Tromperie dans les indicateurs et les mesures du dépistage

Mesures trompeuses sur les progrès dans le plan à long terme de lutte contre le cancer du NHS : mesures basées sur des cas et mesures basées sur la population

Oke, J.L., Brown, S.J., Senger, C. et al. Deceptive measures of progress in the NHS long-term plan for cancer: case-based vs. population-based measures. Br J Cancer (2023). https://doi.org/10.1038/s41416-023-02308-9
Jason L. Oke 1, Sarah Jo Brown 2, Chris Senger 2, and H. Gilbert Welch 3
1.Nuffield Department of Primary Care Health Sciences, Oxford University, Oxford, England
2. Manchester, NH, USA
3.The Center for Surgery and Public Health, Department of Surgery, Brigham and Women’s Hospital, Boston, MA, USA

Dans cet article, les auteurs nous expliquent comment, en prenant l'exemple du plan "long terme pour la lutte contre le cancer" du NHS*, des indicateurs et des mesures non pertinents en trompeurs sont mis en avant pour valoriser un "succès" des campagnes de dépistage.

Le NHS est le système de santé du Royaume-Uni, système universel financé par les impôts et d'accès gratuit pour tous les résidents légaux du Royaume-Uni.

Traduction Cancer Rose, 25 juin 2023

Résumé

Le plan à long terme du NHS pour la lutte contre le cancer vise à augmenter de 50 % à 75 % le nombre de diagnostics à un stade précoce et à accroître de 55 000 le nombre de personnes qui, chaque année, survivent à leur cancer pendant au moins cinq ans après le diagnostic. Les mesures de ces objectifs-cibles sont imparfaites et pourraient être atteintes sans améliorer pour autant les résultats qui comptent vraiment pour les patients.
La proportion de diagnostics à un stade précoce pourrait augmenter, alors que le nombre de patients se présentant à un stade avancé resterait le même. Davantage de patients pourraient survivre plus longtemps à leur cancer, mais les délais et le biais de surdiagnostic empêchent de savoir si quelqu'un a vu sa vie prolongée.
Les objectifs-cibles devraient être modifiés pour remplacer les mesures biaisées basées sur des cas, par des mesures non biaisées basées sur la population et qui reflètent les objectifs clés des soins du cancer sui sont : la réduction de l'incidence et de la mortalité à un stade avancé.

Introduction

En juin 2018, le Premier ministre britannique a annoncé un nouveau plan de financement quinquennal pour le National Health Service (NHS) afin d'élaborer un plan à long terme pour ce service. L'un des objectifs du plan à long terme du NHS est de "sauver des milliers de vies supplémentaires chaque année en améliorant considérablement la façon dont nous diagnostiquons et traitons le cancer"[1]. [En janvier 2019, le ministre de la santé Matt Hancock a défini deux objectifs clés pour 2028 afin d'atteindre ce but :

1.         La proportion de tous les cancers diagnostiqués à un stade précoce devrait augmenter de 50% environ actuellement à 75%.

2.         55 000 personnes supplémentaires par an devraient survivre à leur cancer pendant au moins 5 ans après le diagnostic.

Ces objectifs seraient atteints grâce à la mise en œuvre d'une série d'initiatives, notamment la révision et l'extension des programmes de dépistage du cancer existants, l'introduction de nouveaux tests, des unités mobiles de dépistage du cancer du poumon et des investissements importants dans l'intelligence artificielle (IA) afin de mieux cibler les populations à risque.

Si nous saluons l'objectif, les mesures ciblées sont imparfaites.
Si ces objectifs peuvent être atteints grâce à des améliorations significatives pour les patients atteints de cancer, ils pourraient bien aussi être atteints sans qu'il y ait une seule amélioration de ces résultats qui comptent vraiment pour les patients :

  • une réduction du risque de souffrir de symptômes du cancer ou
  • une réduction du risque de mourir d'un cancer.

