans un article précédent sur le surdiagnostic, j'ai parlé d'un document examinant des exemples de surdiagnostic dans les services d'urgence (Vigna 2022). (Vigna 2022)
Cet article présente des exemples de surdiagnostic d'embolie pulmonaire, de maladie coronarienne, d'hémorragie sous-arachnoïdienne et d'anaphylaxie. En d'autres termes, le surdiagnostic est probablement présent dans les affections les plus courantes que nous évaluons chaque jour.

En réponse à une étude de base de données suggérant que nous pourrions manquer des fractures cervicales dans la population gériatrique, Hoffman et ses collègues présentent des données suggérant que de nombreuses fractures vertébrales chez les personnes âgées sont asymptomatiques, et donc "non seulement une intervention de routine ne conduirait pas à un bénéfice, mais elle produirait presque certainement un préjudice substantiel (et évitable) pour beaucoup de ces personnes."  (Hoffman 2017)
En d'autres termes, bien que la découverte d'une fracture cervicale semble toujours importante, les fractures cervicales pourraient représenter un autre exemple de surdiagnostic.

Une fracture du rachis cervical peut-elle faire l'objet d'un "surdiagnostic" ? À première vue, cette affirmation semble étrange. Les fractures du rachis cervical sont importantes à détecter, n'est-ce pas ? Cependant, je pense que Hoffman a tout à fait raison. Au cours de la dernière décennie, les radiographies du rachis cervical sont tombées en désuétude, remplacées presque entièrement par la tomodensitométrie. On nous a dit que c'était nécessaire, car la sensibilité des rayons X n'était tout simplement pas suffisante. Cela ne m'a jamais semblé correct. Il est évident que le scanner trouvera beaucoup plus de choses que la radiographie, mais était-ce vraiment un problème que nous devions résoudre ? Dans les années 1990, combien de patients ont été renvoyés de l'hôpital après une radiographie normale et sont devenus paralysés à cause d'une fracture de la colonne cervicale manquée ? Si le scanner était vraiment meilleur, nous devrions être en mesure de mettre en évidence les véritables préjudices subis par les patients à l'époque où il n'existait pas encore, mais le pouvons-nous ? Ou bien toutes les lésions supplémentaires détectées par le scanner sont-elles sans importance pour nos patients, sans qu'il soit nécessaire de modifier la prise en charge ? (Je ne demande pas d'imagerie pour les fractures nasales, parce que cela ne va pas changer la pratique. Peut-être que le scanner du rachis cervical est similaire).

Si le surdiagnostic est possible pour les fractures du rachis cervical, il semble qu'il le soit pour tous les diagnostics que nous posons.

Aidons-nous vraiment nos patients en identifiant et en réalisant un plâtre pour une fracture /avulsion ? Une admission pour une petite augmentation de la troponine est-elle une bonne ou une mauvaise chose (NDLR le dosage de la troponine est utilisé dans le diagnostic d'infarctus)? Avions-nous besoin de trouver cette culture d'urine positive ? Pour presque tous les tests que nous demandons, il y a probablement des exemples de patients qui feraient mieux de ne pas en connaître les résultats.

Comment pouvons-nous nous améliorer ?

Les causes de surtesting sont complexes et variées, notamment le risque de faute professionnelle, les incitations financières, les préférences des praticiens, le manque de suivi disponible, les attentes des patients, la complexité croissante de la médecine d'urgence et la culture de la perfection qui prévaut en médecine. (Carpenter 2015)
Carpenter et ses collègues suggèrent également que le manque de connaissance des règles de décision pourrait entraîner un surtest, mais personnellement je pense que l'exact opposé est probablement vrai ; les règles de décision avec des preuves imparfaites, et l'accent mis sur une sensibilité parfaite, mais une spécificité médiocre, entraînent probablement un surtesting.
(NDLR : l'auteur fait allusion aux recommandations émises sur des conduites à tenir pour des situations cliniques précises, et fait référence aux protocoles et référentiels recommandés dans telle ou telle situation clinique, auxquels on incite les cliniciens à se référer pour la prise en charge des pathologies)

Nous avons besoin d'une meilleure recherche. De nombreux arguments concernant les tests sont fondés sur des opinions plutôt que sur des données. Par exemple, de nombreux médecins urgentistes pensent que la prescription de tests prend moins de temps que la prise de décision partagée, mais de bonnes données sur ce sujet pourraient prouver qu'ils ont tout à fait tort. (La prescription de tests nécessite au moins une rencontre supplémentaire avec le patient, sans parler du temps consacré à l'interprétation du test, à la documentation des résultats et à l'inefficacité souvent liée à la recherche de patients dans la salle d'attente une fois les tests terminés).

Nous devons également encourager les essais cliniques randomisés sur les tests. Trop souvent, les tests sont introduits sur la base de leurs seules caractéristiques, mais sans information sur les résultats pour les patients. (Ou pire encore, des essais contrôlés randomisés sont réalisés et ne montrent aucun avantage, mais nous ignorons ces essais parce que la sensibilité du test est assez bonne. ...
En l'absence de recherches appropriées, il est impossible pour les cliniciens de savoir quand un test est approprié ou non.

Malheureusement, même avec une recherche correctement financée, nous risquons de nous retrouver avec d'importantes lacunes dans nos connaissances. "Les essais contrôlés randomisés (ECR), considérés à juste titre comme le critère de référence pour évaluer le bénéfice potentiel d'une intervention, sont notoirement médiocres pour évaluer les dommages potentiels. Les RCT ont presque toujours une puissance insuffisante pour rechercher les préjudices, ils recherchent rarement (et ne parviennent donc pas à identifier) les préjudices qui n'étaient pas prévisibles avant la réalisation de l'étude, ils ne durent presque jamais assez longtemps pour évaluer les préjudices qui se produisent au fil du temps, et (comme les gériatres le savent si bien) ils excluent généralement précisément les personnes qui sont les plus à risque." (Hoffman 2017)

NDLR, extrait du livre de C.Bour "mammo ou pas mammo ?" aux éditions Souccar, page 168 :
"De 1970 à 1980, dans divers pays (Norvège, Danemark, Canada, New York, Suède) des femmes ont été incluses dans des études expérimentales, ce qu’on appelle des essais. Ces essais consistaient à comparer tout simplement le devenir de femmes dépistées à celui de femmes non dépistées. À l’époque c’était possible, les femmes n’ayant jamais été radiographiées au niveau des seins. On disposait de ce qu’on peut appeler des « cohortes pures ». Ces études montraient une soi-disant formidable diminution de mortalité grâce au dépistage, jusqu’à 30 % de moins de risque de décéder d’un cancer du sein. Le résultat semblait enthousiasmant. Or ces premières expériences comportaient de bien nombreux biais, c’est-à-dire des irrégularités dans la méthode, dans la répartition des femmes entre les deux groupes et dans les analyses statistiques. La méthodologie n’obéissait pas aux critères de qualité actuels. Les résultats les meilleurs étaient obtenus avec les moins bonnes mammographies. D’ailleurs, aucun des appareils utilisés alors n’obtiendrait l’agrément pour être utilisé de nos jours."

Nous avons besoin de systèmes financiers qui récompensent les médecins pour leurs bons soins, et pas seulement pour leur efficacité ou leur rapidité. Nous avons besoin de systèmes juridiques plus raisonnables, capables de reconnaître les avantages à long terme de l'évitement des tests, plutôt que de simplement sanctionner les médecins lorsque des tests ne sont pas demandés.

Nous avons besoin d'une culture médicale qui reconnaisse les seuils des tests et le taux d'échec...
Une bonne éducation ne peut se contenter de mettre l'accent sur la mentalité du "envisager le pire d'abord" ou sur les erreurs de diagnostics, sans insister sur les nombreux inconvénients des tests supplémentaires.

Pour que le service des urgences réduise le nombre de tests, nous avons besoin de systèmes de santé fonctionnels, avec un suivi fiable, afin de ne pas rester les seuls médecins auxquels les gens peuvent avoir accès. Nous devons reconnaître que les tests sont utiles lorsque nous choisissons le bon test. Nous devons avoir accès aux tests appropriés dans les services d'urgence. Je n'ai pas accès à l'IRM en temps voulu, si bien que mes patients souffrant d'une possible syndrome de la queue de cheval (compression des nerfs inférieurs de la moelle épinière dans le bas du dos, aux étages vertébraux S2, S3, S4 et S5) subissent souvent d'abord un scanner, puis une IRM, ce qui accroît les risques potentiels d'un test sans aucun bénéfice.

Bien que cela ne concerne pas vraiment la médecine d'urgence, toute la logique derrière le dépistage et la détection précoce doit être reconsidérée, et les programmes de dépistage ont besoin de preuves solides de l'amélioration des résultats réels orientés vers le patient (et non pas des résultats ridicules et artificiels comme la mortalité spécifique à la maladie).
Nous devons reconnaître que tous les tests peuvent être nocifs (par le biais de faux positifs et de surdiagnostics) et qu'aucun test ne devrait être effectué "systématiquement". (Oui, j'en appelle à mes bons amis, les aficionados de l'échographie aux urgences).

Si des règles de décision doivent être utilisées, elles doivent être conçues avec des objectifs rationnels ... elles doivent être testées de manière approfondie par le biais d'études de mise en œuvre qui démontrent réellement le bénéfice pour le patient, plutôt que de s'arrêter simplement lorsque nous constatons une sensibilité décente (tout en ignorant également la faible spécificité qui conduira à des tests excessifs).

Nous avons besoin d'une meilleure éducation. Les problèmes de surdiagnostic ne sont pas bien connus en médecine, et il est logique de commencer par là, mais nous ne progresserons pas sur cette question tant que les patients n'auront pas compris que les tests peuvent être nocifs.

