HISTOIRE DES THEORIES DU CANCER : OÙ EN EST-ON ?

Dr A.Lexa, toxicologue, propose deux articles sur la cancérogénèse, l’histoire, les théories et les origines du cancer :

HISTOIRE DES THEORIES DU CANCER : OÙ EN EST-ON ?

À L’ORIGINE DU CANCER, il Y A TOUJOURS UN AGENT CANCÉROGÈNE…

7 Septembre 2024

Annette LEXA, Docteur en toxicologie, toxicologue réglementaire et évaluateur de risque en santé environnementale

« Le développement d’un cancer peut être défini comme un processus de microévolution cellulaire et tissulaire conduisant à une tumeur maligne. Il est frappant de constater que, bien que ce concept prévale dans le domaine depuis plus d’un siècle, les mécanismes précis qui sous-tendent les processus évolutifs se produisant au sein des tumeurs restent largement non caractérisés et plutôt énigmatiques. » (1)

Le schéma classique de progression linéaire du cancer masque plusieurs niveaux de complexité ayant lieu lors de l’initiation, du développement et de la progression du cancer, impliquant les mécanismes moléculaires contrôlant la prolifération, la migration, l’adhérence, la différenciation et la mort cellulaire programmée. Si ce schéma classique linéaire est largement accepté, il existe peu de données expérimentales convaincantes pour étayer le fait que ce seul modèle opère au cours de l’évolution tumorale.

Il est déjà difficile d’établir le nombre d’altérations génétiques nécessaire à l’émergence d’une cellule maligne (de la lésion à l’ADN à l’aneuploïdie[1]). S’ajoute le fait qu’il existe des mécanismes non génétiques (épigénétiques) intégrés tout au long de l’émergence et de la progression de la maladie qui peuvent en favoriser ou en au contraire la faire régresser.

https://www.researchgate.net/figure/Heterogeneity-of-cancer-progression-in-general-Fast-growing-cancers-are-likely-to-lead_fig1_308600146

            Bien que le mot cancer ne soit pas utilisé, les premières traces des cas de traitements de tumeurs malignes du sein apparaissent dans des papyrus égyptiens datés d’environ 3000 ans. En Grèce antique, Hippocrate (460-375 av JC) décrit de nombreuses tumeurs (dont les cancers féminins) et appelle carcinos les tumeurs inguérissables et carcinoma les tumeurs malignes, comprenant les tumeurs dures et ulcéreuses. Puis, c’est au tour de Galien (129-199 av JC) qui écrivit un Traité des tumeurs, expliquant leur origine par la théorie des humeurs incriminant la bile noire. Les conceptions de Galien perdureront avec la théorie des humeurs jusqu’à la Renaissance, même s’il y a des remarques intéressantes de Ambroise Paré, Henri de Mondeville et Vésale. Au XVIIIème siècle, Bernard Peyrilhe (1735-1804) écrivit un essai portant sur les virus à l’origine du cancer. A cette époque, le terme virus désignait toute substance provenant d’un animal et pouvant transmettre une maladie à l’Homme. Il fut le premier à tenter de transplanter un liquide provenant d’une tumeur du sein dans une plaie faite à un chien. En 1773, il fut le premier chirurgien à traiter le cancer du sein par mastectomie radicale comprenant le muscle pectoral et les ganglions axillaires.

John Hunter (1728-1793) a été le premier chirurgien à opérer une excision réussie d’une tumeur de mélanome en 1787. C’était un chirurgien anglais exceptionnel qui proposa l’origine du cancer au niveau de la lymphe et insista sur l’importance sociale du problème du cancer. C’est d’ailleurs à cette même époque, en 1775, que le médecin Percival Pott fit les premières observations de cancer professionnel chez les jeunes ramoneurs (1775). Il est le premier à avoir fait le lien entre une exposition à un agent chimique, la suie, dans les conduits de cheminée et l’apparition de cancers spécifiques chez les jeunes garçons et adolescents. Il faudra attendre 1910 pour faire le lien entre le goudron et les dommages à l’ADN dans le processus de cancérogénèse.

Rudolph Virchow (1821-1902) était un médecin allemand qui a été le premier à relier correctement l’origine des cancers provenant de cellules dormantes dans les tissus (1855). Il pensait que le cancer était causé par une grave irritation chronique des tissus et pensait que l’irritation se propageait sous forme liquide. Il observa des infiltrats de globules blancs dans les tumeurs et fit le lien entre inflammation et cancer. Il ignorait encore la métastase décrite pour la première fois par son confrère Karl THIERSCH dans les années 1860. Il est le premier à avoir affirmé que toute cellule dérive d’une autre cellule (même si le processus de division cellulaire ne sera vraiment compris qu’au début du XXe siècle avec la théorie mutationniste de Sutton et Boveri).

A côté de la théorie irritative du cancer de Virchow se développa la théorie embryonnaire du cancer selon laquelle les tumeurs étaient dues à la prolifération de cellules embryonnaires ayant subsisté chez l’adulte.La fin du XIXème siècle vit des tentatives de greffes de cancers chez le rat et la souris.  Mais les cancers greffés furent détrônés par les cancers expérimentaux radioinduits chez le rat à partir de 1913. A cette époque on découvrait les cancers des radiologistes après la découverte du radium et des rayons X. Le rôle des parasites et des virus dans l’apparition de certains cancers date aussi de cette époque.

Le chirurgien anglais Stephen PAGET (3) proposa l’hypothèse de la graine et du sol (1889) selon laquelle la propagation des cellules tumorales serait régie par l’interaction et la coopération entre les cellules cancéreuses (graines) et l’organe hôte (sol). Des décennies plus tard, cette théorie s’est confirmée avec l’étude des différentes étapes telles que l’intravasation, l’extravasation, la latence tumorale, le développement de micrométastases et de macrométastases, la tumeur primaire produisant une accumulation de cellules immunitaires aberrantes et de protéines de la matrice extracellulaire dans les organes cibles.
L’hypothèse a ensuite été contestée par James Ewing en 1928 qui déclara que les métastases seraient déterminées par des mécanismes purement mécaniques tels que des facteurs anatomiques et hémodynamiques du système vasculaire. Plus récemment la théorie de l’ensemencement a été revue avec les cellules souches circulantes (2005) ainsi que la niche pré-métastatique et les vésicules tumorales, théorie conceptualisant la cancérogénèse  comme un sol fertile propice à la survie et à la croissance des graines métastatiques. Au final, actuellement il est admis qu’un sol favorable et une biomécanique adaptée sont nécessaires à la formation éventuelle d’une tumeur secondaire.