En outre, la poursuite de ces objectifs pourrait même nuire directement aux patients, en diagnostiquant et en traitant des cancers qui n'étaient pas destinés à causer des problèmes, et indirectement, en détournant les ressources d'initiatives plus efficaces en matière de santé.

Paradigmes du cancer : la vision traditionnelle

Diagnostiquer le cancer plus tôt est un objectif recherché par les individus, les systèmes de santé et les gouvernements du monde entier. Le raisonnement est familier : les cancers détectés à un stade précoce sont apparemment plus "curables" et nécessitent un traitement moins agressif, avec moins d'effets secondaires.

Cette stratégie est logique si l'on se réfère à un modèle largement répandu de progression du cancer, généralement attribué à William Stewart Halsted [2]. Selon Halsted, le cancer progresse de manière ordonnée : il survient à un seul endroit, s'y développe et finit par s'étendre à d'autres parties du corps (Fig. 1, panneau de gauche). En termes de détection précoce, ce modèle repose sur l'hypothèse que les métastases ne surviennent qu'à un stade avancé de la maladie, plusieurs années après l'apparition du cancer. En outre, ce modèle homogène de progression suggère que tous les cancers, s'ils ne sont pas traités, progresseront inexorablement jusqu'à former des métastases et conduire au décès. Selon le modèle traditionnel, il en résulte que la découverte d'un plus grand nombre de cancers à un stade précoce est toujours bénéfique.

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NDLR : nous vous proposons un autre illustration des deux schémas d'évolution des cancers

Paradigmes du cancer : la vision contemporaine

Le modèle traditionnel est dépassé. Il est beaucoup trop simple pour représenter correctement la multitude de maladies actuellement désignées sous le nom de "cancer" [3]. Le modèle contemporain de progression du cancer est nécessairement plus complexe et hétérogène (figure 1, panneau de droite).

Dans les années 1960 et 1970, Bernard Fisher a remis en question le point de vue de Halsted sur la progression ordonnée du cancer. Il a émis l'hypothèse que le cancer du sein pouvait être une maladie systémique dès le départ : les cellules tumorales pouvaient être disséminées dans tout l'organisme au moment de la détection [4]. Des recherches récentes en génomique du cancer suggèrent que l'hypothèse de Fisher s'étend au-delà du cancer du sein. Dans une analyse de 118 biopsies provenant de 23 patients atteints de cancer colorectal et présentant des métastases à distance, il a été estimé que la dissémination se produisait bien avant que la tumeur primaire ne soit suffisamment importante pour être cliniquement détectable [5]. Ces cancers agressifs, "nés pour être mauvais", échapperaient à tout effort de détection précoce réalisable, et pourtant ce sont ceux qui sont les plus susceptibles de causer la mort.

Les cancers situés à l'autre extrémité du spectre de croissance sont apparus avec l'avènement du dépistage généralisé du cancer de la prostate aux États-Unis dans les années 1990. Certains cancers localisés de la prostate se développent si lentement qu'ils ne sont pas destinés à provoquer des symptômes avant que le patient ne meure en raison de risques de décès concurrents, en particulier chez les hommes plus âgés [6, 7]. Par ailleurs, certaines lésions répondant aux critères pathologiques du cancer peuvent ne pas évoluer du tout. Le même phénomène est rapidement apparu dans les essais randomisés de dépistage du cancer du poumon par radiographie pulmonaire [8]. Des observations ultérieures suggérant que certains cancers du sein [9], de la thyroïde [10] et du rein [11] régressent ont ajouté à la complexité de la situation. Collectivement, la détection de ces cancers à croissance très lente, non progressifs et en régression est devenue un surdiagnostic, c'est-à-dire le diagnostic d'une "maladie" qui n'est pas destinée à être vécue par le patient.
NDLR Lire : https://cancer-rose.fr/2017/06/10/les-petits-cancers-du-sein-sont-ils-bons-parce-quils-sont-petits-ou-parce-quils-sont-bons/

Nous commençons à peine à connaître l'hétérogénéité de la progression du cancer. Mais il semble probable que cette hétérogénéité existe au niveau des sites primaires du cancer. En d'autres termes, certains cancers du sein, du côlon et du poumon sont déjà systémiques lorsqu'ils sont détectables, tandis que d'autres ne sont pas destinés à former des métastases. Selon le modèle contemporain, il en résulte que la découverte d'un plus grand nombre de cancers à un stade précoce n'est pas toujours bénéfique et peut même être néfaste.