Les médecins urgentistes reconnaissent le gaspillage des tests et acceptent que la prise de décision partagée soit nécessaire et réaliste. Nous voulons tous ce qu'il y a de mieux pour nos patients. Cependant, les solutions à ces problèmes ne seront pas trouvées au niveau individuel. L'éducation est une approche nécessaire, mais insuffisante. Les décisions actuelles en matière de tests diagnostiques sont largement motivées par des pressions sociétales ou culturelles. La résolution de ces problèmes nécessitera un changement sociétal ou culturel.
(Article connexe à lire : https://cancer-rose.fr/2023/01/26/article-pour-les-usagers-les-tests-de-routine-juste-pour-se-rassurer-cest-une-mauvaise-idee/

Pour l'instant, tout ce que vous pouvez faire en tant que médecin praticien, c'est de vous rappeler de vous poser la question suivante : mon patient pourrait-il se porter mieux si on ne cherchait pas ?

References

Carpenter CR, Raja AS, Brown MD. Overtesting and the Downstream Consequences of Overtreatment: Implications of “Preventing Overdiagnosis” for Emergency Medicine. Acad Emerg Med. 2015 Dec;22(12):1484-92. doi: 10.1111/acem.12820. Epub 2015 Nov 14. PMID: 26568269

Davies L, Welch HG. Current thyroid cancer trends in the United States. JAMA Otolaryngol Head Neck Surg. 2014 Apr;140(4):317-22. doi: 10.1001/jamaoto.2014.1. PMID: 24557566

Draisma G, Etzioni R, Tsodikov A, Mariotto A, Wever E, Gulati R, Feuer E, de Koning H. Lead time and overdiagnosis in prostate-specific antigen screening: importance of methods and context. J Natl Cancer Inst. 2009 Mar 18;101(6):374-83. doi: 10.1093/jnci/djp001. Epub 2009 Mar 10. PMID: 19276453

Hoffman JR, Carpenter CR. Guarding Against Overtesting, Overdiagnosis, and Overtreatment of Older Adults: Thinking Beyond Imaging and Injuries to Weigh Harms and Benefits. J Am Geriatr Soc. 2017 May;65(5):903-905. doi: 10.1111/jgs.14737. Epub 2017 Feb 7. PMID: 28170085

Hoffman JR, Cooper RJ. Overdiagnosis of disease: a modern epidemic. Arch Intern Med. 2012 Aug 13;172(15):1123-4. doi: 10.1001/archinternmed.2012.3319. PMID: 22733387

Lee JH, Shin SW. Overdiagnosis and screening for thyroid cancer in Korea. Lancet. 2014 Nov 22;384(9957):1848. doi: 10.1016/S0140-6736(14)62242-X. Epub 2014 Nov 21. PMID: 25457916

Park S, Oh CM, Cho H, Lee JY, Jung KW, Jun JK, Won YJ, Kong HJ, Choi KS, Lee YJ, Lee JS. Association between screening and the thyroid cancer “epidemic” in South Korea: evidence from a nationwide study. BMJ. 2016 Nov 30;355:i5745. doi: 10.1136/bmj.i5745. PMID: 27903497

Patz EF Jr, Pinsky P, Gatsonis C, Sicks JD, Kramer BS, Tammemägi MC, Chiles C, Black WC, Aberle DR; NLST Overdiagnosis Manuscript Writing Team. Overdiagnosis in low-dose computed tomography screening for lung cancer. JAMA Intern Med. 2014 Feb 1;174(2):269-74. doi: 10.1001/jamainternmed.2013.12738. Erratum in: JAMA Intern Med. 2014 May;174(5):828. PMID: 24322569

Vigna M, Vigna C, Lang ES. Overdiagnosis in the emergency department: a sharper focus. Intern Emerg Med. 2022 Mar 5. doi: 10.1007/s11739-022-02952-8. Epub ahead of print. PMID: 35249191

Welch HG, Black WC. Overdiagnosis in cancer. J Natl Cancer Inst. 2010 May 5;102(9):605-13. doi: 10.1093/jnci/djq099. Epub 2010 Apr 22. PMID: 20413742

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Risque accru de cancers cutanés après irradiation pour cancer du sein

12/03/2024

La radiothérapie pour le traitement du cancer du sein entraîne un risque accru de cancer de la peau sur le site d'irradiation, selon une recherche publiée le 8 mars dans JAMA Network Open.
Une équipe de chercheurs de l’Université de Stanford dirigée par Shawheen Rezaei a constaté que le risque de diagnostic de cancer de la peau non kératinocytaire, comme le mélanome et l’hémangiosarcome, après un traitement du cancer du sein par radiothérapie, était de plus de 50 % plus élevé par rapport à la population générale

L'épiderme comprend deux types de cellules, les kératinocytes et les mélanocytes.
Les kératinocytes sont des cellules de l'épiderme (couche superficielle de la peau), jointives, et distribuées en plusieurs couches. 
Les mélanocytes sont situés, eux, à la base de l’épiderme. Ils synthétisent les pigments de la peau qu'on regroupe sous le terme de mélanines, fabriquées dans les mélanosomes. 

Chacun de ces types cellulaires de la peau peut être à l’origine de tumeurs cutanées dont la fréquence et l'agressivité sont variables. Les tumeurs qui se développent à partir des kératinocytes épidermiques sont les plus fréquentes et peuvent occasionner des carcinomes baso‐cellulaires et des carcinomes spino‐cellulaires. Ce sont tumeurs d’origine kératinocytaire, que l’on regroupe sous l’appellation « cancers de la peau non mélanocytaires ».

Les cancers non kératocytaires, à l'opposé, regroupent les mélanomes qui se produisent au dépens des mélanocytes et qui sont beaucoup plus agressifs avec un potentiel métastatique.
Ces cancers non kératocytaires comprennent aussi les hémangiosarcomes, beaucoup plus rares, qui sont des néoplasmes malins caractérisés par des cellules infiltrantes à prolifération rapide, à partir des parois des vaisseaux sanguins ou lymphatiques.
L' antécédent de radiothérapie, même ancienne, est déjà connu comme étant un facteur de risque, de même que la présence d'un lymphœdème infectieux ou séquellaire après un traitement chirurgical.
Le sarcome de Kaposi par exemple, plus fréquent chez les patients atteint de SIDA, est une forme particulière de ces cancers.

L'étude

Il s'agit d'une étude de cohorte, incluant des données recueillies entre 2000 et 2019 auprès de 875880 patientes atteintes d’un cancer du sein nouvellement diagnostiqué.
Au total, 99,3 % des patients étaient des femmes, 51,6 % avaient plus de 60 ans et 50,3 % ont reçu une radiothérapie.

Les chercheurs ont examiné si la radiothérapie dans le traitement du cancer du sein augmentait ultérieurement le risque de cancers de la peau non kératinocytaires, c'est à dire les plus graves.
Ils se sont concentrés sur les cancers localisés à la peau du sein ou du tronc, donc des sites d'irradiation, et ont comparé les résultats aux patients traités par chimiothérapie et chirurgie.

Les auteurs avancent un risque de 57% plus élevé de cancer non kératocytaire pour les patients traités par radiothérapie par rapport à celui de la population générale, lorsque l’on considère la peau du sein ou du tronc.
Le traitement par radiothérapie était également lié à un risque plus élevé de cancer de la peau non kératinocytaire par rapport à la chimiothérapie et aux interventions chirurgicales, selon l’étude.

Les auteurs appellent à de futures études sur les effets de la dose du rayonnement et sur les profils génétiques des patientes atteintes d’un cancer du sein, comme facteurs favorisants possibles pour ce risque accru.

Ils expliquent que les résultats de l'étude peuvent aider les médecins à informer leurs patientes atteintes d’un cancer du sein qu'elles présentent certes un risque faible de cancers cutanés secondaires mais néanmoins plus élevé (de plus du double) par rapport à la population générale, après leur radiothérapie.
Selon eux « il faut mieux définir et intégrer le risque subséquent de tumeurs malignes dans les processus de consultation des patients et les plans de soins de suivi des survivants. »

Considérations subséquentes

Le surdiagnostic est donc bien évidemment à nouveau au centre de la problématique. Dire aux femmes que détecter davantage de cancers petits leur promet un traitement plus "léger" est inacceptable lorsqu'on sait que ce traitement "léger" comprend très fréquemment de la radiothérapie après chirurgie pour cancer du sein.
Les effets carcinogènes de la radiothérapie sont bien connus, et l'enjeu pour les femmes n'est pas d'avoir un traitement plus "léger", mais de n'avoir pas de traitement du tout lorsque celui-ci n'était pas nécessaire et découle d'une détection elle aussi non nécessaire de cancers qui n'auraient pas menacé la vie.

Cette question d'un surtraitement se pose de façon accrue lors de la détection de carcinomes in situ, lésions ne menaçant pas la vie dans la très grande majorité des cas et dont la sur-détection est majorée par le dépistage intempestif que nous connaissons, les femmes y étant incitées à présent de plus en plus jeunes et hors recommandations, une pratique se répandant demandant aux femmes de réaliser, déjà jeune, une "mammographie de référence", ce qui n'a absolument aucun intérêt puisque le sein est un organe variable selon l'état hormonal de la femme, selon le poids, les grossesses etc ....

