Quand marketing, finance, lobbying et publicité s’invitent dans la santé

Déterminants commerciaux dans les politiques de lutte contre le cancer

https://eurohealthobservatory.who.int/publications/i/commercial-determinants-of-cancer-control-policy-(eurohealth)
(Rapport de l’Observatoire Européen de la Santé et des Polices de Santé, Eurohealth, téléchargeable)
Résumé Dr Bour C. – 30 avril 2022

Dans ce rapport de l’Eurohealth les auteurs ciblent l’influence négative d’intérêts privés sur les politiques de prévention, de dépistage et des soins.

La lutte contre le cancer, telle que définie par l’OMS et souvent appelée « prévention et soins du cancer », consiste en un continuum entre ce qui relève de la prévention, du dépistage précoce (c.-à-d. le dépistage tout venant et le diagnostic clinique précoce/rapide des patients symptomatiques), jusqu’au diagnostic et traitement.

Une définition des « déterminants commerciaux de la santé » a été présentée à l’Assemblée générale des Nations Unies (ONU) en 2017, il y est dit : « Les déterminants commerciaux de la santé sont les conditions, les actions et les omissions qui ont une incidence sur la santé. Les déterminants commerciaux surviennent dans le contexte de la fourniture de biens ou de services à des fins de paiement et comprennent les activités commerciales, ainsi que l’environnement dans lequel le commerce a lieu.
De façon générale, les activités du secteur privé qui ont une incidence sur la santé des populations. »
Cette question des déterminants commerciaux du cancer, qualifiée de « côté obscur de la santé », n’a encore jamais été explorée à fond.

Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), 30 à 50 % de tous les cas de cancer sont évitables, le tabagisme étant la principale cause évitable de cancer en Europe. D’autres facteurs de risque importants sont la consommation d’alcool, le surpoids et l’obésité, une mauvaise alimentation et une activité physique insuffisante.
On ajoute à cela les sources de rayonnement et d’autres cancérogènes chimiques, y compris de l’industrie cosmétique. Ces sources augmentent également le risque de développer diverses formes de cancer.

L’Europe est l’un des plus grands marchés pour les ventes d’alcool et est aussi la région où la proportion de maladies et la mortalité prématurée due à l’alcool sont les plus élevées.
L’Europe a la moyenne la plus élevée de consommation actuelle de tabac chez les adolescents. Les preuves de leur lien de cause à effet avec le cancer sont incontestables.
Bien sûr il y a tout une gamme de facteurs comportementaux et environnementaux qui expliquent l’incidence accrue du cancer. Bon nombre sont évitables, mais les intérêts et les actions des entreprises contribuent à saper les efforts de santé publique pour les combattre.

La réponse aux critiques de l’industrie prend diverses formes. Cela va des menaces de poursuites judiciaires pour atteinte aux droits commerciaux de l’industrie, y compris en matière de propriété intellectuelle et de liberté économique jusqu’à brandir la crainte que les contraintes imposées à l’industrie aient une incidence disproportionnée sur l’économie et l’emploi.
D’autres exemples de tactiques des industriels comprennent le renforcement de la réputation de l’entreprise (concept de responsabilité sociale des entreprises (RSE)*), la négation de l’impact de leurs produits ou le détournement de l’attention des préjudices occasionnés par leurs produits, et les tentatives de façonner des bases de données « probantes » puis de diviser le milieu de la santé publique.
Le constat en tous cas est que l’impact des acteurs commerciaux de l’industrie du tabac et de l’alcool sur le continuum du cancer, comprend tout un éventail de tactiques efficaces qui minent la santé publique, incluant le marketing direct** récent auprès des consommateurs.

* prise en compte par les entreprises des enjeux environnementaux, sociaux, économiques et éthiques dans leurs activités.

** Le marketing direct est une technique de communication et de vente qui consiste à diffuser un message personnalisé et incitatif pour toucher directement une cible d’individus dans le but d’obtenir une réaction immédiate et tangible.

Des dérives trompeuses

A-L’innovation comme panacée

Il est frappant que la plupart des articles revus dans ce rapport soulèvent une préoccupation particulière, à savoir une foi aveugle et trompeuse dans « l’innovation ».

L’innovation présente un grand attrait pour les décideurs, les cliniciens, le public et les donateurs, mais tous les auteurs mettent en garde contre le lancement de nouvelles innovations préventives, diagnostiques ou thérapeutiques sans une évaluation rigoureuse de leur sécurité et de leurs avantages réels pour la population, et demandent une base de données probantes adéquate pour démontrer leur efficacité et leur rentabilité.
Ils nous rappellent aussi la croissance bien rapide des revenus pharmaceutiques générés par la vente de médicaments contre le cancer, malgré un manque de retour en termes de survie ou de guérison au cours de la même période de croissance.

