Les non-maladies, un livre de Luc Perino

27 avril 2023

Luc Perino est médecin, écrivain, propriétaire du blog Le Monde "pour raisons de santé", et du blog https://www.lucperino.com/ et il vient de publier un essai "Les non-maladies : la médecine au défi" aux éditions du Seuil.

Situations de rencontres patient-médecin

A notre époque où on traite de plus en plus des personnes saines et ne se plaignant de rien, où on fait croire au public que même un bien-portant a besoin de soins et où la médecine fait la collusion entre diagnostic et maladie, L'auteur propose 4 situations bien distinctes de rencontres patient-médecin, qu'il détaille dans l'ouvrage.

  • La première catégorie de rencontre est la situation parfaite, où il y a adéquation entre les plaintes du malade et la labellisation médicale. Les symptômes vont bien correspondre à une maladie étiquetée et déboucher sur un traitement.
  • La deuxième catégorie, les MNO ou maladies non objectivables, est un trouble vécu par le malade mais pour lequel la médecine ne parvient pas à élaborer de diagnostic. La médecine tente néanmoins de regrouper ces symptômes et de labelliser certains syndromes, comme la fibromyalgie, le trouble du déficit de l'attention, phobie sociale, syndrome de l'intestin irritable, syndrome prémenstruel, troubles musculo-squelettiques etc....
    Selon l'auteur : "Lorsque les symptômes sont assez prévalents dans la population et similaires d'un patient à l'autre, le commerce médical créé un nouvel objet-maladie en rupture totale avec le précepte anatomo-clinique."
    "D'autres maladies non objectivables ont été secondairement acceptées par la médecine académique et intégrées dans les classifications officielles des objets-maladie sous la seule pression du marché, après la découverte d'un médicament. Le cas emblématique est celui de la DMLA (dégénérescence maculaire liée à l'âge)."
  • Les objets non-maladie, composant la troisième ligne, sont définis par l'auteur dans un interview accordé à La Nutrition :
    "C’est le cas, par exemple, où vous allez très bien. Vous n’avez ni plainte, ni souffrance, mais un beau matin, vous recevez une invitation pour un dépistage pour tel ou tel cancer. Vous n’y pensiez pas avant. Vous allez donc vous soumettre au dépistage, pensant qu’il est bon pour vous. Peut-être qu’on va vous trouver quelque chose, comme une minuscule image suspecte dans le sein. Cette maladie qui vous est « proposée » par la médecine elle-même, voilà ce que j’appelle les « non-maladies ». Cet objet ne vous concerne pas, mais la médecine vous propose un diagnostic. Cette intrusion peut être considérée comme abusive, et elle l’est assez souvent."
    Car ces objets non-maladie, comme l'hypercholestérolémie, le syndrome métabolique, et les surdiagnostics des dépistages systématiques ont un réel impact dans la vie d'une personne.
  • Enfin, dans la quatrième catégorie se trouvent les 'hors-sujets sanitaires'. Il s'agit par exemple du vieillissement, la calvitie, la demande de beauté, enfin ces rencontres patient-médecin qui ne relèvent pas du registre de la santé à proprement parler, qui ne sont, selon l'auteur, " des extensions de la pratique médicale, consistant non plus à réparer le corps mais à tenter de l'améliorer".
    "L'exigence démesurée des consommateurs, les contraintes juridiques et administratives, le niveau de compétition, la tyrannie du paraître et tant d'autres facteurs sociétaux conduisent les citoyens dans les cabinets médicaux."

La fabrication des ONM, objets non-maladies

Ce chapitre nous a intéressés en premier lieu, les découvertes de lésions par les dépistages avec leur lot de surdiagnostics s'insérant dans cette catégorie.

L'obsession diagnostique est déplacée en amont de la maladie et l'idée générale pour l'instauration des dépistages est, dit l'auteur, "de ralentir ou de stopper l'évolution du processus physio-pathologique avant l'apparition des symptômes, donc avant que la maladie ne devienne clinique".

Cet espoir repose sur deux dogmes :

  • Dogme de la continuité physiopathologique, selon lequel un cancer évoluerait de façon inexorable de la cellule aux métastases, que l'athérosclérose aboutirait immanquablement à l'obstruction d'une artère etc...
  • Dogme de l'équivalence du soin pré-symptomatique, qui part du principe que le traitement administré lors des symptômes se montrera aussi efficace administré en amont, avant l'apparition des signes. Comme fluidifier le sang avant l'accident vasculaire, traiter l'ostéoporose avant la fracture, donner des neuroleptiques avant l'apparition de délires, et ôter tout cancer solide non symptomatique avant sa manifestation clinique.
    "Malgré la multiplication des exemples prouvant l'inefficacité ou la dangerosité de certaines préventions pharmacologiques primaires", dit l'auteur, "celles-ci continuent à gagner du terrain sous l'influence des deux dogmes précités."