Plusieurs éléments sont à rappeler, et à avoir en tête lorsqu'on est médecin prescripteur :
* Le dépistage est proposé à des femmes ne se plaignant de rien, saines, à qui l'ont doit l'information loyale sur l'éventualité de surdiagnostic et de possibilité de pathologies induites par les traitements.
* L'enjeu d'un dépistage n'est pas de recruter de plus en plus de cancers, cet argument est souvent à la base de la promotion du dépistage ; or son rôle est avant tout d'éviter de mourir des cancers graves.
* Pour la patiente concernée, même si les cancers secondaires sont globalement rares, ils existent et sont toujours plus fréquents que dans la population générale, et pour la femme concernée, quoi que soient les fréquences des évènements indésirables, pour elle ce sera toujours du 100% vécu...

Nous rajouterons pour finir que les cancers cutanés secondaires à la radiothérapie du sein ne sont pas les seules pathologies induites, des études ont montré l'augmentation significative de maladies cardio-vasculaires après radiothérapie, et l'augmentation des maladies malignes du sang.
Les mécanismes sont expliqués dans cet article sur le site : https://cancer-rose.fr/2021/06/01/les-cancers-radio-induits-apres-radiotherapie-du-cancer-du-sein/

Conclusion

Cette étude fait émerger deux point essentiels :
1- la nécessité incontournable d'informer les femmes des tenants et aboutissants du dépistage et des surtraitements qui en découlent, dont certains avec des conséquences fâcheuses sur la santé.
2- La nécessité de la mise en balance du surdiagnostic induit par le dépistage organisé ou hors-recommandations, pratiqué souvent trop tôt, trop fréquemment, parfois trop répété, avec les bénéfices du dépistage qui, de nos jours, peine à montrer une quelconque efficacité dans la réduction des cancers les plus graves et les plus mortels.

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Réflexion d’une radiologue

11 février 2024, Dr Cécile Bour, radiologue

A la suite de publications récentes sur les carcinomes in situ et les lésions du sein dites 'frontières', constituant une surdétection inutile du dépistage car n'impactant pas la vie des femmes, je me permets ici quelques considérations personnelles, issues de ma propre pratique et des constatations que j'ai pu accumuler, ayant suivi de près ce dépistage depuis sa genèse et sa généralisation en 2004 en tant que jeune radiologue installée, jusqu'à l'aboutissement de nos jours, à un âge où ma carrière vient toucher à sa fin.

Il convient de rappeler, encore et toujours, que le but premier d'un dépistage n'est pas de récolter des lésions à foison, n'est pas de trouver un maximum de choses, mais d'en tirer des bénéfices de trois sortes :
 réduire la mortalité par la maladie,
 diminuer le nombre des formes avancées de cancer du sein,
• alléger les traitements en faisant reculer les mastectomies totales et les traitements les plus lourds.

L’effet sur la mortalité par cancer du sein est non démontré (selon diverses hypothèses et diverses méta-analyse, il faudrait, en gros, suivre 700 à 2 500 femmes pendant quatorze ans à 20 ans pour trouver un seul décès évité). En parallèle :
• Les diagnostics en excès, appelés les surdiagnostics, selon les évaluations les plus pessimistes atteignent 30 à 50 %.
• les cancers de l’intervalle, malgré tous les efforts de détection précoce, qui sont les plus néfastes et agressifs, représentent toujours un tiers des cas de cancers .
* les traitements agressifs sont en augmentation. (Environ 30 à 35% de chimio- et radiothérapies en plus. Les procédures chirurgicales ne diminuent en rien, au contraire).

À partir, déjà des années 1990, au fur et à mesure que se développe le dépistage, on observe une flambée de cancers canalaires in situ.
Cet accroissement spectaculaire du nombre de cancers in situ diagnostiqués est signalé déjà en 1996 par Virginia Ernster, une épidémiologiste de l’université de Californie, San Francisco (Ernster Vl, Barclay J et al. Incidence of and treatment for ductal carcinoma in situ of the breast. JAMA. 1996 Mar 27;275(12):913-8. )

Les atypies et lésions frontières sont mises en évidence déjà par Nielsen ce que relate une méta-analyse d'études d'autopsies, sur 13 études  de 10 pays différents, sur 6 décades (de 1948 à 2010), incluant  2363 autopsies avec 99 cas de cancers dits "incidentalomes" (cancers de découverte fortuite), de lésions précancéreuses, de cancers in situ et d'hyperplasies atypiques, mais parallèlement peu de cancers invasifs.

Deux études apportent elles aussi une lumière sur ces lésions et sur le fait que leur présence dans le sein est fréquente, sans que la vie des femmes soit impactée : l’étude de Nashville au Tennessee (Page Dl, Dupont WD et al. Continued local recurrence of carcinoma 15-25 years after a diagnosis of low grade ductal carcinoma in situ of the breast treated only by biopsy. Cancer. 1995 Oct 1;76(7):1197-200. ), et l’étude de Bologne en Italie (Eusebi V, , Feudale E, Foschini MP et al. Long-term follow-up of in situ carcinoma of the breast. Seminars in Diagnostic Pathology. 1989;6(2):165-173. )

Elles relatent les cas de femmes pour qui le diagnostic de carcinome in situ a été fait avec un retard de dix à vingt ans. Lors de la première lecture effectuée des biopsies, faite dans les années 1950 pour l'une et en 1960 pour l'autre étude, les lésions avaient été classées bénignes.
Les femmes n’avaient donc pas été traitées.
Mais après la relecture plus récente ensuite de ces mêmes biopsies, il s’est avéré que ces femmes étaient en fait bel et bien porteuses d’un cancer in situ.
Comment ces cancers qui avaient échappé à la vigilance des médecins ont-ils évolué ? Parmi les femmes du Tennessee, dix ans plus tard, 25 % d'entre elles, vivantes, avaient un cancer invasif et parmi les Italiennes, vingt ans plus tard, 11 % avaient un cancer invasif, ce qui revient à dire que respectivement 75 % et 89 % de ces femmes porteuses d’un carcinome in situ n’avaient PAS développé de cancer invasif.

On peut bien sûr objecter que c'est dommage pour la majorité de femmes porteuses d’un cancer in situ de se voir traitées inutilement pour sauver la petite minorité avec CIS et qui, elle, va présenter un cancer invasif. Mais que c'est un dommage somme toute acceptable.
Si cela était bien le cas et que les traitements des CIS étaient bénéfiques, on observerait chez les femmes dépistées une diminution des formes les plus graves de cancers et une baisse drastique de la mortalité par cancer du sein. Or, cela ne se produit pas.

Une étude très récente démontre que les dépistages ne prolongent pas la durée de la vie.
L'étude de Toronto montre que traiter les cancers canalaires in situ ne réduit pas la mortalité par cancer du sein, et que la prévention des récidives par radiothérapie ou mastectomie ne réduit pas non plus le risque de mortalité par cancer du sein.

Le diagnostic par dépistage d’un cancer in situ impacte profondément la qualité de la vie des femmes, qui, non informées de ces potentiels dangers auxquels le dépistage les expose, subissent toujours des traitements agressifs et une profonde angoisse de maladie sans bénéfice prouvé.

Où en sommes-nous à présent ?

Nous essayons de "rattraper le coup". On s'est fourvoyés, on a promis l'impossible aux femmes et comme ce Titanic de dépistage ne peut plus faire marche arrière, alors nous essayons de lui lancer quelques bouées de sauvetage en tentant, tant bien que mal, de limiter les dégâts et de prôner une désescalade thérapeutique.
Mais nous poussons le cynisme à faire cela "en accord avec la patiente", en lui donnant la possibilité de faire sa "propre décision". Alors oui c'est très bien et très moderne la décision partagée, nous-mêmes militons pour, car qui pourrait être contre.
Mais finalement, après avoir terrorisé les femmes pendant des décennies sur la possibilité de contracter un cancer du sein si on relâchait ne serait-ce qu'un tantinet la pression, après leur avoir corné que chaque minute compte, qu'il ne faut pas laisser la moindre petite cellule dégradée dans un sein, là maintenant on freine des quatre fers pour réduire nos traitements abusifs, et nous faisons peser tout le poids de la décision que la femme estimera toujours lourde de conséquences sur ses épaules, à elle.
Les interrogations "ai-je bien fait?" lui pèseront comme une épée de Damoclès toute sa vie durant, et de contrôle en contrôle.
Nous ne pourrons pas, en rien, avec cette désescalade thérapeutique que nous appelons de nos voeux, pour autant soulager les femmes d'une angoisse mortelle, nous avons juste lâchement glissé la responsabilité du terrain du médecin vers celui de la femme.

Cela au lieu d'avoir le courage, tous, d'avouer aux femmes que les campagnes de dépistage ont été instaurées trop vite, trop tôt, sans preuve suffisante, qu'on a fait fausse route, qu'on s'est plantés, qu'il n'y a pas de perte de chance réelle à ne pas aller au dépistage, qu'on peut faire sans, que finalement plus on avance, et plus on bidouille, plus on change notre "cuisine thérapeutique" sans parvenir à bout du cancer tueur, le seul qu'il nous fallait juguler, ce que le dépistage a complètement échoué à faire.

Je trouve cette lâcheté et ce culot à faire tout peser sur les épaules des femmes d'un cynisme confondant.

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Les atypies du sein, alléger le suivi

Traduction et synthèse par Cancer Rose, 10/02/2024

Article atypies et nouvelles recommandations

Opinion libre, Dr C.Bour, radiologue

Article connexe sur les 'in situ'

Atypies détectées lors du dépistage du cancer du sein et développement postérieur d'un cancer : analyse observationnelle de la cohorte prospective Sloane atypia en Angleterre.