B- Les dépistages

Le Conseil de l’Union Européenne recommande toujours le dépistage des cancers du col de l’utérus, du sein et du colorectal, mais avec une information plus nuancée et a notamment sorti un guide du bon usage des dépistages systématiques.
Depuis, la recherche continue d’évaluer les avantages et les inconvénients des dépistages et notamment d’autres types de cancers (poumon à l’étude).

Malgré une base de données qui ne soutient pas de telles pratiques, beaucoup de dépistages « opportunistes » (c.à d. en dehors des recommandations, sur demande d’un public revendiquant davantage de soins médicaux) sont en cours à travers l’Europe.
Les responsables et représentants commerciaux jouent un rôle important dans la promotion de pratiques de tests systématiques qui peuvent faire plus de mal que de bien (voir le sponsoring massif au moment d’octobre rose).
Les moteurs commerciaux peuvent fonctionner au moyen d’incitatifs financiers, en créant une « culture » qui favorise l’adoption rapide de nouvelles technologies, ou en exerçant des pressions, et bien sûr en faisant du marketing auprès des cliniciens et des consommateurs.

Un très grand nombre de personnes peuvent être intégrées dans des dépistages non pertinents, et des ressources peuvent ainsi être détournées aux dépens de ceux qui ont le plus besoin de conseils et de traitements médicaux, dit le rapport.
Le surdiagnostic notamment présente actuellement un problème particulier, et comme au niveau individuel il n’est pas possible de déterminer si un cancer évoluera ou pas, des personnes en bonne santé pourront être soumises à des procédures de diagnostic et à un traitement potentiellement inutiles, avec un risque d’effets indésirables qui en découle.

Pour exemple le dépistage thyroïdien, qui ne présente aucun avantage pour la population, mais en revanche apporte des preuves considérables de surdiagnostic massif et de procédures thérapeutiques inutiles.

La première vague de tests de dépistage du cancer a été élaborée en grande partie dans le secteur public et promue par des organismes de bienfaisance et sociétés de professionnels. Actuellement il y a une nouvelle vague d’innovation dans le dépistage du cancer et une grande partie de cette innovation provient du secteur privé, et elle est souvent appuyée par des professionnels de santé. Les entreprises de diagnostic sont devenues des acteurs importants dans la promotion des nouvelles technologies de dépistage, les laboratoires et cliniques privés peuvent chercher à élargir le marché des services de dépistage en offrant de nouvelles technologies (comme la mammographie 3D, voir trois premiers articles ici), ou s’étendre à des domaines de maladies non couverts par les programmes nationaux, ce qui pourrait accroître la demande publique et intensifier la pression politique en faveur de leur adoption au sein des systèmes de santé publique.

Au cours des dernières années, le dépistage du cancer a suscité beaucoup d’enthousiasme commercial (comme des logiciels de prédiction, voir par exemple ici et ici), et les analystes de l’industrie ont prédit de potentielles « superproductions de médicaments ».

Les entreprises qui mettent au point de nouvelles technologies de dépistage du cancer fondées sur la biopsie liquide ont attiré des milliards de dollars d’investissements privés. La technologie est très décevante en matière de dépistage, des études cliniques qui n’ont pas la rigueur nécessaire pour évaluer de façon complète et précise les méfaits et les avantages de cette technologie ont été publiées à grand renfort médiatique, un phénomène de « capture » de leaders d’opinion clés s’y est rajouté,  grâce à la collaboration de la recherche avec l’industrie.

Il est prouvé, selon le rapport, que la nouvelle génération de tests de dépistage moléculaire est commercialisée à l’aide de stratégies provenant directement du secteur pharmaceutique : recrutement de leaders d’opinion clés, publicité directe aux consommateurs, envers les médecins et financement d’ONG, y compris d’organisations de patients, pour faire du lobbying apparemment indépendant en faveur de l’adoption de nouvelles technologies par le gouvernement.
La volonté commerciale de générer des revenus mène à des messages déformés qui présentent une vision très partielle des preuves scientifiques, biaisées vers des bénéfices de santé invoqués, mais obscurcissant les préjudices potentiels, dont les résultantes sont des dépenses publiques majorées. Soigneusement conçues, les stratégies de relations publiques peuvent assurer une couverture médiatique qui renforce cette image déséquilibrée ; comme les tests moléculaires de biopsie liquide, la mammographie 3D et la détection fondée sur l’intelligence artificielle, qui sont fortement orientées vers la déclaration de formidables bénéfices pour les populations, et ne signalent généralement pas les conflits d’intérêts.(Lire les articles suivants : bio-creep, mammo3D, biopsies liquides).