Comment la répartition des stades peut être trompeuse

"La proportion de tous les cancers diagnostiqués à un stade précoce augmenterait pour passer de 50% environ aujourd'hui à 75%. "

Le modèle contemporain admet que certains cancers à un stade précoce ne sont pas destinés à devenir des cancers à un stade avancé. Ainsi, il est possible de trouver plus de cancers au stade précoce, mais sans aucun effet sur le nombre de personnes qui d'emblée présentent un cancer au stade avancé.
Néanmoins, la mesure de la distribution des stades basée sur les cas deviendra apparemment plus favorable simplement en trouvant plus de maladies à un stade précoce.

Deux exemples marquants de ce phénomène sont présentés dans la figure 2. L'introduction d'un dépistage généralisé par mammographie aux États-Unis dans les années 1980 a permis de détecter beaucoup plus de cancers du sein à un stade précoce, alors que l'incidence du cancer du sein à un stade avancé est restée quasiment la même [12]. Néanmoins, la distribution des stades est devenue apparemment plus favorable : avant le dépistage, 55 % des cancers du sein étaient diagnostiqués à un stade précoce, après le dépistage, 75 % étaient diagnostiqués à un stade précoce.
L'affirmation sans doute plus pertinente est celle reformulée : avant le dépistage, 45 % des cancers du sein étaient diagnostiqués à un stade tardif, tandis qu'après le dépistage, 25 % étaient diagnostiqués à un stade tardif. Pourtant, les deux affirmations sont trompeuses, car l'incidence de la maladie à un stade avancé n'a pratiquement pas changé.

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NDLR- explication imagée

Avec le dépistage, la proportion des cancers peu graves, peu avancés (en orange) augmente fortement tandis que celle des cancers les plus graves, les cancers avancés (en rouge) stagne.
Dans cette population des cancers peu avancés, augmentée à cause du dépistage, il y a une importante proportion de surdiagnostics.
(Extrait du livre "mammo ou pas mammo?" de C.Bour, ed.T.Souccar)
La proportion des cancers graves est donc moindre avec dépistage, puisque diluée dans l'ensemble des cancers, alors que leur taux réel n'a pas baissé.

Une tendance similaire a récemment été observée lors de la promotion du dépistage du cancer du poumon par tomodensitométrie à faible dose chez les femmes taïwanaises, dont la majorité n'a jamais fumé [13]. Beaucoup plus de cancers du poumon ont été détectés à un stade précoce, tandis que l'incidence des cancers du poumon à un stade avancé est restée stable. Là encore, la répartition des stades est devenue apparemment plus favorable : avant le dépistage, 90 % des cancers du poumon étaient diagnostiqués à un stade avancé, alors qu'après le dépistage, 58 % d'entre eux étaient diagnostiqués à un stade avancé. Ces deux exemples montrent comment une évolution favorable de la répartition des stades peut être trompeuse et pourquoi un changement dans la répartition des stades n'apporte pas en soi la preuve que les patients en ont bénéficié.