BMJ 2024 ; 384 doi : https://doi.org/10.1136/bmj-2023-077039 (Publié le 01 février 2024)
https://doi.org/10.1136/bmj-2023-077039

Karoline Freeman, senior research fellow (Warwick Screening, Division of Health Sciences, Warwick Medical School, University of Warwick, Coventry, UK) ; David Jenkinson, senior research fellow (Screening Quality Assurance Service, NHS England, Birmingham, UK),Karen Clements, breast cancer research manager (Screening Quality Assurance Service, NHS England, Birmingham, UK), Matthew G Wallis, consultant radiologist,  Sarah E Pinder, professor of breast pathology,   Elena Provenzano, lead consultant breast pathologist, Hilary Stobart, patient representative, Nigel Stallard, professor of medical statistics, Olive Kearins, national lead breast screening, Nisha Sharma, consultant breast radiologist,  Abeer Shaaban, consultant pathologist, Cliona Clare Kirwan, consultant oncoplastic breast surgeon, Bridget Hilton, national audit project senior QA officer, Alastair M Thompson, section chief breast surgery, Sian Taylor-Phillips, professor of population health on behalf of the Sloane Project Steering Group.

QU'EST-CE QU'UNE ATYPIE ?

Ce terme regroupe ce qu'on appelle aussi "les lésions frontières", dont le nombre de cas augmente parallèlement au dépistage et depuis la multiplication des biopsies mammaires.
Elles constituent une frange dans les anomalies du sein située entre les lésions strictement bénignes et les lésions strictement malignes, et les limites entre les deux sont souvent floues, conduisant fréquemment l'anatomo-pathologiste à "upgrader" son compte rendu, de peur de sous-traiter. Ces lésions alimentent beaucoup la problématique du surtraitement généré par le dépistage systématique du cancer du sein.

Les lésions frontières sont variées, portent diverses dénominations selon leur caractérisation sous le microscope, et sont classées dans le tableau ci-dessous, en fonction du risque de cancer du sein qu'on leur attribue, le deuxième tableau listant les propositions thérapeutiques jusqu'à présent en vigueur.

PROBLEMES ET CONTEXTE

Ces lésions frontières ("borderline") soulèvent de multiples problèmes.
D’abord pour l'anatomo-pathologiste, leur identification diagnostique nécessite de la part du pathologiste une bonne expérience, une technique infaillible, une solide connaissance des critères de classifications garantissant que le résultat de l'analyse histologique puisse être reproductible et identique si lecture par une autre pathologiste, ce qui n'est pas toujours garanti....

Ensuite pour la patiente, la prise en charge thérapeutique se fait en fonction de ce qu'on a identifié dans le prélèvement d’une biopsie guidée. Mais les différentes entités trouvées dans un prélèvement sont parfois intriquées et les limites peu nettes ; dans un foyer d'atypie peut se retrouver un micro-foyer in situ, rendant les décisions de classification très difficiles et conduisant dans le sens d'un traitement plus lourd. Et très fréquemment on procède à l'exérèse de la plupart de ces lésions dont on estimait qu'elles conduiraient de facto à des lésions cancéreuses du sein, comme l'illustre la figure 1 de l'article sur l'étude dont nous allons parler. (Cliquez sur l'image)

Il s'agit d'une étude portant sur une cohorte de 3 238 femmes ayant reçu un diagnostic d'atypies épithéliales, appelée la cohorte anglaise 'Sloane'. Cette cohorte est reliée au registre anglais du cancer et au système d'information sur la mortalité et les naissances, pour obtenir des informations sur les cancers du sein subséquents et la mortalité.

L'objectif de l'étude était de comparer le nombre et le type de cancers du sein développés après le dépistage de l’atypie aux 11,3 cancers qu'on estime trouver ensuite par dépistage pour 1000 femmes au cours d’un cycle de dépistage de trois ans, au Royaume-Uni.
Plus précisément : On veut savoir si les femmes porteuses d'atypie ont un risque supplémentaire de développer davantage de cancers, si oui lesquels, et si oui quelles atypies prédisposent davantage au cancer.
A cet effet les données de cette cohorte ont été recueillies sur les formulaires de radiologie, d'histopathologie, de chirurgie et de radiothérapie, afin de fournir des preuves solides et généralisables sur le comportement des atypies.
On a comparé la survenue de cancers ultérieurs en comparant les femmes de la base de données du projet 'Sloane Atypia' aux données du Registre national des cancers, et les informations sur la mortalité ont été ajoutées.

Les principaux critères de suivi sont le nombre et le type des cancers du sein invasifs détectés un an, trois ans et six ans après le diagnostic de l'atypie, par type d'atypie, par âge et par année de diagnostic.

RAPPEL DES CONSTATS ACTUELS SUR LES ATYPIES

Les auteurs observent tout d'abord :
" La détection des atypies a été multipliée par quatre après l'introduction de la mammographie numérique entre 2010 (n=119) et 2015 (n=502)."

C'est ce qu'on voit très bien sur les graphiques détaillés ci-dessous, rassemblés dans la figure 3 de l'article. (Cliquez sur l'image)

Globalement on observe facilement ce bondissement des surdétections lors du passage au procédé de mammographie numérique vers 2010, beaucoup plus sensible notamment à la détection des microcalcifications. Les microcalcifications font partie des trois grands signes radiologiques que l'on recherche sur les clichés, qui peuvent annoncer la présence d'un cancer, et qui sont : les masses, les distorsions architecturales et les microcalcifications, que le procédé numérique détecte particulièrement bien.

Les explications avancées pour l'excès des détections de ces lésions sont les suivantes :

" Nous estimons que l'introduction progressive de la mammographie numérique en Angleterre depuis 2010, qui identifie davantage de microcalcifications, pourrait expliquer une grande partie de l'augmentation des atypies à partir de 2012....
Le reste de l'augmentation de l'incidence des atypies pourrait être dû à une modification des définitions des atypies et au fait que les pathologistes affinent leurs critères de diagnostic..."

" Un autre facteur pouvant être lié à l'augmentation des atypies pourrait être l'augmentation de la taille de l'aiguille de biopsie qui a pu être utilisée ces dernières années, augmentant la probabilité de trouver des atypies et diminuant la probabilité d'une classification erronée des atypies en carcinome in situ."

RESULTATS DE L'ETUDE

L'analyse a porté sur les questions clés suivantes :

1.         Combien de femmes développent un cancer après un diagnostic d'atypie et à quel moment ?
2.         Quel type de cancer se développe ?
3.         Combien de cancers ne sont pas détectés lors du diagnostic d'atypie ?
4.         Le risque de développer un cancer dépend-il du type d'atypie ?
5.         Quelle est la comparaison avec les femmes dépistées sans diagnostic d'atypie ?

Les résultats sont les suivants :

"-Le nombre de cancers après le diagnostic d'atypie (à 3 et 6 ans) était faible et ces cancers étaient similaires à ceux de la population générale de dépistage, avec un risque homolatéral et controlatéral similaire.
-Peu de cancers ont été manqués lors d'un diagnostic d'atypie et la VAE (excision mini-invasive assistée par le vide) n'a pas entraîné plus de cancers manqués que la prise en charge chirurgicale.
-Le nombre de cancers ne diffère pas significativement selon le type d'atypie, la densité mammaire ou l'âge après ajustement sur l'année du diagnostic.
-Le nombre de cancers après 3,5 ans suite au diagnostic d’atypie était égal au nombre de cancers dans la population générale de dépistage.
-Le risque de cancer au cours des dernières années était inférieur au risque historique, probablement en raison de l'introduction de la mammographie numérique qui identifie davantage de microcalcifications, d'un changement dans la nomenclature des atypies et de l'affinement des critères de diagnostic par les pathologistes, ainsi que de l'augmentation de la taille de l'aiguille de biopsie.

Pour résumer : " Les femmes dont les atypies ont été détectées plus récemment présentent des taux plus faibles de cancers subséquents détectés dans les trois ans" et " le grade, la taille et l'atteinte ganglionnaire des cancers invasifs ultérieurs étaient similaires à ceux des cancers détectés dans la population générale de dépistage, avec un nombre égal de cancers homolatéraux et controlatéraux."

Les analyses ont confirmé qu'à court terme, de nombreuses lésions atypiques peuvent représenter des facteurs de risque plutôt que de véritables précurseurs d'un cancer invasif et ont conclu qu'une mammographie annuelle pendant 5 ans après le diagnostic d'une atypie pourrait ne pas être bénéfique pour les femmes dans le cadre de l'actuel programme de dépistage du cancer du sein du NHS anglais. En outre, les changements récents apportés aux techniques de mammographie et de biopsie semblent identifier les cas d'atypie qui sont plus susceptibles de représenter un surdiagnostic."

CONCLUSION

Les auteurs concluent de la façon suivante :

" Il apparaît que peu de cancers ont été méconnus au moment du diagnostic de l'atypie et que la prise en charge non chirurgicale se révèle aussi sûre que l'excision chirurgicale de l'atypie dans cette cohorte.
Les caractéristiques des cancers détectés après une atypie étaient similaires à celles des cancers détectés dans la population générale de dépistage et aucun sous-groupe présentant un risque accru de développer un cancer invasif n'a été identifié.
Par conséquent, le signalement des atypies lors du dépistage pourrait contribuer au problème du surdiagnostic dans le cadre du dépistage du cancer du sein
."

Et de ce fait ils suggèrent :

"De nombreuses atypies pourraient représenter des facteurs de risque plutôt que des précurseurs de cancers invasifs...
Une mammographie annuelle à court terme après un diagnostic d'atypie pourrait ne pas être bénéfique. ..."