Nous devons nous considérer comme des porteurs sains, explique Luc Perino, de gènes de prédisposition et de facteurs de risque, dont on ne sait que faire puisque ne sachant pas si on a découvert alors des maladies réelles, virtuelles ou potentielles. En réalité ce ne sont que des objets non-maladie.

Lire les différents modèles de progression du cancer : https://cancer-rose.fr/2021/02/24/cancers-et-depistages/

Et notre vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=pbGZdyUCITc

Objets non-maladie, les surdiagnostics et les incidentalomes

1° Les incidentalomes, ce sont des découvertes fortuites, lors d'examens para-cliniques, d'anomalies inexprimées qui n'ont rien à voir avec les symptômes ou la maladie pour lesquels ces examens ont été prescrits, et souvent qui ne siègent même pas dans l'organe qui était l'objet des explorations.

Souvent, comme l'explique l'auteur, "ces incidentalomes conduisent à de nouvelles « vérifications ». Vous allez entrer dans une spirale d’examens et une chaîne ininterrompue entre commerce médical et angoisses."
En effet, "les incidentalomes sont trouvés dans près de 40% des examens d'imagerie médicale, ils suscitent des interrogations nécessitant de nouveaux examens de contrôle qui génèrent à leur tout un lot incompressible d'incidentalomes".

Ainsi on trouve des nodules surrénaliens silencieux, des nodules pulmonaires non spécifiques, très fréquemment, dont certains sont surveillés parfois pendant plusieurs années. Certaine de ces découvertes aboutissent à des faux positifs de cancers, et d'autres à des découvertes inutiles générant du surdiagnostic, objet du prochain paragraphe.

2° Le surdiagnostic, c'est la découverte inutile d'une lésion contenant vraiment des cellules cancéreuses sous le microscope, mais qui n'aurait jamais mis en danger ni la santé ni la vie du patient si elle n'avait pas été découverte.

Voir ici pour définition et explication : https://cancer-rose.fr/2021/10/23/quest-ce-quun-surdiagnostic/

"Alors même que les autorités de santé de tous les pays déconseillent le dépistage par PSA(Antigène Prostatique Spécifique), même chez les patients avec facteurs de risque, la moitié des médecins ignorent cette recommandation ou se heurtent à des patients qui la réclament. Le problème est plus délicat pour le sein et la polémique continue, alors que 30% à 50% des diagnostics sont inutiles ou erronés."
"On a de bonnes raisons de supposer qu’il en sera de même pour le cancer du côlon. En France, nous n’en sommes pas encore là. En revanche, pour le cancer de la thyroïde, je suis très clair : 98% des interventions de la thyroïde pour cancer sont inutiles."

L'auteur s'exprime également sur un nouveau dépistage, à l'étude, celui du cancer broncho-pulmonaire par scanners faibles doses :
"Pour certains dépistages, comme celui du cancer du poumon que certains essaient activement de promouvoir, nous possédons déjà suffisamment de données pour savoir qu’il aura un effet délétère. Cela pourra diminuer les incitations à ne pas fumer ou à cesser de le faire. On sait aussi que le diagnostic de ce mauvais cancer élève sensiblement le taux de suicide. Un tel dépistage aura bien du mal à prouver un effet bénéfique en termes de santé publique, mais la machine est en marche et certains pays finiront par le proposer. Pour moi, ce énième dépistage relève d’un ensemble de commerces scandaleux qui jouent sur l’angoisse et l’idée mensongère qu’on peut supprimer ce fléau sans supprimer le tabac. Je trouve cela éthiquement honteux. "
A ce propos lire : https://cancer-rose.fr/2021/02/24/etre-femme-et-tabagique-des-rayons-en-perspective/

La confusion entre dépistage et prévention est totale et ainsi "de nombreux bien-portants se sentent malades. C'est un curieux paradoxe largement entretenu par les médias qui ne cessent de ressasser tous les risques qui nous guettent et contre lesquels on doit se protéger."
L'auteur cite Amartya Sen, un Indien prix Nobel d’économie, " plus la santé objective s’améliore, plus la santé subjective se dégrade. En France, de nombreux bien- portants se sentent malades"

Notion de porteur sain

Nous connaissons cette notion en infectiologie. Concernant la cancérologie, nous portons tous en nous des gènes de prédisposition et des facteurs de risque.
En infectiologie, un microbe ne suffit pas à développer la maladie, il faut d'autres facteurs inhérents au malade et aussi à son environnement. En cancérologie l'affaire est analogue. Sous la forte pression biomédicale que nous connaissons dans la médecine actuelle, ne pas être malade ne signifie pas la même chose qu'être un non-malade, mais la connaissance d'être porteur d'une non-maladie fait que la peur précède l'épidémie (ou la maladie), au lieu de la suivre, explique l'auteur.