C-L’hyper-technologie

Da Vinci Robot : ce dispositif est avancé dans le rapport comme l’archétype de la TNP (technologie non pharmaceutique).

Peu de technologies représentent mieux la commercialisation de ce qu’on appelle TNP que le Da Vinci Robotic Surgical System.
Ce dispositif, qui permet aux chirurgiens une chirurgie à distance, assis à une console pour actionner les bras télécommandés en vue de chirurgie micro-invasive, a été approuvé pour la première fois par la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis en 2000.
On s’attendait à ce que ses avantages inhérents, y compris une meilleure visualisation du champ chirurgical, une plus grande amplitude de mouvement des bras robotisés et une ergonomie améliorée pour le chirurgien, se traduisent par une amélioration des résultats pour les patients. Toutefois, dans le cas du cancer de la prostate et du rectum, aucune amélioration des résultats fonctionnels ou oncologiques n’a été observée. Malgré l’absence de preuves claires de sa supériorité sur les techniques ouvertes et laparoscopiques, et aussi malgré ses énormes coûts, la technique a été largement adoptée à travers l’Europe, même dans des pays à plus bas niveau de vie. Et ce alors même que des lignes directrices ont été créées pour améliorer la rigueur de la collecte des preuves, en particulier pour les dispositifs médicaux.

L’approbation réglementaire d’un nouvel instrument médical ou d’une nouvelle technologie nécessite des données cliniques et une démonstration de sa sécurité, avant de mettre l’appareil sur le marché. En comparaison, les thérapies systémiques doivent passer par un processus plus complexe de démonstration d’une efficacité supérieure aux normes de soins actuelles. Ceci explique en partie la rareté des essais contrôlés randomisés pour les dispositifs médicaux.

Cependant, le récent examen de Cumberledge a mis en évidence l’impact dévastateur de l’intégration des médicaments et des dispositifs sans évaluation rigoureuse et rigoureuse de l’impact sur les patients notamment en ce qui concerne la sécurité et les avantages pour la santé. Malheureusement, la conception des études utilisées pour l’évaluation des nouvelles technologies manque souvent de rigueur, mais peut constituer la base de la mise en œuvre clinique, les séries rétrospectives monocentriques moins fiables dominant encore la littérature.

D-Le manque de couverture médiatique équilibrée

Cette dérive peut influencer non seulement les perceptions du public mais également les personnes qui prennent des décisions concernant le financement de la recherche biomédicale et des soins cliniques, ce qui exacerbe l’adhésion générale. Nous nous référons ici à l’énorme enthousiasme pour l’innovation et notamment à l’idée de médecine personnalisée ou de précision, enracinée dans la croyance de longue date que la génomique va révolutionner la pratique de la médecine, croyance maintenant renforcée par une foi dans le potentiel transformateur des technologies numériques, y compris de l’intelligence artificielle.

Les décideurs publics sont enclins à cette forme d’adhésion qui peut avoir deux effets négatifs potentiels sur la santé publique, notamment :

  • une volonté d’adopter de nouvelles technologies parce qu’on croit qu’elles représentent l’avenir des soins de santé, sans preuve solide qu’elles améliorent vraiment les résultats cliniques;
  • une mauvaise affectation des ressources de recherche, à mesure que le financement va à la découverte et au développement de nouvelles technologies, au détriment d’améliorations progressives plus simples dans la prestation des soins, comme l’amélioration du diagnostic clinique rapide pour les patients présentant des symptômes potentiels réels de cancer.

Non seulement cela peut être un gaspillage de ressources, mais dans les pays qui manquent de techniciens qualifiés dans des domaines tels que l’imagerie ou l’endoscopie, cela exacerbe ces pénuries et les retards de diagnostic chez les personnes symptomatiques. Cela exacerbe aussi les inégalités croissantes à l’accès aux soins médicaux.

Le paysage de l’offre de dépistage commercial est transformé non seulement par l’innovation dans les technologies de diagnostic, mais aussi par le développement plus large de l’internet en tant que nouveau mécanisme de consommation des soins de santé. Ces dernières années, les services de tests biologiques de dépistages divers destinés aux consommateurs vendus sur Internet ont fait l’objet de mesures réglementaires.

Pour conclure, et comme l’a fait remarquer Ioannides, la médecine et les soins de santé gaspillent les ressources de la société parce que « nous », cliniciens, avons permis que la médecine fondée sur des données probantes dans le domaine du cancer soit détournée en utilisant des technologies ayant une efficacité marginale, mais un coût maximal.

Les déterminants commerciaux du cancer nous rappellent que les approches gouvernementales mais aussi pangouvernementales (combinaison d’une gestion verticale et horizontale tout en établissant des partenariats avec des organisations externes au gouvernement) sont essentielles pour relever le défi auquel notre société est confrontée et aussi que, fondamentalement, les décisions en santé demeurent un choix politique.