IMPLICATIONS POUR LA PRATIQUE CLINIQUE

Les recommandations pour le suivi de ces lésions nécessitent vraisemblablement un changement conséquent.
Les auteurs écrivent :
"Les résultats suggèrent qu'une mammographie annuelle supplémentaire pendant les trois premières années suivant un diagnostic d'atypie épithéliale pourrait ne pas être nécessaire en plus de la pratique de dépistage standard du Royaume-Uni proposée à toutes les femmes (c'est-à-dire une fois tous les trois ans).
Le nombre de femmes ayant reçu un diagnostic d'atypie et ayant développé un cancer au cours des trois premières années était faible."

Les lignes directrices au Royaume-Uni, en Europe et en Amérique recommandent généralement l'excision des atypies par biopsie ou par biopsie-exérèse chirugicale, suivie d'une surveillance rapprochée par imagerie.
En fonction de ce que cette étude rajoute comme connaissances sur ces lésions, les auteurs, dans une deuxième publication que nous allons voir, suggèrent une modification des recommandations.

Les connaissances supplémentaires que l'étude de cohorte Sloane apporte sont :
"- Le diagnostic de cancer du sein dans les trois ans suivant l'atypie était faible, en particulier dans les années les plus récentes (depuis 2012), et pourrait contribuer à l'augmentation du surdiagnostic dans le cadre du dépistage du cancer du sein.
- Des mammographies plus fréquentes pendant cinq ans après le diagnostic d'atypie pourraient ne pas être bénéfiques dans les programmes de dépistage du cancer du sein dont la qualité est assurée et qui prévoient l'utilisation universelle de la mammographie numérique et l'excision assistée par aspiration des lésions indéterminées ; ces protocoles de surveillance devraient être revus.
- Il n'a pas été démontré que l'ablation chirurgicale des atypies était nécessaire pour éviter les cancers manqués ; l'excision assistée par aspiration semble être aussi sûre que l'excision chirurgicale dans la prise en charge des atypies."

Des recommandations fondées sur ces nouvelles données doivent être envisagées.

Recommandations fondées sur des données probantes concernant la prise en charge des atypies dans le dépistage du cancer du sein : perspectives d'une réunion de consensus d'un groupe d'experts examinant les résultats du projet Sloane Atypia

British Journal of Radiology, Volume 97, Issue 1154, February 2024, Pages 324–330, https://doi.org/10.1093/bjr/tqad053

Karoline Freeman, PhD,  Alice Mansbridge, BSc,  Hilary Stobart, MSc,  Karen Clements, BSc, Matthew G Wallis, MBChB,  Sarah E Pinder, MBChB,  Olive Kearins, MSc, Abeer M Shaaban, MBBCh, MSc, PhD,  Cliona C Kirwan, MBBS, BSc, PhD, Louise S Wilkinson, BMBCh,  Sharon Webb, MPH,  Emma O’Sullivan, BSc, Jacquie Jenkins, MSc,  Suzanne Wright, PhD,  Kathryn Taylor, DCR, MSc, Claire Bailey, BNurs,  Chris Holcombe, MD,  Lynda Wyld, BMedSci, MBChB, PhD, Kim Edwards, MBBCh, DMRD,  David J Jenkinson, PhD,  Nisha Sharma, MRCP, Elena Provenzano, MB BS, PhD,  Bridget Hilton, BSc,  Nigel Stallard, PhD, Alastair M Thompson, BSc, MBChB, MD, Sian Taylor-Phillips, PhD on behalf of the Sloane Project Steering Group

Une réunion de consensus d'une demi-journée a été organisée ; elle réunissait 11 experts cliniques, un représentant de 'l'Independent Cancer Patients Voice', six représentants du NHS England, et deux chercheurs ; cette réunion a permis des discussions sur les résultats de l' analyse du projet Sloane Atypia, étude dont nous venons de parler plus haut, afin de re-considérer les lignes directrices et les conduites à tenir existantes.

Jusqu'à présent, expliquent les auteurs, " Les lignes directrices étaient basées sur les preuves existantes sur les taux de reclassification en « cancer » lors de l'excision, et sur le risque de cancer à long terme. Cependant, aucune preuve de l'efficacité de la mammographie de surveillance régulière à court terme n'était disponible et les lignes directrices incluaient un commentaire indiquant que cela devrait être modifié lorsque "davantage de données et de directives nationales seront disponibles".
Ce qui est maintenant le cas.

RECOMMANDATIONS REVUES POUR LES FEMMES AU ROYAUME UNI

Le groupe a décidé à une majorité de 17/19 (89,5 %, une personne ayant quitté le groupe) sur les données actuelles, que la mammographie de surveillance annuelle pendant les cinq premières années n'est pas bénéfique pour les femmes présentant des atypies, quel que soit le type d'atypie ou l'âge de la femme.

Le groupe recommande que les femmes présentant des atypies détectées au dépistage puissent se voir proposer un dépistage systématique tous les trois ans (comme cela est pratiqué pour la population des femmes âgées de 50 à 70 ans  au Royaume Uni), avec un message clair indiquant qu'elles n'avaient pas un cancer, et que leur prise en charge devait donc être la même que pour celles qui n'avaient pas d'atypie.

SITUATION EN FRANCE

Nous espérons grandement que les recommandations françaises évoluent aussi sagement vers une désescalade des suivis.
Voilà pour l'instant ce qui est préconisé par l'Institut National du Cancer et la Haute Autorité de Santé :

Au delà d'amoindrir ce suivi mammographique annuel prévu pendant 10 ans en France (seulement 5 ans en Angleterre jusqu'à présent), d'amenuiser les risques qui en découlent (irradiation, surdiagnostics), il s'agirait aussi de réduire l'anxiété liée à ce suivi excessif, et de libérer ces femmes de l'étiquette "femme à haut risque".

Les recommandations de la HAS de 2019 concernant les "modalités spécifiques de dépistage pour les femmes à haut risque", sont basées sur la recommandation de 2014, avec en bibliographie une note de cadrage datant, elle, de 2011 ; on ne peut pas dire que les sources soient très récentes.

Il est grand temps de moderniser tout cela, et, évidemment, de fournir aux femmes une information claire sur le surdiagnostic galopant et les surtraitements, qui surviennent à cause du dépistage lui-même, selon les demandes  de la concertations citoyenne de 2016, ce qui est soigneusement resté lettre morte jusqu'à présent.

Opinion libre, Dr Cécile Bour, radiologue

Je me permets ici quelques considérations personnelles, issues de ma propre pratique et des constatations que j'ai pu accumuler, ayant suivi de près ce dépistage depuis sa genèse et sa généralisation en 2004 en tant que jeune radiologue installée, jusqu'à l'aboutissement de nos jours, à un âge où ma carrière vient toucher à sa fin.

Il convient de rappeler, encore et toujours, que le but premier d'un dépistage n'est pas de récolter des lésions à foison, n'est pas de trouver un maximum de choses, mais d'en tirer des bénéfices de trois sortes :
réduire la mortalité par la maladie,
diminuer le nombre des formes avancées de cancer du sein,
alléger les traitements en faisant reculer les mastectomies totales et les traitements les plus lourds.

L’effet sur la mortalité par cancer du sein est non démontré (selon diverses hypothèses et diverses méta-analyse, il faudrait, en gros, suivre 700 à 2 500 femmes pendant quatorze ans à 20 ans pour trouver un seul décès évité). En parallèle :
Les diagnostics en excès, appelés les surdiagnostics, selon les évaluations les plus pessimistes atteignent 30 à 50 %.
les cancers de l’intervalle, malgré tous les efforts de détection précoce, qui sont les plus néfastes et agressifs, représentent toujours un tiers des cas de cancers .
* les traitements agressifs sont en augmentation. (Environ 30 à 35% de chimio- et radiothérapies en plus. Les procédures chirurgicales ne diminuent en rien, au contraire).

À partir, déjà des années 1990, au fur et à mesure que se développe le dépistage, on observe une flambée de cancers canalaires in situ.
Cet accroissement spectaculaire du nombre de cancers in situ diagnostiqués est signalé déjà en 1996 par Virginia Ernster, une épidémiologiste de l’université de Californie, San Francisco (ernster vl, Barclay J et al. Incidence of and treatment for ductal carcinoma in situ of the breast. JAMA. 1996 Mar 27;275(12):913-8. )

Les atypies et lésions frontières sont mises en évidence déjà par Nielsen ce que relate une méta-analyse d'études d'autopsies, sur 13 études  de 10 pays différents, sur 6 décades (de 1948 à 2010), incluant  2363 autopsies avec 99 cas de cancers dits "incidentalomes" (cancers de découverte fortuite), de lésions précancéreuses, de cancers in situ et d'hyperplasies atypiques, mais parallèlement peu de cancers invasifs.

Deux études apportent elles aussi une lumière sur ces lésions et sur le fait que leur présence dans le sein est fréquente, sans que la vie des femmes soit impactée : l’étude de Nashville au Tennessee (page Dl, dupont WD et al. Continued local recurrence of carcinoma 15-25 years after a diagnosis of low grade ductal carcinoma in situ of the breast treated only by biopsy. Cancer. 1995 Oct 1;76(7):1197-200. ), et l’étude de Bologne en Italie (euseBi v, FoscHini mp et al. Long-term follow-up of in situ carcinoma of the breast. Seminars in Diagnostic Pathology. 1989;6(2):165-173. )

Elles relatent les cas de femmes pour qui le diagnostic de carcinome in situ a été fait avec un retard de dix à vingt ans. Lors de la première lecture effectuée des biopsies, faite dans les années 1950 pour l'une et en 1960 pour l'autre étude, les lésions avaient été classées bénignes.
Les femmes n’avaient donc pas été traitées.
Mais après la relecture plus récente ensuite de ces mêmes biopsies, il s’est avéré que ces femmes étaient en fait bel et bien porteuses d’un cancer in situ.
Comment ces cancers qui avaient échappé à la vigilance des médecins ont-ils évolué ? Parmi les femmes du Tennessee, dix ans plus tard, 25 % d'entre elles, vivantes, avaient un cancer invasif et parmi les Italiennes, vingt ans plus tard, 11 % avaient un cancer invasif, ce qui revient à dire que respectivement 75 % et 89 % de ces femmes porteuses d’un carcinome in situ n’avaient PAS développé de cancer invasif.