Dans les années 50 circulait encore le dogme selon lequel les cellules des métastases étaient génétiquement identiques aux cellules de la tumeur primaire. Julian Huxley publia en 1957 une perspective historique sur le cancer, résumant que les tumeurs solides ne sont pas génétiquement homogènes mais contiennent des cellules qui présentent une aneuploïdie. 20 ans plus tard en 1976 Peter Nowell formalisa un modèle de tumeurs provenant d’une seule cellule qui acquiert une mutation, conduisant ainsi à une expansion clonale caractérisée par une instabilité génétique, et a proposé qu’au fil du temps de nouvelles mutations s’accumulent par étapes, générant ainsi des populations sous-clonales. Le modèle de Nowell ( modèle évolutif darwinien linéaire par mutation et sélection des cellules les plus ‘viables’ ), est soutenu des décennies plus tard bien que l’aspect linéaire ne soit pas certain. Les données acquises depuis soutiennent l’idée que dans une tumeur il y a coexistence simultanée de plusieurs populations sous-clonales.

On a appris, grâce aux techniques de génomique évolutive que la progression du cancer ne consiste pas seulement en des mutations ponctuelles dans des gènes uniques, mais est également pilotée par des réarrangements complexes de l’ADN (délétions, duplications, inversions, insertions, intégrations virales, etc.) qui sont extrêmement difficiles à retracer expérimentalement, ce qui fait qu’une biopsie ne représente pas toute les populations cellulaires tumorales, d’où l’intérêt des cellules circulantes en diagnostic et pronostic ( mais pas en dépistage préventif ). La plupart des tumeurs solides nécessitent des modifications de 1 à 10 gènes moteurs pour transformer une cellule normale en une cellule dotée de propriétés malignes. Il semble qu’une seule cellule normale puisse être à l’origine d’une tumeur.  

L’hypothèse concernant l’origine multicellulaire du cancer est répandue pour les cancers provoqués par une exposition à des mutagènes exogènes (fumée de cigarette, irradiation ultraviolette) ou à des mutations germinales ainsi que pour les cancers multifocaux (foie, prostate). Mais le cancer multifocal présente une origine cellulaire unique dont le génotype a été sélectionné.

Cependant le modèle darwinien évolutif est battu en brèche par des preuves d’évolution neutre ( non sélective ) avec la coexistence de plusieurs sous populations clonales et ceci depuis la fin des années 70. Certaines études suggèrent que la majorité des aberrations se produisent par rafales ponctuées aux premiers stades de l’apparition de la tumeur, après quoi plusieurs clones dominants se multiplient pour former une masse tumorale. On pense que la progression linéaire concernerait surtout les premiers stades et serait suivie d’une évolution ramifiée : des réarrangements aneuploïdes ont lieu aux premiers stades de l’évolution tumorale et restent stables tout au long de l’expansion clonale d’une tumeur, tandis que les mutations ponctuelles se produisent régulièrement et sont progressivement suivies d’une expansion clonale, conduisant à une diversité sous-clonale étendue. On a observé des mutations parallèles de novo dans des sites métastatiques distincts (évolution indépendante de traits fonctionnels similaires dans différentes lignées cellulaires ).

Robert Weinberg et William Hanahan montrèrent en 2002 que six systèmes de régulation différents doivent être perturbés pour qu’une cellule devienne cancéreuse. Ces 6 étapes clé qui doivent être perturbées pour aboutir à une tumeur métastatique l’une après l’autre font dire à certains qu’un cancer – métastatique qui plus est – était vraiment  la faute à pas de chance, débat scientifique loin d’être clos. Cependant il est important de les connaitre car elles constituent le socle théorique sur lequel s’appuie le développement de thérapies actuelles. Ces six étapes sont les suivantes ;

1/ maintenir la signalisation proliférative
2/ déjouer des suppresseurs de croissance
3/ résister à la mort cellulaire
4/ rendre possible l’immortalité réplicative
5/ induire de l’angiogenèse
6/ activer l’invasion d’autres tissus et les métastases + reprogrammer le métabolisme énergétique et déjouer la destruction immunitaire.

A quoi s’ajoute la dormance tumorale et la réactivation des tumeurs par autophagie[2].

À la base de ces caractéristiques se trouve l’instabilité du génome qui génère la diversité génétique et l’inflammation qui favorise de multiples fonctions caractéristiques. Initiation, progression et dissémination du cancer peuvent être alimentées par des mécanismes non génétiques.

1/ maintien de la signalisation proliférative

Un exemple de mutation de proto oncogène hérité ou acquis : les protéines RAS (2) impliquées dans la transmission de signaux cellulaires. Quand RAS est activée, elle active d’autres protéines impliquées dans la croissance cellulaire, la différenciation et la survie. Mais des mutations de Ras peuvent mener à une activation permanente pouvant conduire à un cancer. Une tumeur sur 4 possède une mutation sur le gène RAS et la mutation est présente jusqu’à 90% des cas de cancers du pancréas[3].L’inactivation des gènes suppresseurs de tumeurs peut également être acquise par des mécanismes épigénétiques tels que la méthylation de l’ADN[4] et les modifications des histones[5]. Les cellules cancéreuses ont un taux de mutation élevé au niveau de chaque expansion clonale ce qui suggère une sensibilité accrue aux agents mutagènes et une surveillance altérée (et/ou les deux) comme du rôle central du gène p53. Il y a une perte de contrôle de l’intégrité du génome (amplification et délétion de gènes ou parties de chromosomes).

2/ Déjouer des suppresseurs de croissance tumorale

Les cellules cancéreuses doivent déjouer les programmes puissants qui régulent négativement la prolifération cellulaire (il existe des dizaines de gènes suppresseurs de tumeur qui limitent la croissance et la prolifération cellulaire). Deux exemples sont bien connus, les gènes RB et P53 activés en cas de stress ou anomalie cellulaire. Ils contrôlent les décisions des cellules de proliférer, d’activer les programmes de sénescence et d’apoptose[6]. Il y a aussi des processus épigénétiques tels que des méthylations aberrantes de l’ADN (au niveau du gène codant pour IGF2/H19, facteur de croissance cellulaire, présent dans 30% de cancers du côlon par exemple (1)).