Eventail des moyens employés par les tenants d’intérêts privés pour influencer la santé publique

1°Les incitations financières affectent tous les domaines de la santé

• Les incitations économiques sont mal alignées avec la promotion de la qualité de vie globale.

• On a à faire à une représentation trompeuse de l’information clinique et des données de  santé publique. (Pour exemple en matière de cancer du sein lire ici et ici)

Les incitatifs économiques favorisent la mise au point de nouveaux médicaments dont les applications ne cessent de croître, ce qui peut mener à des essais par rapport à des comparateurs faibles (études de non infériorité par exemple) et aux approbations fondées sur des effets modestes dans de nouveaux contextes. Dans la discussion sur le développement de nouvelles technologies de dépistage, d’outils de diagnostic utilisant des biomarqueurs moléculaires, de nouvelles thérapies de précision ou de médicaments ciblés, tous les auteurs du rapport de l’OMS ont soulevé des inquiétudes quant à savoir si les mesures d’efficacité des médicaments ou des dispositifs étaient correctement validées.
Les mesures des bénéfices peuvent ou non faire un suivi en parallèle de résultats qui comptent pour les patients, comme les données de la réduction de la mortalité globale (toutes causes confondues), ou de paramètres comme la qualité de vie ; plusieurs auteurs du rapport se sont dits préoccupés par la façon dont les facteurs sociaux et les incitatifs économiques ont façonné les soins cliniques, la publicité et les investissements de différentes façons, mais qui ne favorisent pas la santé et le bien-être des patients en général.

2° Lobbying

Au nom de l’industrie, et avec la complicité de médecins et leaders d’opinion,  la promotion de la recherche sur le dépistage du cancer et la promotion du développement technologique a entraîné la surenchère excessive des bénéfices de ces outils et de ces technologies, et une sous-évaluation des méfaits, comme les faux positifs ou les surdiagnostics.

3°Publicité

Comme mentionné plus haut, de nombreux auteurs ont attiré l’attention sur la nature trompeuse de la publicité et de la communication dans les médias sur les risques de cancer et sur les traitements contre le cancer.

Ils ont soulevé des préoccupations au sujet de la vente excédentaire des médicaments contre le cancer, ainsi que de nouvelles technologies mal éprouvées.

4° facteurs économiques

Les facteurs économiques influent sur les coûts croissants des soins, qui touchent de façon disproportionnée les plus démunis. Par exemple, la presse univoque pour les nouveaux médicaments et pour la « technomanie » a contribué en partie à l’augmentation des coûts des nouveaux médicaments et des technologies de dépistage, ce qui rend l’accès aux soins encore plus éloigné pour de nombreux patients, en particulier ceux des pays en voie de développement.

Des outils réglementaires pourraient être utilisés pour encourager l’investissement dans des mesures de vraie prévention (lutte contre alcoolisme, tabagisme, obésité, sédentarité), de meilleurs soins palliatifs et des soins plus intégratifs.

Il faut aussi prévoir une amélioration de la formation médicale sur les rôles des intérêts commerciaux dans le façonnement des soins du cancer, ce qui pourrait déjà atténuer les tendances à la « technomanie » des médecins, afin que les étudiants en médecine aient une meilleure appréciation des coûts et des avantages des traitements et des technologies nouveaux, ainsi que de l’importance des soins palliatifs et des soins de fin de vie avec meilleure intégration du patient.

Comment faire mieux ?

En résumé, il y a des questions d’éthique et de justice partout, ces questions ont à voir avec le respect pour l’autonomie des patients, avec l’équité et la bienfaisance.
Autonomie, avec un soutien solide des patients et une communication transparente sur les balances bénéfices-risques des dispositifs de santé.
Équité et justice en ce qui concerne l’identification et la prévention des risques, la détection précoce, les solutions alternatives, les solutions thérapeutiques et les soins palliatifs appropriés au réel besoin du patient.

Des outils réglementaires sont à élaborer pour améliorer l’éducation médicale, en mettant l’accent sur la transparence, c’est ce que peuvent faire les administrations publiques, les gouvernements nationaux, les agences internationales et c’est ce que peut exiger la société civile pour tenter d’atténuer les préjudices associés aux conflits d’intérêts.

Les auteurs notent aussi un besoin évident de normes élevées, tant au niveau de l’Agence Européenne des Médicaments, que par des mécanismes d’évaluation des technologies de la santé qui soient plus solides, avec des systèmes de tarification et de remboursement plus sophistiqués au niveau national.

La qualité insuffisante de la recherche et des normes réglementaires, et l’absence critique de corrélation entre les incitatifs économiques et ce qui est vraiment recherché en termes de qualité de vie globale des patients est un problème crucial.


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