On peut bien sûr objecter que c'est dommage pour la majorité de femmes porteuses d’un cancer in situ de se voir traitées inutilement pour sauver la petite minorité avec CIS et qui, elle, va présenter un cancer invasif. Mais que c'est un dommage somme toute acceptable.
Si cela était bien le cas et que les traitements des CIS étaient bénéfiques, on observerait chez les femmes dépistées une diminution des formes les plus graves de cancers et une baisse drastique de la mortalité par cancer du sein. Or, cela ne se produit pas.

Une étude très récente démontre que les dépistages ne prolongent pas la durée de la vie.
L'étude de Toronto montre que traiter les cancers canalaires in situ ne réduit pas la mortalité par cancer du sein, et que la prévention des récidives par radiothérapie ou mastectomie ne réduit pas non plus le risque de mortalité par cancer du sein.

Le diagnostic par dépistage d’un cancer in situ impacte profondément la qualité de la vie des femmes, qui, non informées de ces potentiels dangers auxquels le dépistage les expose, subissent toujours des traitements agressifs et une profonde angoisse de maladie sans bénéfice prouvé.

Où en sommes-nous à présent ?

Nous essayons de "rattraper le coup". On s'est fourvoyés, on a promis l'impossible aux femmes et comme ce Titanic de dépistage ne peut plus faire marche arrière, alors nous essayons de lui lancer quelques bouées de sauvetage en tentant, tant bien que mal, de limiter les dégâts et de prôner une désescalade thérapeutique.
Mais nous poussons le cynisme à faire cela "en accord avec la patiente", en lui donnant la possibilité de faire sa "propre décision". Alors oui c'est très bien et très moderne la décision partagée, nous-mêmes militons pour, car qui pourrait être contre.
Mais finalement, après avoir terrorisé les femmes pendant des décennies sur la possibilité de contracter un cancer du sein si on relâchait ne serait-ce qu'un tantinet la pression, après leur avoir corné que chaque minute compte, qu'il ne faut pas laisser la moindre petite cellule dégradée dans un sein, là maintenant on freine des quatre fers pour réduire nos traitements abusifs, et nous faisons peser tout le poids de la décision que la femme estimera toujours lourde de conséquences sur ses épaules, à elle.
Les interrogations "ai-je bien fait?" lui pèseront comme une épée de Damoclès toute sa vie durant, et de contrôle en contrôle.
Nous ne pourrons pas, en rien, avec cette désescalade thérapeutique que nous appelons de nos voeux, pour autant soulager les femmes d'une angoisse mortelle, nous avons juste lâchement glissé la responsabilité du terrain du médecin vers celui de la femme.

Cela au lieu d'avoir le courage, tous, d'avouer aux femmes que les campagnes de dépistage ont été instaurées trop vite, trop tôt, sans preuve suffisante, qu'on a fait fausse route, qu'on s'est plantés, qu'il n'y a pas de perte de chance réelle à ne pas aller au dépistage, qu'on peut faire sans, que finalement plus on avance, et plus on bidouille, plus on change notre "cuisine thérapeutique" sans parvenir à bout du cancer tueur, le seul qu'il nous fallait juguler, ce que le dépistage a complètement échoué à faire.

Je trouve cette lâcheté et ce culot à faire tout peser sur les épaules des femmes d'un cynisme confondant.

Article connexe : Changer le discours sur le carcinome canalaire in situ et le risque de cancer du sein

Nous avons maintes fois parlé du cas particulier du carcinome in situ (CIS), considéré comme un non-cancer, ou comme un cancer "stade 0", à ce point qu'il n'est pas comptabilisé dans les chiffres des nouveaux cas de cancers du sein dans les statistiques des instituts surveillant l'épidémiologie des maladies, ni par l'Institut National du Cancer.
Certains scientifiques pensent qu'il faudrait le "débaptiser", et ne plus le nommer "carcinome". Il est davantage considéré actuellement comme un facteur de risque non obligatoire de faire un cancer du sein ultérieur.
Il faut changer le discours sur cette entité particulière, et re-considérer le risque auquel il exposerait les femmes de cancer invasif, et de ce fait changer aussi les attitudes de suivi et les préconisations thérapeutiques.
Même démarche à faire, en somme, que pour les atypies, en tous cas pour aller au final vers une désescalade thérapeutique, et une vision moins affolante pour les femmes sur leur état de "malade".

C'est ce qui ressort de cette publication d'octobre 2023, que nous vous traduisons ci-dessous, et qui donne les résultats d'un travail de recherche, appelé PRECISION. Le but de ce projet de recherche est de savoir comment le CIS à faible risque diffère du CIS à plus haut risque, pour aider les femmes à mieux adapter les traitements et éviter les surtraitements.

L'article :

En ce mois de sensibilisation au cancer du sein, les nouvelles découvertes de l'équipe PRECISION du Cancer Grand Challenges montrent que le développement d'un cancer du sein à partir d'un CCIS est un événement rare et soulignent le besoin urgent de marqueurs pronostiques précis pour lutter contre le surtraitement du CCIS.

En 2015, Cancer Grand Challenges a lancé le défi Cancers létaux et non létaux dans le but de trouver des moyens de distinguer les cancers létaux qui doivent être traités des cancers non létaux qui ne doivent pas l'être. Depuis 2017, l'équipe PRECISION, dirigée par le professeur Jelle Wesseling de l'Institut néerlandais du cancer (NKI), relève ce défi dans le cas du carcinome canalaire in situ ( CCIS).

Le CCIS est caractérisé par la présence de cellules anormales dans les canaux lactifères du sein. Par définition, ces cellules anormales ne sont pas invasives, mais dans un petit nombre de cas, elles peuvent se transformer en cancer du sein invasif ipsilatéral (même sein).
Bien que le risque d'évolution vers un cancer du sein soit faible, le CCIS est souvent considéré comme un cancer du sein précoce et donc traité comme tel. Une partie des efforts de PRECISION a consisté à affiner cette description.
Dans une nouvelle étude multinationale portant sur plus de 47 000 femmes atteintes de CCIS aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et aux États-Unis, publiée dans le British Medical Journal, l'équipe a rapporté que l'incidence cumulée sur 10 ans du cancer du sein invasif ipsilatéral après un CCIS était de 3,2 %.
"Je pense que notre résultat le plus important est que le cancer invasif ipsilatéral après un CCIS est vraiment un événement rare et qu'il est donc d'autant plus important de déterminer qui sont les femmes à risque. Le CCIS en lui-même ne met pas la vie en danger et nous ne voulons pas traiter toutes les femmes de manière intensive et inutile", déclare le professeur Marjanka Schmidt du NKI, co-chercheur dans PRECISION et auteur principal de l'article.

Cette découverte s'inscrit dans le cadre d'une étude visant à déterminer l'association entre la taille du CCIS et l'état de la marge avec le risque de développer un cancer du sein invasif dans le côté ipsilatéral. Ces deux facteurs cliniques sont souvent utilisés en clinique pour stratifier le risque de lésions CCIS et déterminer la marche à suivre pour le traitement.
Actuellement, le traitement est généralement recommandé pour toutes les femmes atteintes de CCIS et peut inclure la chirurgie, la radiothérapie et l'hormonothérapie. Les médecins peuvent utiliser le grade du CCIS pour décider de la meilleure approche thérapeutique.
Mais dans la plupart des cas, les femmes auront subi un traitement pour un CCIS qui n'aurait pas évolué en cancer. Pour réduire le fardeau du surtraitement, il est urgent de trouver des moyens de distinguer les cas de CCIS qui présentent un risque élevé d'évoluer vers un cancer du sein invasif de ceux qui présentent un risque faible.

L'équipe a combiné les données de quatre cohortes de patientes - une des Pays-Bas, une du Royaume-Uni et deux des États-Unis - comprenant 47 695 femmes diagnostiquées avec un CCIS entre 1999 et 2017 et ayant subi soit une chirurgie conservatrice du sein, soit une mastectomie, souvent suivie d'une radiothérapie ou d'un traitement hormonal, soit les deux.
Ils n'ont trouvé qu'une faible relation entre la taille du CCIS et l'état des marges et le risque de cancer du sein invasif ultérieur dans le même sein, concluant que les caractéristiques cliniques telles que celles-ci étaient limitées dans la discrimination entre les CCIS à faible risque et à haut risque.
"Nous avons conclu que ces associations ne sont pas suffisamment importantes pour guider, dans la pratique clinique, les décisions concernant les personnes à traiter et celles à ne pas traiter", déclare Marjanka.

Cette étude est la plus importante du genre à ce jour pour explorer la valeur des facteurs de risque pronostiques après un CCIS. Elle a été rendue possible grâce aux collaborations internationales établies entre les groupes de recherche de PRECISION et au financement à grande échelle de l'initiative "Cancer Grand Challenges".
"En combinant et en comparant les différentes cohortes de patients, nous avons constaté que le risque de cancer du sein invasif ultérieur dans le même sein est très similaire au Royaume-Uni, aux États-Unis et aux Pays-Bas, et que d'autres variables cliniques sont également très comparables. Bien que les cohortes aient été constituées de manière différente et que les traitements soient quelque peu différents d'un pays à l'autre, les risques réels pour les femmes sont très similaires", ajoute le Dr Esther Lips du NKI, co-chercheur de PRECISION et auteur principal de l'article.