Pour le cancer du sein, nous connaissons des variants pathogènes de gènes BCRA1 et BCRA2 qui impliquent une augmentation significative de la probabilité d'avoir un cancer du sein par rapport à la population générale. Bien sûr ces femmes doivent bénéficier d'un suivi particulier, mais il y a néanmoins 30 à60% des femmes avec mutation BCRA1, et jusqu'à 50/60% des femmes avec la mutation BCRA2 qui vivront jusqu'à 90 ans ou mourront de tout à fait autre chose qu'un cancer du sein.
L'environnement, l'exposition à d'autres facteurs supplémentaires ont une importance pour l'expression ou non de la maladie.

Comme le relate Luc Perino dans son ouvrage, la cellule cancéreuse a acquis des potentialités importantes de reproduction. Nous sommes tous porteurs de cellules cancéreuses, mutées, mais la plupart du temps d'une part le système immunitaire les considère comme étrangères et les éliminera, d'autre part les cellules mutées ont une telle instabilité génétique que les mutations de leur ADN finissent par les tuer.
Il faut donc beaucoup de temps, explique l'auteur, pour que la défaillance immunitaire permette aux cellules de migrer et coloniser des tissus. On estime que les cellules qui migrent échouent à coloniser un nouvel organe dans 99% des cas." "Le cancer est donc biologiquement inscrit dans l'évolution de toutes les lignées cellulaires."

On comprend ainsi qu'un cancer peut rester infra-clinique, ou pré-clinique pendant longtemps, voire durant la vie du patient, et même disparaître. (De nombreux cas de disparitions et guérisons spontanées, notamment de mélanomes ou de cancers de poumon sont décrits depuis les années 1970 ; mis on ne peut pas parier dessus bien évidemment, ainsi tout cancer détecté sera traité).
"Néanmoins, lorsqu'un anatomo-pathologiste détecte une cellule cancéreuse sous son microscope, il ne tient pas compte de cette savante biologie et il écrit au médecin ou au chirurgien que son patient est porteur d'un cancer. Lorsque le mot du diagnostic est prononcé, il n'est plus possible de revenir en arrière".

La symbolique du cancer est particulière, aucune autre maladie ne possède cette aura d'ennemi interne, d'alien dont chacun "est persuadé que cet ennemi poursuit inexorablement sa route dans l'organisme et qu'il faut constamment le traquer pour l'extraire avec un bistouri, le brûler avec des rayons, le tuer avec des produits chimiques."
Et il en sera de même pour les biopsies liquides, dont la recherche systématique est très controversée dans le domaine des dépistages, faisant planer sur le patient un syndrome de Damoclès. Voir ici : https://cancer-rose.fr/2022/09/15/biopsie-liquides-le-graal-2/

Selon Luc Perino, la question du temps zéro va se poser avec de plus en plus d'acuité, s'exprimant dans la question : 'à partir de quand est-on malade ?'
"...demain les puces de microréseaux d'ADN et les biopsies liquides, encore contestées, nous permettrons de détecter des cancers bien avant." "La question du temps zéro du cancer devient alors impérative, ne pas y répondre conduirait tôt ou tard la biomédecine à diagnostiquer des cancers chez tous les adultes."

Les abus des dépistages

On peut déterminer 4 groupes évolutifs de cancer, explique Luc Perino, ce sont ceux que vous trouverez figurés dans notre vidéo sus-citée, expliquant la mécanique des cancers.

1-Les cancers rapidement mortels.
2-Les cancers évolutifs entraînant une mort anticipée
3-Les cancers pas ou peu évolutifs, sans effet sur la durée de vie "programmée", "idéale" ou "prévisible"
4- Les cancers à régression ou guérison spontanée.