A cela s’ajoute des mécanismes d’inhibition de contact : les cellules au contact les unes des autres régulent la prolifération cellulaire mais pas les cellules cancéreuses (intervention de cadhérines qui sont des molécules clé d’adhésion de cellule à cellule). De plus, les cellules tumorales à ce stade détournent le système immunitaire de l’inflammation pour se développer. La dérégulation de la production de la cytokine TGFb est souvent présente dans les fortes proliférations cellulaires malignes (ce facteur de croissance produit par les macrophages, les astrocytes et les kératinocytes est un facteur de développement cellulaire et tissulaire qui intervient dans la morphogénèse dans de nombreux processus physiologiques comme tumeur, grossesse et fécondation).

3/ résister à la mort cellulaire (déjouer l’apoptose et la nécrose, favoriser l’autophagie)

Généralement les aneuploïdies et les mutations sont délétères et entrainent la mort de la cellule. Mais certaines cellules acquièrent des capacités à l’immortalité. L’immortalisation est une condition préalable essentielle à la formation d’une cellule tumorale. Le gène P53 y joue un rôle majeur. Dans sa forme normale non mutée, ce gène induit l’apoptose en réponse à des cassures de l’ADN et d’autres anomalies chromosomiques. Le gène myc intervient aussi. Mais les cellules tumorales développent diverses stratégies pour limiter ou contourner l’apoptose. L’apoptose est en fait un mécanisme crucial à double tranchant : il est vie et mort à la fois. Il est suppresseur de tumeur par mort des cellules malignes ou pré-malignes mais il peut stimuler la croissance tumorale et pire, induire des réponses inadaptées dans des cellules normales conduisant à une instabilité génomique et à la cancérogénèse , ce qui en fait en ce cas une des causes premières du cancer.

L’autophagie médie à la fois la survie des cellules tumorales et la mort : l’autophagie est une réponse physiologique cellulaire pouvant être induite par des états de stress cellulaire dont le plus évident est une carence en nutriments mais aussi la radiothérapie et certains médicaments cytotoxiques. Le programme autophagique permet aux cellules de décomposer les organites cellulaires tels que les ribosomes et les mitochondries, permettant ainsi aux catabolites résultants d’être recyclés et donc utilisés pour la biosynthèse et le métabolisme énergétique.

La nécrose a un potentiel pro-inflammatoire favorisant les tumeurs : contrairement à l’apoptose et l’autophagie, la mort cellulaire nécrotique libère des signaux pro-inflammatoires dans le microenvironnement tissulaire dans le but d’éliminer les débris. Mais les cellules nécrotiques tumorales peuvent recruter des cellules viables voisines via l’interleukine 1a pour induire sa prolifération cellulaire.

4/ immortalité replicative

Le raccourcissement des télomères (les extrémités des brins d’ADN) est un mécanisme normal de sénescence cellulaire qui est contourné par les cellules cancéreuses. L’absence de surveillance de P53 peut conduire à des cellules néoplasiques qui survivent au raccourcissement des télomères. Ainsi des cellules précancéreuses de sein montrent un raccourcissement des télomères et des aberrations chromosomiques non clonales alors que les cellules cancéreuses de sein montrent un défaut de surveillance avec reconstitution des télomères qui entrainent des mutations et des caryotypes[7] aberrants.

5/ Induire l’angiogenèse

Dans un environnement de cellules normales, l’angiogénèse[8] est contrôlée (cicatrisation, cycle féminin). Dans les environnements tumoraux, la croissance de nouveaux vaisseaux sanguins peut apparaitre même de manière précoce. Des cellules immunitaires jouent un rôle crucial dans l’angiogénèse pathologique : macrophages neutrophiles, mastocytes, cellules progénitrices vasculaires dérivées de la moelle épinière.

6/ Activation de l’invasion et des métastases

9 décès par cancer sur 10 sont dus aux métastases disséminées (6). L’invasion du nouveau tissu de soutien (la niche prémétastatique) suppose l’arrivée de cellules tumorales dans le sang et leur transport. Ces cellules circulantes tumorales sont entourées de plaquettes et peuvent être détruites au cours de cette étape. L’arrivé au niveau du nouveau tissu, l’adhérence à la paroi vasculaire interne, sa sortie du vaisseau, l’adaptation au nouveau microenvironnement vont signer l’installation de la métastase.

La libération de cellules tumorales dans le sang commence par la perte de fonctionnalité des cadhérines, protéines clé d’adhésion cellulaire. De plus les cellules cancéreuses secrètent plus de vésicules extracellulaires (appelées exosomes) que les cellules normales, ces vésicules étant détectables dans le sang. Elles contiennent de l’ADN, de l’ARN, des protéines, des facteurs capables de médier la communication cellule à cellule et jouent un rôle essentiel dans l’induction des métastases. Les exosomes sécrétés par une tumeur sont capables d’éduquer un sol distant, fusionnant avec les cellule cibles normales et secrétant un facteur inhibiteur de la migration des macrophages. Les plus grosses (1-4 microns) sont appelés des oncosomes (4).
L’hypoxie (phénomène constaté dans les cellules tumorales où la croissance rapide dépasse les besoins normaux) joue également un rôle important dans l’accélération des métastases.

Les cellules cancéreuses sont capables de secréter des cytokines et autres chimiokines ainsi que des protéines et des nucléosides qui favorisent l’implantation de la niche pré métastasique ( le futur tissu cible ). Les cellules immunitaires de l’organisme comme des macrophages, mastocytes et neutrophiles ainsi que des lymphocytes T et B peuvent ‘aider’ les cellules tumorales à leur implantation par production de molécules de signalisation libérées par les cellules inflammatoires tels que le facteur de croissance tumorale EGF, le facteur de croissance angiogénique VEGF, des facteurs proangiogéniques, des chimiokines et cytokines qui amplifient l’état inflammatoire. Mais, rien n’est encore joué. En pratique, après la dissémination, les cellules tumorales doivent réussir la colonisation de nouveaux tissus qui se fait par des micrométastases qui n’évoluent pas forcément en macrométastases. Elles peuvent rester dormantes des décennies après un cancer. La colonisation peut se faire aussi en revenant vers la tumeur primaire. Dans les pratiques cliniques, l’ablation des tumeurs primaires s’accompagne dans de nombreux cas d’une excroissance métastatique exceptionnellement rapide. L’inflammation induite par la chirurgie peu faciliter les métastases en modifiant le microenvironnement distant (4).