Comment la survie peut être trompeuse

"55 000 personnes de plus par an survivraient à leur cancer pendant au moins 5 ans après le diagnostic". Même dans le cadre du modèle traditionnel de progression du cancer, il est possible de détecter des cancers plus tôt sans pour autant avoir un effet sur le moment où les patients meurent de leur cancer, simplement parce que le traitement entrepris plus tôt ne confère aucun avantage par rapport à un traitement entrepris plus tard. Néanmoins, une détection plus précoce fausse la mesure de la durée de survie basée sur le nombre de cas. La durée de survie étant mesurée à partir du moment du diagnostic, le dépistage du cancer fera toujours "démarrer l'horloge plus tôt" - et donc allongera toujours la durée de survie. La question de savoir si la vie est prolongée (c'est-à-dire si la mort est retardée) est distincte. Dans le cas le plus simple - aucun changement dans le délai de survenue du décès - la durée de survie s'allonge et indique un bénéfice alors qu'il n'y en a pas.

Cependant, même si le décès a été retardé, le temps de survie exagérera l'efficacité apparente du dépistage. En raison de ce "biais du temps d'avance" [14], un taux de survie plus élevé ne signifie pas nécessairement qu'une détection plus précoce a permis de prolonger la vie des patients.
NDLR, lire ici explication illustrée et détaillé sur survie et biais d'vance au diagnostic : https://cancer-rose.fr/2021/10/18/quest-ce-que-la-survie/

Mais il existe un autre biais, potentiellement plus important, associé au modèle contemporain de progression du cancer : la détection de cancers qui ne sont pas destinés à provoquer des symptômes ou la mort. L'introduction du dépistage tend à découvrir ces cancers subcliniques qui passaient auparavant inaperçus. Le surdiagnostic fait des dégâts dans les statistiques de survie (Fig. 3).

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L'ampleur de ce problème ne doit pas être sous-estimée. Par exemple, lorsque les prestataires de services payants ont introduit le dépistage de la thyroïde par échographie en Corée du Sud, l'incidence du cancer de la thyroïde a été multipliée par 15 en l'espace d'une décennie. La totalité de l'augmentation concernait de petits cancers papillaires de la thyroïde, dont on sait depuis longtemps qu'ils sont fréquents à l'autopsie, mais qui constituent une cause de décès extrêmement rare [15].
NDLR, lire : https://cancer-rose.fr/2020/06/05/le-surdiagnostic-du-cancer-de-la-thyroide-une-preoccupation-feminine-aussi/
Plus de 40 000 personnes ont été diagnostiquées avec la maladie rien qu'en 2011, et la quasi-totalité d'entre elles ont survécu 5 ans ou plus. En fait, un site web promouvant le tourisme médical coréen a présenté la Corée comme l'endroit où l'on peut être traité pour un cancer de la thyroïde, en vantant "le taux de survie au cancer de la thyroïde le plus élevé au monde" [16].

Rien ne prouve que le dépistage ait profité à qui que ce soit, mais beaucoup ont certainement souffert d'interventions chirurgicales inutiles et de la perte de la fonction thyroïdienne. Pourtant, grâce à ces actions, la Corée du Sud, un pays dont la population est inférieure à celle du Royaume-Uni, a presque réussi à faire en sorte que 55 000 personnes de plus par an survivent à leur cancer pendant au moins 5 ans après le diagnostic, simplement en dépistant le cancer de la thyroïde.

Si la survie est une mesure parfaitement valable dans un essai de traitement randomisé, les comparaisons de survie dans le temps (par exemple 1980 vs aujourd'hui) ou dans l'espace (par exemple Royaume-Uni vs États-Unis) peuvent en dire plus sur la pratique diagnostique que sur la qualité du traitement ou le risque de décès [17]. Dans le cas du cancer de la thyroïde, par exemple, la survie à 5 ans est de 87 % au Royaume-Uni et de 98 % aux États-Unis [18, 19]. Alors qu'il est tentant d'imaginer que le traitement du cancer de la thyroïde doit être meilleur aux États-Unis, la mortalité par cancer de la thyroïde est en fait plus faible au Royaume-Uni (2,4 contre 3,0 par million d'habitants, standardisé par rapport à l'âge de la population mondiale) [20].
(NDLR : la survie n'est donc pas un bon indicateur d'efficacité du dépistage, elle est fallacieusement améliorée par les surdiagnostics, et par les améliorations thérapeutiques en vigueur. )