Le troisième groupe, dit l'auteur, "est incontestablement majoritaire. Les cancers accompagnant la vieillesse jusqu'à ce que la mort survienne par une autre cause sont innombrables. Les carcinomes baso-cellulaires de la peau, les cancers papillaires de la thyroïde, l'adénocarcinome de la prostate, les cancers du rein sont les plus connus de ceux dont on peut affirmer que l'incidence sur la durée de vie n'est pas plus importante que celle de tous les autres processus de vieillissement."

C'est pour cela d'ailleurs que les dépistages, notamment celui du sein, sont stoppés à un certain âge, et c'est cela qui rend l'appel du Collège des Gynécologues pour un dépistage du cancer du sein à un âge prolongé complètement insensé.

Le surdiagnostic des cancers est une problématique importante, car c'est la détection inutile de masses qui n'auraient jamais nui, mais qui seront traitées avec virulence. Mais, dit l'auteur, "cela risque aussi de nous dissimuler l'histoire naturelle des cancers, car presque tous les cancers dépistés sont traités." Ceci pour des raisons éthiques, politiques et économiques mais aussi, selon lui, pour des raisons émotionnelles qu'on peut regrouper sous le terme de "panique au cancer".
"L'autre abus de la communication en cancérologie est d'assimiler le dépistage à une façon d'éviter le cancer".

LE DEPISTAGE N'EST PAS UNE PREVENTION ! Ressasse avec justesse l'auteur. Classiquement, rappelle-t-il, "les mesures hygiéno-diététiques et comportementales sont les seules mesures de la prévention primaire."

D'autres objets-non maladie

C'est le façonnage de maladies, ou ce qu'on appelle le 'disease-mongering'.

Il s'agit de parler dans les médias d'une maladie en suggérant qu'elle est méconnue ou sous-reconnue, ou d'abaisser les seuils critiques pour qu'un plus grand nombre de personnes soit atteint (l'hypercholestérolémie en est un bon exemple), ou transformer des expériences humaines en pathologie (l'hyperactivité par exemple, ou la ménopause). D'autres 'fabrications' de maladies peuvent s'opérer en présentant des facteurs de risque comme des pathologies à part entière, en utilisant des statistiques en exploitant les biais pour exagérer un bénéfice d'un traitement, ou amplifier l'impact épidémiologique de symptômes rares.

Conséquences

L'auteur alerte sur cette multiplication d'objets non-maladie, mais aussi de maladies non objectivables et des demandes hors sujet sanitaire, car elle "entraîne une dissociation entre diagnostic et soin :
-L'augmentation de la précision diagnostique a de moins en moins de répercussions sur la qualité des soins.
-Les médecins ont une offre de diagnostics qui dépasse largement largement leur offre de soins.
-Les patients ont une demande de diagnostics devenue étrangement aussi importante que leur demande de soins.
-La demande de soins est de plus en plus dé-corrélée de l'exactitude diagnostique.
-Les choix de soins sont soumis à de multiples pressions médiatiques, médicales, commerciales et politiques qui contraignent le médecin.
-Les soins deviennent une cause de confusion, voire d'empêchement diagnostique.
-Les soins deviennent une cause majeure de morbidité.
-Les progrès de la recherche fondamentale n'ont presque plus de répercussion sur l'amélioration de la santé publique et sur le gain individuel de quantité-qualité de vie (QALY)."

Conclusion

Nous renouvellerons la conclusion d'un article que nous avions publié en janvier de cette année, en lien avec l'ouvrage "les non-maladies" de Luc Perino, à savoir que nous devons accepter la probabilité de connaître telle ou telle situation de santé, mais jamais en termes de certitudes, aucune technologie, aucun test n'étant capable de nous prévoir avec une certitude absolue ce qu'il va advenir. Et parfois ce test peut même nous induire en erreur. Il peut déboucher sur des procédures et des traitements inutiles.

Les tests systématiques peuvent induire des "objets non-maladie", dont parle Luc Perino, dont nous ne savons que faire et qui nous conduisent dans des parcours de "malades" que nous n'aurions pas connus sans eux.

Evaluer un risque est difficile, et la précipitation peut conduire à des décisions délétères ; en cela le médecin traitant est un allié pour n'être pas piégé par des slogans, des poncifs tout prêts et simplistes, des campagnes médiatiques outrancières et bêtifiantes, et par des injonctions de leaders d'opinion dont les liens d'intérêts ne sont pas toujours bien annoncés.

Dans l'interview accordé à La Nutrition, Luc Perino conclut en répondant à la question : et pour terminer, qu’est-ce qu’être en bonne santé ?
"En être convaincu ! Je connais plein de grands malades et de porteurs d’objets maladies en bonne santé !"

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