La réponse immunitaire individuelle

Le système immunitaire a un rôle ubiquitaire : il favorise et empêche la progression des tumeurs. L’état inflammatoire des lésions précancéreuses et franchement malignes, provoqué par les cellules du système immunitaire peuvent favoriser la progression tumorale par divers moyens :

– Reprogrammation majeure du métabolisme énergétique cellulaire afin de soutenir la croissance et la prolifération cellulaire.

– Réactivation de cancer chez les personnes immunodéprimées (cancers viraux) mais aussi non viraux.  En effet des déficiences dans le développement ou la fonction des lymphocytes T CD8+ cytotoxiques, des CD4+, des Th1 (cellules T auxiliaires) et des cellules tueuses naturelles (NK) entraînent une augmentation de l’incidence des tumeurs.

– Il a été observé que certains récepteurs de greffe d’organe immunodéprimés développaient des cancers dérivés de donneurs, ce qui suggère que chez les donneurs apparemment sans tumeur, les cellules cancérigènes étaient dans un état dormant, par un système immunitaire fonctionnel. Pourtant, l’épidémiologie des patients chroniquement immunodéprimés n’indique pas une incidence significativement accrue des principales formes de cancer humain non viral.
– La présence d’IgG4 dans le microenvironnement tumoral favorise la progression du cancer. Des taux élevés d’IgG4, qui sont une classe d’immunoglobulines la moins abondante dans le sérum humain normal, sont déclenchés en réponse à un stimulus antigénique chronique, à une inflammation et même certaines vaccinations (VIH, Coqueluche, COVID)[9].

LE  MICROENVIRONNEMENT DU « TISSU » TUMORAL

La compréhension acquise du microenvironnement inflammatoire du « tissu » tumoral supporte l’ancienne théorie de VIRCHOW. Un « tissu » tumoral est un tissu complexe de cellules cancéreuses et de cellules normales qui « collaborent » en fournissant des facteurs de croissance. Les tumeurs ne sont pas seulement des masses indépendantes de cellules transformées : les cellules cancéreuses résident dans un microenvironnement multifactoriel très complexe composé de composants non cellulaires (matrice de collagène, élastine…) et cellulaires. En plus d’être entourés par les cellules normales, de nombreux autres types de cellules sont recrutés dans la masse tumorale, tels que les lymphocytes T et B, les tueurs naturels (NK) et les lymphocytes T tueurs naturels (cellules NKT), macrophages, cellules dendritiques, cellules myéloïdes, adipocytes, fibroblastes, neutrophiles, cellules endothéliales vasculaires, péricytes et cellules endothéliales lymphatiques, et donc les cellules tumorales baignent dans des cytokines, des chimiokines, des facteurs de croissance. En quelque sorte, elles détournent à leur profit des mécanismes biologiques normaux.

Les cellules tumorales dans une matrice fibreuse dense, rigide seraient de plus mauvais pronostic du fait de moindre contact avec l’environnement : maintien de l’inflammation, hypoxie, maintien de la signalisation proliférative, évasion des suppresseurs de croissance, induction de l’angiogenèse, échappement de la réponse immunitaire, le tout conduisant à une reprogrammation métabolique et ayant des effets négatifs sur l’efficacité de la thérapie anticancéreuse.

La réponse immunitaire antitumorale est principalement médiée par les lymphocytes T cytotoxiques CD8 qui reconnaissent les antigènes du complexe majeur d’histocompatibilité I[10] exprimés à la surface des cellules tumorales et induisent la mort des cellules cancéreuses. Cependant, les cellules cancéreuses et le microenvironnement tumoral peuvent supprimer efficacement la réponse immunitaire en sécrétant des cytokines et des chimiokines (TGF-β, IL-6, IL-10) qui peuvent inhiber les réponses immunitaires, rendant ce mécanisme naturel de défense anticancéreuse largement inefficace dans la majorité des cas. Il a même été suggéré que les cellules cancéreuses peuvent attirer des cytokines favorisant le développement de la tumeur en cas d’hypoxie (manque d’oxygène) et de nécrose.

Ainsi, les cellules cancéreuses changent et s’adaptent constamment à leur microenvironnement pour mieux répondre à leurs besoins. Ainsi, un moindre accès à l’oxygène des cellules profondément enfouies dans la masse tumorale déclenche l’activation de programmes d’expression génique de survie aux conditions acides (accumulation d’acide lactique).

Il a été démontré que les conditions environnementales difficiles telles que hypoxie, acidose, hypoglycémie et jeûne sélectionnent des cellules qui augmentent le taux de la glycolyse anaérobie (Effet Warburg). Le phénotype Warburg persiste pour de nombreuses divisions cellulaires même après que les cellules sont revenues à des conditions de croissance normales, ce qui suggère que l’état phénotypique sélectionné est plutôt stable. 

EFFET WARBUG

Otto Heinrich Warburg , prix Nobel 1931 pour sa découverte de la nature et du mode d’action de l’enzyme respiratoire (cytochrome-oxydase) et son groupe de recherche montrèrent dans les années 20 que les cellules cancéreuses ne se fournissent pas en énergie selon le fonctionnement classique aérobie (phosphorylation oxydative et cycle de Krebs) transformant le glucose en présence d’oxygène en CO2, H20 et énergie sous forme d’ATP) mais par un processus moins efficace dit de glycolyse anaérobie qui est une fermentation lactique se déroulant dans le cytoplasme, se traduisant par une accumulation d’acide lactique.
La glycolyse anaérobie produit des métabolites qui sont utilisés par la cellule pour sa croissance (anabolisme) car elle évite ainsi de casser les liaisons Carbone-Carbone des substrats (liaisons très énergétiques) tout en produisant le CO2 final.
C’est d’ailleurs cet effet qui est à la base de l’utilisation du glucose marqué pour détecter des foyers de cellules tumorales par tomographie à émission de positons.
Il a montré que la privation d’oxygène et de glucose entraîne la mort des cellules tumorales.
A ce jour on considère cependant que l’effet Warburg serait plus une conséquence du dysfonctionnement génétique des cellules tumorales (adaptation à l’hypoxie) plutôt que la cause. Ainsi par exemple l’oncogène Ras, muté dans plus de 35 % des tumeurs, induit une expression accrue de plusieurs gènes impliqués dans l’effet Warburg. Le gène p53, considéré comme gardien du génome qui contribue à la stabilité génomique en induisant l’arrêt du cycle cellulaire et la mort cellulaire après des dommages à l’ADN, participe aussi à la régulation du métabolisme en contrôlant négativement la glycolyse. Une mutation sur p53 inactive la dépendance à l’oxygène des cellules tumorales.
Certaines cellules tumorales utilisent le lactate produit par les cellules utilisant la voie anaérobie. Mais d’autres voies métaboliques sont perturbées dans les cellules tumorales (la voie des pentoses phosphates, la synthèse de novo des acides gras, le métabolisme des acides aminés (glutamine).  D’ailleurs la technique d’imagerie médicale de PET Scan au glucose marqué ne détecte que 30% des tumeurs, montrant que les cellules cancéreuses utilisent d’autres métabolites que le glucose.
Enfin les sirtuines (protéines enzymatiques exprimées au niveau de la chromatine du noyau, là où se trouve l’ADN) interviennent dans la réparation de l’ADN (notamment les cassures double brin) dans la maintenance des télomères et dans le métabolisme glucidique. 