Aller de l'avant - mesures basées sur la population

Les mesures cibles du NHS, la répartition des stades et la survie, surestiment régulièrement la contribution de la détection précoce du cancer. Le problème de ces mesures basées sur les cas est que les efforts de détection précoce influencent à la fois le numérateur et le dénominateur, ce qui rend impossible de discerner si de véritables progrès ont été réalisés. Ce qu'il faut, c'est un dénominateur stable, qui ne soit pas affecté par la détection précoce, à savoir la population (tableau 1).

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Incidence à un stade avancé

La diminution de l'incidence des cancers à un stade avancé suggère que le dépistage remplit sa mission : avancer le moment du diagnostic pour les cancers qui, autrement, seraient destinés à se manifester cliniquement à un stade avancé. (Il est important de souligner que l'incidence à un stade avancé ne prend en compte que les patients chez qui le cancer est diagnostiqué pour la première fois à un stade avancé ; elle ne concerne pas les patients chez qui le cancer est diagnostiqué à un stade précoce, mais qui évolue néanmoins vers un stade avancé [21]).
Les cancers destinés à se manifester cliniquement à un stade avancé sont les plus agressifs et les plus mortels. Ce sont ceux que nous souhaitons le plus découvrir tôt, dans l'espoir qu'un traitement précoce confère un certain avantage par rapport à un traitement plus tardif.

La diminution de l'incidence des stades tardifs peut cependant ne pas conduire à une diminution du nombre de décès, car le traitement amorcé plus tôt n'est pas toujours plus efficace que le traitement amorcé plus tard. L'essai de dépistage du cancer de l'ovaire UKCTOCS, par exemple, a permis de réduire de 25 % l'incidence au stade avancé (stade IV), mais cette détection et ce traitement plus précoces ne se sont pas traduits par une diminution du nombre de décès dus au cancer de l'ovaire [22]. Les auteurs expliquent cela par le fait que "les cancers passés à un stade plus précoce avaient un mauvais pronostic intrinsèque" - en d'autres termes, ils étaient nés pour être mauvais.
Des essais randomisés sur la surveillance du cancer du sein [23] et du cancer du côlon [24] ont donné des résultats similaires : une surveillance agressive a permis de détecter plus tôt la récidive du cancer, mais une détection et un traitement plus précoces n'ont pas modifié le risque de décès. Ainsi, si la réduction de l'incidence à un stade avancé prouve que le dépistage permet d'avancer le moment du diagnostic pour les cancers les plus graves, elle ne signifie pas nécessairement que les patients sont aidés.

Mortalité : toutes causes confondues ou cancer ciblé

"Le risque de décès est le risque qui préoccupe le plus l'individu", a déclaré Sir Richard Doll il y a 30 ans, lorsqu'il s'est demandé si des progrès étaient accomplis dans la lutte contre le cancer [25]. C'est toujours vrai aujourd'hui : la réduction de la mortalité reste la mesure la plus importante des progrès accomplis dans la lutte contre le cancer.

Le langage est subtil mais sans ambiguïté : c'est le risque de mourir de toutes les causes qui préoccupe les patients, et pas seulement le risque de mourir d'un cancer. Éviter de mourir d'un cancer pour succomber à une autre cause n'est pas vraiment un progrès - certains ont même affirmé que mourir d'autres causes pourrait être pire [26].