Souligner la nécessité de relever le défi des cancers létaux ou non létaux

L'objectif du défi "Cancers létaux ou non létaux" était d'identifier les changements qui distinguent une tumeur non létale d'une tumeur potentiellement létale, puis de déterminer comment ces changements peuvent être détectés avec précision.
Les travaux de l'équipe PRECISION soulignent la nécessité de relever ce défi dans le cas du CCIS et soulèvent des considérations importantes pour la gestion clinique du CCIS.
"Tout ce que nous savions sur le CCIS dans la pratique quotidienne avant PRECISION était largement basé sur des séries relativement petites, souvent biaisées, qui ne pouvaient pas avoir l'impact nécessaire pour informer les lignes directrices dans la clinique", déclare Jelle.
"Tout en voulant préserver les excellents résultats des traitements pour les femmes présentant un CCIS à haut risque, nous devons savoir exactement quelles sont les femmes qui courent un risque élevé. Je pense que cet article montre que certains facteurs clés utilisés en clinique, tels que la taille et l'état des marges, ne sont en fait pas vraiment indicatifs du risque. Même s'ils font une légère différence, ils n'ont pas d'utilité clinique".

Parallèlement à la recherche de l'équipe, le travail collaboratif de l'équipe PRECISION a suscité d'importantes conversations au-delà des frontières nationales entre les chercheurs, les défenseurs des patients et les cliniciens sur la définition du CCIS et la sensibilisation au risque de cancer du sein.
La compréhension du risque est particulièrement importante pour les femmes atteintes d'un CCIS qui sont confrontées à la décision de poursuivre ou non le traitement.
"Les femmes ont besoin de beaucoup plus d'informations sur leurs risques individuels futurs avant de prendre des décisions de traitement, mais le dilemme est que les cliniciens et les scientifiques ne peuvent toujours pas distinguer en toute sécurité quel CCIS évoluera et lequel n'évoluera pas", déclare Hilary Stobart, une représentante des patientes au sein de l'équipe.
"L'équipe internationale PRECISION travaille d'arrache-pied pour résoudre ce dilemme en collaborant à la recherche d'une combinaison de biomarqueurs qui permettra de distinguer en toute sécurité les femmes dont le CCIS doit être traité de celles qui n'en ont pas besoin. Cette vaste étude internationale en conditions réelles constitue une étape importante vers cet objectif, afin que les femmes et leurs cliniciens puissent prendre des décisions éclairées en matière de traitement et éviter éventuellement un surtraitement. Ce fut un grand privilège pour moi de défendre les intérêts des patientes en travaillant avec l'équipe de PRECISION".

Les résultats soulignent le besoin de nouveaux marqueurs pronostiques, et PRECISION a exploré plusieurs pistes dans le but de trouver des marqueurs biologiques qui peuvent être utilisés comme outils pour évaluer le risque de cancer du sein après un diagnostic de CCIS.

L'équipe PRECISION est financée par Cancer Research UK et la KWF Dutch Cancer Society.
"Au sein d'une équipe pluridisciplinaire, PRECISION tente d'identifier les facteurs de risque permettant de prédire si une femme atteinte d'un CCIS a besoin d'un traitement ou non. La possibilité d'adapter les traitements au risque individuel, dans le but d'éviter le surtraitement, s'inscrit parfaitement dans les objectifs principaux de la KWF, à savoir stimuler un meilleur traitement pour chaque type de cancer et viser une meilleure qualité de vie pour les patients", déclare Carla van Gils, directrice de la KWF Dutch Cancer Society.

Lire l'article complet dans le British Medical Journal.

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Cancer du sein invasif et décès par cancer du sein après carcinome canalaire in situ

Synthèse et traduction par Cancer Rose, 30/01/2024

Cancer du sein invasif et décès par cancer du sein après un carcinome canalaire in situ détecté sans dépistage, de 1990 à 2018 en Angleterre

https://www.bmj.com/content/384/bmj-2023-075498

Il s'agit d'une étude de cohorte basée sur la population sur les données du Registre National des maladies, sur toutes les 27 543 femmes en Angleterre qui ont reçu un diagnostic de carcinome canalaire in situ (CIS), et en dehors du programme de dépistage du cancer du sein, de 1990 à 2018.

Le carcinome in situ (CIS) du sein est appelé ainsi car il est défini par la prolifération de cellules cancéreuses à l’intérieur d’un canal galactophore sans que les cellules ne dépassent la paroi du canal pour envahir le reste du sein, au contraire du carcinome invasif.

Objectifs de l'étude:

Évaluer les risques à long terme de cancer du sein invasif et de décès liés au cancer du sein après un carcinome canalaire in situ non détecté.
Les risques ont été comparés pour les femmes de la population générale et pour les femmes diagnostiquées avec un carcinome canalaire in situ via le programme de dépistage.

Résultats et conclusion de l'étude

Au 31 décembre 2018, 3651 femmes présentant un carcinome canalaire (CIS) non détecté ont développé un cancer du sein invasif, soit plus de quatre fois le taux national attendu d’incidence du cancer du sein invasif.

Dans l'étude, pendant au moins 25 ans après leur diagnostic, les femmes présentant un carcinome canalaire non détecté in situ présentaient des risques de carcinome invasif et de décès par cancer du sein à long terme plus élevés que les femmes de la population générale.
Elles présentaient aussi des risques à long terme plus élevés que les femmes présentant un carcinome canalaire in situ dépisté.

La mastectomie était associée à des risques plus faibles de cancer du sein invasif que la chirurgie conservatrice du sein, même accompagnée de radiothérapie. Cependant, les risques de décès par cancer du sein semblaient similaires pour la mastectomie, la chirurgie conservatrice du sein avec radiothérapie et la chirurgie conservatrice du sein sans radiothérapie enregistrée.

Deux questions majeures que pose l'étude

1- Faut-il s'étonner que les femmes avec un CIS diagnostiqué hors dépistage ont un risque considérablement accru (x 4) de développer par la suite un cancer invasif et d'en décéder ?

Arnaud Chiolero, professeur de santé publique du Laboratoire de santé des populations à l' Université de Fribourg, (Suisse), et de l'École des populations et de la santé mondiale, Université McGill, Montréal, Canada, répond à l'article.

" Faut-il s'étonner que le carcinome canalaire in situ (CCIS) du sein non détecté lors du dépistage entraîne un risque relativement élevé de mortalité par cancer du sein ? Pas vraiment.
Par analogie avec le risque de mortalité plus élevé des cancers du sein invasifs d'intervalle - c'est-à-dire les cancers détectés entre les examens de dépistage - et en comparaison avec les cancers invasifs détectés par dépistage on s'attend à ce que le CCIS détecté par dépistage et non détecté par dépistage présente un contraste de risque analogue.
C'est le résultat, du moins en partie, du biais de lenteur d’évolution (ou biais de sélection des cas de meilleur pronostic ou "length time bias").
Cela s'explique également par le fait que les cas dépistés et non dépistés proviennent de sous-populations différentes."

Ce qui est expliqué là signifie que le dépistage a tendance à sélectionner les cancers de meilleurs pronostic. Les cancers à évolution rapide, de moins bon pronostic, invasifs ou in situ, apparaissent souvent dans "l'intervalle", c'est à dire entre deux mammographies, ce sont des cancers non dépistés.
Selon A. Chiolero, le sur-risque auquel un cancer d'intervalle invasif expose une femme est à mettre en parallèle avec un sur-risque qu'on constatera pour un cancer in situ d'intervalle, de façon analogue.

Ce cancer d'intervalle auquel A.Chiolero fait allusion est par définition un cancer qui n’était pas là lors de l’examen mammographique, ou qui y a échappé.
Ces tumeurs sont de stade plus avancé et à caractéristiques biologiques d'emblée, structurellement, plus défavorables que les cancers détectés par mammographie.
Ils ne sont pas issus de cancers de stade plus bas, mais proviennent d'une sous-population de cellules d'emblée plus agressives.

En effet, 43 % (41/96) des cancers d'intervalle sont des tumeurs primaires de stade 2 ou plus, contre seulement 12 % (139/1136) des cancers du sein détectés par dépistage (p < 0,001).
Par rapport aux cancers détectés par dépistage, les cancers d'intervalle peuvent être in situ, mais sont plus souvent des cancers invasifs que des carcinomes canalaires in situ (88 % contre 75 %, p = 0,007.
(Lire ici : https://cancer-rose.fr/2023/02/20/cancers-dintervalle-incidentalomes-les-perdants-des-depistages/ )

Le fait-même d'avoir eu un carcinome in situ est considéré comme facteur de risque 'non obligatoire' de cancer du sein invasif. Ces populations de femmes avec antécédent de carcinome in situ sont, de façon connue, plus à risque de refaire soit un in situ, soit un invasif, et probablement davantage encore lorsqu'elles ont connu une forme de CIS échappant au dépistage.

Comme le formule Dr V.Robert, notre statisticien, ce constat "n'est pas un scoop, Il y a longtemps qu'on sait que le fait d'avoir fait un 1er épisode de cancer du sein témoigne de l'existence de facteurs de risque et augmente la probabilité de faire de nouveaux épisodes. Et ces nouveaux épisodes ne seront pas forcément eux aussi des CIS."

2-Deuxième question, plus importante encore à poser : devons-nous considérer que le dépistage du cancer du sein échoue parce qu'il n'identifie pas ces cas ?