Quoi qu’il en soit, le contrôle métabolique est un élément clé de la carcinogenèse.

L’hypothèse que le cancérogénèse ne serait pas déterminée en premier lieu par les anomalies génétiques dans le noyau mais par un dysfonctionnement épigénétique du cytoplasme et particulièrement des mitochondries s’est traduite par des travaux in vitro assez récents. Citons les travaux de Thomas Seyfried qui défend l’hypothèse qu’une altération prolongée de la structure et du fonctionnement de la mitochondrie tel que du métabolisme énergétique de la mitochondrie (fermentation acidifiant l’environnement, potentiel redox avec production d’espèces réactives de l’oxygène et de l’azote…) pourrait être à l’origine de la cancérogenèse ou tout au moins la faciliter. Ces travaux in vitro concernent l’introduction de mitochondries de cellules non cancéreuses dans des cellules à noyau tumoral ayant entraîné la suppression des voies oncogènes et du phénotype tumorigène. Inversement le transfert de noyau tumoral dans des cellules normales n’entraine pas de cancérogénèse, malgré la présence d’anomalies génétiques dans le noyau. L’hypothèse selon laquelle le cancer serait une maladie métabolique mitochondriale, bien que ne faisant pas consensus à l’heure actuelle, est une piste à approfondir. En effet la mitochondrie est impliquée dans la production des enzymes caspases essentielles à l’apoptose. Or un dysfonctionnement de la membrane mitochondriale externe lors de l’apoptose peut induire une apoptose partielle (incomplète), pouvant entraîner des dommages à l’ADN, favorisant l’instabilité génomique et pouvant conduire à une cancérogénèse.

Seyfried T., Front. Cell Dev. Biol., 07 July 2015, Sec. Molecular and Cellular Pathology, Volume 3 – 2015
Morana O. et al. The Apoptosis Paradox in Cancer. Int J Mol Sci. 2022 Jan 25;23(3):1328.
Ichim G. et al. Limited mitochondrial permeabilization causes DNA damage and genomic instability in the absence of cell death. Mol Cell. 2015 Mar 5;57(5):860-872.

De plus en plus de preuves suggèrent que le microbiome (6) est une partie importante et intégrée du microenvironnement tumoral qui affecte l’apparition, la progression et la survie du cancer en réponse aux traitements tumoraux. Il a été démontré que la survie globale des patients atteints d’adénocarcinome canalaire pancréatique (PDAC) est corrélée avec la diversité du microbiome tumoral et l’abondance de certains genres bactériens. Le microenvironnement tumoral doit être considéré comme une composante dynamique et intégrale essentielle du « tissu » tumoral qui, à travers un réseau multicellulaire complexe, co-évolue aux côtés de la population de cellules cancéreuses et façonne sa trajectoire évolutive.

En résumé, au début du cancer, les nouvelles populations de cellules cancéreuses subissent une expansion clonale (production de cellules filles génétiquement identiques) suivie d’une diversification phénotypique de nature génétique et/ou non génétique et détournent les mécanismes cellulaires « normaux » à leur profit.

CONCLUSION

Un cancer est toujours initié par une mutation héréditaire (transmise par les parents) ou somatique (acquise) ponctuelle ou chromosomique, sur un ou 2 allèles (=variants d’un gène hérité des 2 parents). Les mutations double brin sont les plus délétères mais la mutation des deux allèles n’est pas nécessaire, il suffit d’une mutation rendant un gène de régulation moins performant. La mutation porte sur un proto-oncogène (gène impliqué dans la prolifération cellulaire comme braf ou erbb3) ou un gène suppresseur de tumeur comme p53 impliqué dans la majorité des tumeurs ou rb. Ces mutations fournissent à ces cellules des « compétences » que n’ont pas leurs voisines normales en termes de survie et de reproduction. Il se crée une lignée de clones cellulaires. Mais cela ne suffit pas à entrainer le processus linéaire. Il faut donc une ou des mutations et une reproduction cellulaire permettant l’instabilité pour se maintenir, supposant une lignée de cellules indifférentes aux systèmes de réparation de l’ADN, ignorant les dégâts et continuant sa division (lignées instables).

Si la théorie (devenue une sorte de dogme) de la mutation reste encore prédominante dans le domaine de la cancérogénèse (avec toutes les conséquences en terme d’études et d’évaluation de la cancérogénèse chimique et radio-induite, de classification des substances et de stratégie de lutte médicale contre le cancer incluant prévention, diagnostic, traitement et pronostic), cette théorie demeure non validée à ce jour. Une autre théorie dite de la graine et du sol semble être elle aussi largement acceptée actuellement, bien qu’il soit possible de ces deux théories coexistent. Enfin la théorie métabolique est une piste exploratoire encore insuffisamment étudiée pour prétendre que le cancer serait une maladie métabolique. Il serait souhaitable que la communauté internationale arrive à une théorie plus englobante, incluant les nombreux aspects (génétiques, épigénétiques et métaboliques) afin de parvenir à une meilleure compréhension systémique de la cancérogénèse et ainsi au développement de nouvelles approches préventives et thérapeutiques plus systémiques.