Des essais randomisés sur le dépistage du cancer du poumon [27], du colon [28] et de la prostate [29] ont montré que le dépistage réduisait de manière significative le risque de mourir du cancer cible, mais n'avait aucun impact sur la mortalité toutes causes confondues. Ce paradoxe apparent peut résulter à la fois (1) des décès hors cible (c'est-à-dire des décès qui sont la conséquence du dépistage et de l'intervention ultérieure, mais qui ne sont pas attribués au cancer cible) et (2) des risques concurrents de décès associés au vieillissement (c'est-à-dire que les personnes qui courent un risque élevé de mourir d'un cancer courent également un risque élevé de mourir d'autres causes) [30].
Les patients et les décideurs du NHS qui entendent que le dépistage "sauve des vies" peuvent raisonnablement s'attendre à ce que le dépistage améliore leur longévité (c'est-à-dire qu'il réduise la mortalité toutes causes confondues). Mais ce n'est peut-être pas le cas.

Le paradoxe apparent peut également s'expliquer plus simplement : comme étant le résultat du jeu du hasard. La mortalité toutes causes confondues est une mesure peu sensible pour les interventions à l'échelle de la population ciblant un seul cancer (par exemple, le cancer du côlon ou du poumon), car les décès dus au cancer ciblé ne représentent qu'une petite partie de l'ensemble des décès. Un essai de dépistage d'un seul cancer visant à détecter l'effet sur l'ensemble des décès nécessiterait un effort herculéen - des centaines de milliers de personnes suivies pendant une décennie ou plus.

Ainsi, lorsque le NHS envisage d'abaisser l'âge de début du dépistage du cancer du côlon (de 60 ans à 50 ans) ou d'étendre le dépistage du cancer du poumon en ajoutant des unités mobiles, il est raisonnable de mesurer les progrès en termes de mortalité par cancer du côlon ou du poumon. Mais lorsque le NHS envisage des interventions destinées à lutter contre tous les cancers combinés - comme l'IA pour mieux cibler les populations à risque et les tests de détection précoce de plusieurs cancers (biopsies liquides) - nous pourrions affirmer que non seulement la réduction de la mortalité toutes causes confondues est la meilleure mesure du progrès, mais qu'elle est également atteignable, car tous les cancers combinés représentent une part importante de l'ensemble des décès [31].

Conclusion

Le décès n'est pas le seul résultat pertinent pour la détection précoce du cancer, d'autres résultats sont également importants. Il est concevable, par exemple, qu'une détection précoce réduise la charge symptomatique de certains patients atteints de cancer sans prolonger leur vie. Mais il est beaucoup plus probable que le dépistage entraîne un fardeau supplémentaire pour d'autres personnes. Tout d'abord, de nombreuses personnes en bonne santé doivent être persuadées qu'elles ont "besoin" de se faire dépister - trop souvent à l'aide de messages effrayants suggérant que les personnes qui meurent d'un cancer auraient pu éviter cette issue grâce à une détection plus précoce. Ensuite, il y a les problèmes causés par des résultats anormaux : le stress émotionnel et psychologique chez les personnes alarmées à tort, les tests ultérieurs de routine chez les personnes considérées comme présentant un "risque élevé" en raison d'une anomalie détectée, et la toxicité et les complications d'un traitement inutile chez les personnes surdiagnostiquées.

L'énigme du dépistage du cancer réside dans le fait que si seuls quelques participants peuvent potentiellement en bénéficier, tous peuvent potentiellement en pâtir. Les arguments en faveur d'un dépistage plus intensif exigent donc que les bénéfices soient suffisamment importants pour justifier les préjudices et les coûts d'opportunité qui y sont associés. Comme nous l'avons montré ici, les mesures indirectes des bénéfices peuvent être trompeuses - ce qu'il faut, c'est prouver que le dépistage permet en fait de sauver des vies. Cela sera difficile à réaliser car l'effet recherché est nécessairement faible. Compte tenu de l'évolution des connaissances selon lesquelles la biologie de la tumeur et la réponse de l'hôte sont plus pertinentes pour le pronostic que le moment du diagnostic, nous pensons qu'il est temps de remettre en question l'affirmation selon laquelle un dépistage plus intensif est la meilleure stratégie pour progresser dans la lutte contre le cancer.

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