A nouveau professeur Chiolero y répond :

"... Devons-nous considérer que le dépistage du cancer du sein échoue parce qu'il n'identifie pas ces cas ? Non.
Le véritable objectif du dépistage du cancer n'est ni de trouver des cas ni d'établir un diagnostic précoce ; il est de réduire la mortalité liée au cancer.
La découverte d'un plus grand nombre de cas, à un stade précoce, résulte du dépistage mais n'est pas utile en soi. Par conséquent, si de nombreux dépistages, par exemple du cancer de la thyroïde ou du mélanome, augmentent le nombre de cas identifiés et modifient la distribution en faveur des cancers à un stade précoce, ils ne réduisent pas la mortalité par cancer - et c'est pourquoi ils ne sont pas recommandés.

Il serait possible, et relativement simple, de relever le nombre de cas détectés par le dépistage en augmentant la fréquence des examens, par exemple en passant d'un examen tous les deux ou trois ans à un examen annuel. Le coût, cependant, sera un plus grand nombre de faux positifs et de cas surdiagnostiqués, sans pour autant réduire davantage la mortalité par cancer du sein."

Le carcinome in situ possède un très bon pronostic comparé au carcinome invasif, il est de stade de malignité moindre.
la plupart des CIS sont considérés, comme dit plus haut, comme des lésions- précurseurs non obligatoires du cancer invasif ; paradoxalement l’augmentation spectaculaire de leur détection suivie de leur ablation chirurgicale n’a pas été suivie de baisses proportionnelles de l’incidence des cancers invasifs. Et leur hyper-détection par la multiplication des dépistages n'a pas réduit la mortalité par cancer du sein.

Comme le résume Dr Robert :
"Prétendre que les réductions de risque observées dans l'étude sont dues au fait que le CIS a été découvert par dépistage, c'est prêter au dépistage des vertus préventives qu'il n'a pas et ne peut pas avoir (la mammographie de dépistage n'évite pas le cancer, elle en fait le diagnostic plus tôt)."
Or, comme le souligne Pr Chiolero, le but premier d'un dépistage est avant tout de réduire la mortalité par la maladie.

De ces interrogations en résulte une troisième : comment expliquer les réductions de risque observées dans l'étude ?

Ou autrement dit comment expliquer le sur-risque de cancer du sein en cas de CIS non détecté ?
Comme on l'a vu plus haut, les cancers découverts dans l'intervalle, donc loupés par le dépistage, sont d'emblée à caractéristiques plus péjoratives, et exposent à un risque accru.

On peut rajouter une autre explication que donne Dr Robert :

" Comme il ne s'agit pas d'une étude randomisée, les groupes ne sont pas comparables. Les femmes avec CIS non diagnostiqués par le dépistage n'ont pas les mêmes facteurs de risque que les femmes avec CIS diagnostiqués par le dépistage.
Dans un pays où plus de 70% des femmes concernées participent au dépistage sur invitation, les 30% de femmes qui ne participent pas ont très vraisemblablement des profils socioculturels différents des autres femmes et ces profils différents pourraient très bien expliquer un risque accru de cancers invasifs (soit plus de risque de cancers, soit plus de risque de le diagnostiquer à un stade invasif) et de décès."

Pour conclure

Il n'est pas étonnant que les femmes ayant un antécédent de carcinome in situ aient davantage de risques de carcinome invasif, il est connu que le fait d'avoir eu un "in situ" constitue un potentiel facteur de risque de connaître un "vrai" cancer du sein ultérieurement.
Depuis une étude de l'université de Toronto on sait que le traitement des CIS ne fait pas de différence sur la survie des femmes et n'a pas permis de réduire la mortalité par cancer du sein invasif.

Les cancers se manifestant hors dépistage sont souvent de stade plus avancé, car le dépistage recrute de façon préférentielle les cancers de bas stade, et pas ceux de stade plus évolué qu'ils soient invasifs ou in situ, car ces cancers échappent au dépistage, sont d'emblée plus agressifs et se manifestent souvent dans l'intervalle de deux mammographies.
Ces cancers évoluant hors dépistage exposent certainement à un sur-risque de cancer invasif et de risque décès.

Le but d'un dépistage n'est pas de recruter toujours plus de ces lésions "in situ", qui sont globalement de pronostic meilleur et de stade de malignité moindre que les invasifs, de par le fait qu'ils ne franchissement pas la membrane des canaux du sein.
Le but d'un dépistage est de réduire la mortalité par cancer de façon drastique, et aucune étude récente ne parvient à démontrer cela en matière de cancer du sein.

Les réponses d'autres scientifiques à l'article

Dr Vincent Robert, statisticien du groupe Cancer Rose

Mannu et al. (1) ont publié un article évaluant les risques de cancer du sein invasif et de décès par cancer du sein après découverte, en dehors du dépistage, d’un carcinome canalaire in situ (DCIS). L’étude confirme que les risques de cancer invasif et de décès sont fortement augmentés, multipliés par 4 par rapport à la population générale, après un 1er épisode de DCIS non découvert par mammographie de dépistage dans le cadre du programme de dépistage du NHS.

L’étude compare également les risques de cancer du sein invasif et de décès par cancer du sein chez les femmes ayant eu un DCIS découvert en dehors du dépistage et chez les femmes ayant eu un DCIS découvert à l’occasion du dépistage. Ces risques sont significativement augmentés lorsque le DCIS a été découvert en dehors du dépistage.

Pour éviter toute erreur d’interprétation, il est important de rappeler pourquoi ces résultats, intéressants pour organiser au mieux la surveillance après un 1er épisode de DCIS, ne permettent aucune conclusion sur l’efficacité du dépistage.
Il s’agit d’une étude observationnelle et, en l’absence de randomisation et d’informations sur les facteurs de risque de cancer du sein et de décès par cancer du sein, une répartition équilibrée de ces facteurs de risque entre les groupes dépistés et non dépistés n’est pas garantie.

La comparaison ne porte pas sur des DCIS dépistés versus des DCIS non dépistés. La comparaison concerne en fait, d’un côté, des DCIS découverts à l’occasion du dépistage sur invitation dans le cadre du programme de dépistage du NHS, et, de l’autre côté, des DCIS découverts en dehors de tout dépistage, plus des DCIS découverts à l’occasion d’un dépistage hors programme du NHS, plus des DCIS découverts durant l’intervalle entre 2 dépistages chez des femmes participant au dépistage du NHS.
Ainsi, la fréquence plus élevée des récurrences et des décès après DCIS « non dépistés » pourraient s’expliquer par des facteurs de risque plus élevés chez les femmes dépistées en dehors du programme du NHS et chez les femmes avec un DCIS de l’intervalle, plutôt que par l’efficacité du dépistage.

A juste titre, les auteurs se gardent bien de tirer de leur étude toute conclusion sur l’efficacité du dépistage et il convient de respecter cette prudence.

1. Mannu GS, Wang Z, Dodwell D, Broggio J, Charman J, Darby SC. Invasive breast cancer and breast cancer death after non-screen detected ductal carcinoma in situ from 1990 to 2018 in England: population based cohort study. BMJ 2024; 384:e075498

Hazel Thornton, Independent Citizen Advocate for Quality in Research and Healthcare ,University of Leicester (Hon. DSc. (Leicester)) Colchester

Richard Smith se demande [dans son blog non médical du 29 janvier] si la complexité de la question du carcinome canalaire in situ (CCIS) s'est améliorée depuis 2011, date à laquelle il a assisté à une conférence à Édimbourg qui traitait de ce sujet[1]. [Je partage ses doutes quant à l'amélioration de la situation. Je dirais même que c'est pire. L'étude rapportée par Mannu et ses collègues renforce cette conclusion[2] Les incertitudes continuent d'augmenter en ce qui concerne la prise de décision, les meilleurs traitements, sa pathologie, son potentiel de progression, etc.

Arnaud Chiolero, professeur de santé publique et épidémiologiste à Fribourg (Suisse), explique de manière concise et claire pourquoi il n'est pas utile de détecter le cancer à un stade précoce et pourquoi les conclusions de Mannu et de ses collègues ne sont pas surprenantes. [3]

Inévitablement, le processus décisionnel des professionnels de la santé et des citoyens est tout aussi nébuleux - si ce n'est plus - qu'il l'a été depuis l'introduction du programme de dépistage mammographique, car toute cette activité préjudiciable, produisant ces citoyens iatrogènes devenus patients, n'a que peu ou pas d'effet sur l'objectif du dépistage du cancer du sein, qui est de réduire la mortalité liée au cancer. La Suisse, par exemple, a sagement mis fin à cette pratique en 2016[4]. [4]

Imaginez le nombre considérable d'heures-femmes libérées de cette anxiété particulière si le Royaume-Uni faisait de même ! Sans parler des ressources du NHS qui pourraient être utilisées à bien meilleur escient pour soigner les malades au lieu que de laisser les milliers de femmes étiquetées inutilement " cancéreuses " porter le fardeau trop longtemps, avec tous ses effets néfastes, si nous suivions l'exemple de la Suisse !

[1] Richard Smith. Communicating with patients about ductal carcinoma in situ: confusing for all. 31st January 2024. https://blogs.bmj.com/bmj/2011/09/07/richard-smith-communicating-with-pa...

[2] Mannu GS, Wang Z, Dodwell D, Broggio J, Charman J, Darby SC. Invasive breast cancer and breast cancer death after non-screen detected ductal carcinoma in situ from 1990 to 2018 in England: population-based cohort study. BMJ 2024; 384:e075498.

[3] Arnaud Chiolero. Finding all cases not the role of cancer screening. BMJ rapid response 28th January 2024. https://www.bmj.com/content/384/bmj.q22/rr

[4] Shelley Lane. Mammography Screening is being abolished in Switzerland. October 16 2016. https://www.beaconthermography.com/resources/2016/10/16/mammography-scre...

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