Bibliographie

1) Shlyakhtina Y, Moran KL, Portal MM. Genetic and Non-Genetic Mechanisms Underlying Cancer Evolution. Cancers (Basel). 2021 Mar 18;13(6):1380. doi: 10.3390/cancers13061380. PMID: 33803675; PMCID: PMC8002988.

2/Hallmarks of Cancer: The Next Generation, Hanahan, Douglas et al., Cell, Volume 144, Issue 5, 646 – 674, 2011.

3/ Akhtar M, Haider A, Rashid S, Al-Nabet ADMH. Paget’s « Seed and Soil » Theory of Cancer Metastasis: An Idea Whose Time has Come. Adv Anat Pathol. 2019 Jan;26(1):69-74.

Fidler, I. The pathogenesis of cancer metastasis: the ‘seed and soil’ hypothesis revisited. Nat Rev Cancer 3, 453–458 (2003). https://doi.org/10.1038/nrc1098

4 Liu, Q., Zhang, H., Jiang, X. et al. Factors involved in cancer metastasis: a better understanding to “seed and soil” hypothesis. Mol Cancer 16, 176 (2017).

5 Hahn, W., Weinberg, R. Modelling the molecular circuitry of cancer. Nat Rev Cancer 2, 331–341 (2002). https://doi.org/10.1038/nrc795

(6) Shlyakhtina Y, Moran KL, Portal MM. Genetic and Non-Genetic Mechanisms Underlying Cancer Evolution. Cancers (Basel). 2021 Mar 18;13(6):1380.

À L’ORIGINE DU CANCER, il Y A TOUJOURS UN AGENT CANCÉROGÈNE…

7 Septembre 2024

Annette LEXA, Docteur en toxicologie, toxicologue réglementaire et évaluateur de risque en santé environnementale

            En toxicologie (chimie, radiations), la cancérogénèse est définie, sur la base de la théorie de la mutation, comme un processus d’altération du génome (mutation, génotoxicité) pouvant conduire à un processus de cancérisation de la cellule touchée. Les agents cancérogènes peuvent être chimiques, pharmaceutiques, biologiques ou physiques. On sait que le soleil, la fumée de tabac, l’amiante, le benzène sont liés à l’apparition de cancers. Toutefois tous ces agents ne déclenchent pas systématiquement le cancer.  La quasi-totalité de la population y est exposée et seule une minorité sera atteinte de la maladie.

Pourtant, dans le système actuel, lors des calculs de valeurs limites d’exposition établies pour protéger les populations et les travailleurs, valeurs établies à partir de résultats obtenus chez des rongeurs, on considère que toute la population développera un cancer suite à une exposition. On réalise ce qu’on appelle un scenario maximaliste pire cas dans le but de protéger tout le monde, même les plus fragiles (mutation délétère sur un gène de réparation, immunodéficience). Cette approche tend à aboutir aux niveaux d’exposition acceptables les plus stricts car elle repose sur l’hypothèse qu’une seule mutation peut transformer une cellule normale en cellule cancérigène, sans possibilité de recourir à des systèmes de réparation ou d’élimination des cellules mutées et que dès lors, toute dose unique d’un cancérogène présente un risque de cancérogénicité. Mais ce système a aussi un autre biais : il sous-estime les cancérogènes indirects qui n’agissent pas sur le génome.

En radiobiologie, on considère encore des valeurs limites d’expositions et la fréquence de doses (au travail, en médecine) en se basant sur les anciennes études de la cohorte d’Hiroshima, moyennant ainsi un seuil de dose alors qu’il est parfaitement reconnu par ailleurs que 15-20% de la population sont moins bien génétiquement équipés en matière de réparations des lésions à l’ADN. On ne protège pas les plus fragiles. Mais les dogmes ont la vie dure.

Bien évidemment, cette approche par dose de substance chimique ou par dose d’irradiation ne prend pas en compte les interactions de molécules entre elles pas plus que l’interaction avec des effets d’irradiations ou des virus oncogènes pouvant conduire à toute sorte d’effets (cumulatifs, synergiques, antagonistes…).

Les agents cancérogènes

Les agents cancérogènes, outre les produit chimiques (incluant les produits pharmaceutiques), comprennent aussi :

Les rayonnements ionisants : les principales expositions sont naturelles (rayons solaires UV, gaz radon dans certains sous-sols…) et médicales (radiodiagnostics et radiothérapies). Ce sont principalement des études épidémiologiques qui ont permis de fixer des doses ; Cependant, ce type d’études s’est avéré insuffisant pour évaluer le risque d’exposition aux faibles doses. La radiobiologie est un outil qui permet d’affiner les mécanismes d’action et de réparation. En effet la cellule ne se contente pas d’accumuler des lésions à l’ADN, elle réagit en luttant contre le stress oxydatif (se débarrasse des espèces réactives de l’oxygène et de l’azote qui peuvent provoquer des lésions à l’ADN), elle induit des réparations de l’ADN, elle élimine les cellules lésées potentiellement mutagènes par apoptose et mort mitotique des cellules qui ne sont pas réparées.

Les virus oncogènes[11] : 10% des cancers dans le monde entier seraient d’origine virale (HPV, VHB, VHC, EBV, HTLV, SKHV..) dont 85% dans les pays en développement. Ils touchent des cellules spécifiques (épithélium, hépatocytes, lymphocytes..). Certains virus sont à ADN double brin (EBV), ARN simple brin (VHC), rétrovirus (HTLV). Certains virus sont enveloppés, d’autres sont nus. Dans tous les cas, l’oncogénèse virale est une conséquence rare d’un cycle de vie viral normal. Le cancer se développe souvent de longues années après la primo infection ce qui indique que l’infection seule ne peut pas déclencher de cancer, il faut un processus en plusieurs étapes, mais cela peut être accéléré en cas d’immunodépression.

Les virus peuvent être oncogènes directement (par action directe sur le génome) ou indirectement (inhiber les fonctions immunitaires comme le VIH, l’apoptose…). Généralement ils détournent la machinerie cellulaire. Les virus s’insèrent dans le génome dans le but de se répliquer avant de sortir de leur hôte pour se répandre, aussi ils impliquent l’expression continue de produits génétiques viraux spécifiques qui régulent les activités prolifératives, anti-apoptotiques et/ou d’évasion immunitaire, ce qui peut conduire à une cancérogenèse. Actuellement il n’est pas encore certain que le virus serait impliqué uniquement dans l’initiation de la tumeur.

Les toxines : souvent négligées, les toxines sont des toxiques (généralement des peptides ou des protéines) naturellement produits par des organismes vivants (champignons, levures, bactéries, algues, plantes, animaux). Des toxines de champignons son connues pour être cancérogènes, comme les aflatoxines d’Aspergillus. L’aflatoxineB1 est un génotoxique avéré, recherchée systématiquement en toxicologie alimentaire dans les stocks des graines et fruits à coque, café, etc. L’ochratoxine A produit par Aspergillus et pénicillium est rencontré dans les aliments contaminés par des mycotoxines mais également dans les maisons humides. Elle est mutagène et potentiellement cancérogène (foie, rein) et immunotoxique.    

Mécanisme d’action des agents cancerogènes

Classiquement, selon la théorie de la mutation, une substance chimique dite cancérigène a un effet direct sur le génome humain. Par extension un agent chimique cancérigène peut :
1) agir comme électrophile (espèce chimique – atome ou molécule – réactive attirée par d’autres disposant d’électrons à céder à un autre atome), soit directement, soit après activation métabolique
2) être génotoxique
3) altérer la réparation de l’ADN ou provoquer une instabilité génomique
4) induire des altérations épigénétiques
5) induire un stress oxydatif 
6) induire une inflammation chronique
7) être immunosuppresseur
8) moduler les effets médiés par les récepteurs
9) provoquer l’immortalisation
10) modifier la prolifération cellulaire, la mort cellulaire ou l’apport en nutriments.

On part du principe que le cancer est déclenché par des agents mutagènes ou génotoxiques qui endommagent certaines régions de l’ADN d’une cellule initiale provoquant des mutations ou des lésions. Les agents chimiques initiateurs de tumeur agissent le plus souvent après une activation métabolique (HAP, amines aromatiques, agents alkylants..) mais il peut aussi s’agir de toxines (aflatoxines B1) ou de virus (Epstein Barr, Hépatite B…) ou de radiations. Ces lésions ponctuelles (une seule suffit, il n’y a pas alors de seuil de dose) peuvent entraîner une cassure d’un brin, une addition, une délétion, une substitution/insertion de bases non appariées. Les mutations dites clastogènes sont des mutations chromosomiques provoquant des cassures doubles brin d’ADN (cas des rayonnements ionisants) qui peuvent toucher des gènes suppresseurs de tumeurs[12] ou des gènes favorisant la multiplication cellulaire (protooncogènes). Il existe aussi des agents promoteurs (hormones, virus…) de tumeurs épigénétiques qui favorisent l’expression d’une lésion génétique induite par un agent initiateur.   

Enfin il existe des génotoxiques indirects. Ils n’agissent pas directement sur le génome mais sur des structures impliquées dans la transmission du matériel génétique, comme les histones, le fuseau mitotique, le centrosome, l’apoptose, le stress oxydatif.  Ces génotoxiques sont à seuil de dose, c’est-à-dire qu’une certaine quantité répétée est nécessaire pour déclencher un cancer.

Mais ces mutations génomiques ne suffisent pas. Il est estimé qu’un individu produira au cours de sa vie 2X108 cellules atteintes de mutations pouvant causer un cancer. La plupart de ces cellules ne survivent pas et sont éliminées[13].  

On constate dans les cellules cancéreuses des chromosomes perdus, tronqués, dupliqués, fusionnés : c’est l’aneuploïdie qui est un signe précoce de cancérogénèse mais c’est aussi un signe tardif (tumeurs agressives 3 ou 4) de mauvais pronostic avec une résistance accrue aux chimiothérapies et aux immunothérapies. En effet 90% des cellules de tumeurs solides sont aneuploïdes, et l’aneuploïdie se retrouve d’une manière générale dans 25 à 99% des cancers. Pourtant l’aneuploïdie est préjudiciable à des cellules normales alors qu’elle est tolérée dans les cellules cancéreuses. Il y a perte d’un ou plusieurs chromosomes, d’où une modification du nombre de chromosomes contribuant à l’hétérogénéité génétique induisant une diversité et une instabilité génétique qui est une stratégie pour l’évolution des tumeurs.

Elle est particulièrement difficile à étudier car elle implique forcément des centaines de gènes et dépend fortement du contexte épigénétique. Certaines aneuploïdies (pertes ou gains) typiques affectant un chromosome particulier se retrouvent dans certains types de cancers. L’aneuploïdie est probablement un des premiers évènements majeurs intervenant dans la cancérogénèse.

De nombreux agents chimio thérapeutiques (agents alkylants, intercalants…) sont cancérogènes. C’est le cas du paclitaxel (taxol initialement extrait de l’écorce de l’If, Taxus brevifolia, avant d’être fabriqué de manière semi synthétique puis synthétique) utilisé en chimiothérapie anticancéreuse. Ce médicament est un inhibiteur de microtubules (anti tubuline), il entrave le cycle cellulaire ce qui entraine une apoptose cellulaire des cellules tumorales. Mais il s’est également un agent alkylant cancérogène pouvant conduire à des cancers secondaires. Ainsi, plus largement, 10% des leucémies myéloïdes aigues (généralement à pronostic défavorable car les caryotypes des cellules présentent beaucoup d’aberrations chromosomiques) sont liées à des chimiothérapies et des radiothérapies antérieures[14].

Approche réglementaire des produits chimiques

Le passage des résultats des animaux à l’Homme en évaluation de risque (Risque = Danger/ exposition), repose sur des valeurs de danger obtenues pour des voies d’exposition par inhalation, orale et cutanée, ainsi que sur les premiers signes cliniques chez les animaux (lignée de rongeurs de laboratoire) en utilisant des facteurs extrêmement protecteurs (jusqu’à 10000) lors du passage à l’Homme. Dans cette approche, on utilise des end points observés chez des rongeurs essentiellement car il y a très peu d’étude observationnelles chez l’Homme sauf des observations anciennes en hygiène industrielle.

L’évaluation et la classification selon les réglementations européennes REACh et CLP intègre l’exposition, cela signifie que le risque d’exposition doit être réel. 

Ce n’est pas le cas de la classification IARC qui ne représente que le danger intrinsèque sans donnée d’exposition ni relation dose/effet. Il y a 4 groupes dans la classification IARC : Cancérogène certain (1) probable(2A), peut être cancérogène (2B), inclassable (3) et probablement pas cancérogène (4) . Cette classification ne tient pas compte de la dose, la voie d’exposition, la cinétique, des espèces animales ni du mode d’action.

D’une manière générale, de plus en plus d’experts dans le domaine de la cancérogénicité chimique appellent à une évolution des pratiques de classification des substances, les modèles actuels ne prenant pas assez en compte les doses/réponse et les modes d’action pertinent chez l’Homme notamment[15].

Le potentiel génotoxique  :

Afin de rechercher ce type de dommage, on utilise le test des ‘comètes sur cellules’ (somatiques, germinales) qui permet de détecter les cassures doubles brins et simples brins d’ADN ; une substance génotoxique avérée et considérée comme cancérigène sans seuil de dose.
Exemple : le chrome hexavalent, l’oxyde d’éthylène, les espèces réactives de l’oxygène et de l’azote, les composants de la fumée de tabac, l’hormone oestrogène, les alcaloïdes pyrrolizidiniques (grande consoude…) qui ont la capacité de se fixer fortement à l’ADN,  produisant des adduits à l’ADN modifiant l’expression de gènes, provoquant des cassures d’ADN, des échanges de morceaux de chromosomes, des micronoyaux (composés de fragments de chromosomes qui ne se sont pas intégrés correctement lors de la division cellulaire), des aberrations ou des mutations chromosomiques, des mutations de gènes.

Le potentiel mutagène :

Afin d’informer sur le potentiel de la substance à induire des aberrations chromosomiques  et/ou des mutations génétiques in vivo (aneuploïdie) pouvant conduire à un cancer, on utilise une batterie de tests in vitro et in vivo : le test d’Ames (sur bactéries), test du micronoyau in vitro/in vivo (augmentation de la fréquence des micronoyaux), le test d’aberrations chromosomiques et le test des comètes.

Les substances classées mutagènes de catégorie 1 et 2 sont considérées comme des cancérigènes probables (la mutagénicité avérée est une alerte précoce de cancérogénicité).

Des médicaments anticancéreux (agents alkylants comme le cyclophosphamide et le cisplatine, des agents intercalants comme le doxirubicine) sont mutagènes, comme les alcaloïdes de la pervenche utilisés en chimiothérapie anticancéreuse, la vincristine étant anti-tubuline comme le taxol de l’If.

Potentiel cancérogène (catégorie 1 ou 2) :

Les substances cancérogènes augmentent l’incidence de tumeurs. Le potentiel peut reposer sur un mécanisme de dommage génétique ou épigénétique (prolifération cellulaire, communication cellulaire altérée). La carcinogénicité génotoxique représente un cas à part car l’effet est retardé et l’effet est considéré comme sans seuil de dose. Selon les règlements européens REACh et CLP, une substance est classée cancérogène en fonction déjà de son tonnage, de son utilisation dispersive ou non, de l’exposition à la substance, si la substance est mutagène, si elle induit des lésions hyperplasiques ou pré néoplasiques à doses répétées chez le rongeur. En Union Européenne, les substances génotoxiques, mutagènes et cancérogènes 1 et 2 sont soient interdites d’utilisation soit restreintes d’utilisation (utilisation dans des situations n’exposant pas les travailleurs ni les consommateurs…).

Vers une évolution des classifications des agents cancérogènes 

En toxicologie, il est très difficile d’apporter la preuve qu’une substance peut provoquer un cancer. La tendance est forte de surestimer le risque (génotoxicité, mutagénicité) ou de le sous-estimer (cancérogènes indirects). Le modèle dynamique du cancer (Harrison et Doe, 2021) fournit une voie pour concevoir un nouveau système d’évaluation de la cancérogénicité d’une substance chimique. La première partie du processus consiste à considérer la preuve que le produit chimique est capable de modifier les étapes de la voie de cancérogenèse, et, si oui, à quel stade et par quel processus.  Il implique une révision de la règlementation actuelle et de la méthodologie actuellement acceptée par les autorités de régulation que ce soit dans le domaine des produits chimiques, de l’alimentation que du médicament.

Cela consisterait à distinguer :
– La cancérogénicité primaire évaluée au moyen de batteries d’étude de génotoxicité.
C’est le cas de l’aflatoxine B1 et du Benz[a]anthracène.
– La cancérogénèse secondaire indirecte correspondant au cas où une augmentation de l’incidence du cancer est observée lors de l’exposition sans que la substance n’agisse sur le génome : il peut s’agit d’une stimulation de la division cellulaire, une modification des mécanismes de réparation, des modifications du microenvironnement tumoral, une immunosupression, des effets endocriniens, etc. Cela peut être le cas pour certains médicaments utilisés en oncologie comme les inhibiteurs de B-RAF.
– La cancérogenicité tertiaire ou collatérale : il s’agit d’un produit toxique (mais non génotoxique) provoquant la mort de cellules entrainant une surstimulation de cellules souches. C’est par exemple le cas du dioxyde de titane qui provoque des tumeurs pulmonaires par inflammation chronique,  prolifération cellulaire et stress oxydatif. 

Lire aussi

BIBLIOGRAPHIE

Doe JE, Boobis AR, Cohen SM, Dellarco VL, Fenner-Crisp PA, Moretto A, Pastoor TP, Schoeny RS, Seed JG, Wolf DC. A new approach to the classification of carcinogenicity. Arch Toxicol. 2022

Felter, S. P., Bhat, V. S., Botham, P. A., Bussard, D. A., Casey, W., Hayes, A. W., … Ohanian, E. V. (2021). Assessing chemical carcinogenicity: hazard identification, classification, and risk assessment. Insight from a Toxicology Forum state-of-the-science workshop. Critical Reviews in Toxicology51(8)

Harrison DJ, Doe JE. The modification of cancer risk by chemicals. Toxicol Res (Camb) 2021;10(4):800–809

Schiller JT, Lowy DR. An Introduction to Virus Infections and Human Cancer. Recent Results Cancer Res. 2021;217:1-11

Ben-David, U., Amon, A. Context is everything: aneuploidy in cancer. Nat Rev Genet 21, 44–62 (2020). 

Smith MT et col., Key Characteristics of Carcinogens as a Basis for Organizing Data on Mechanisms of Carcinogenesis. Environ Health Perspect. 2016 Jun;124(6):713-21.

Schrenk D. What is the meaning of ‘A compound is carcinogenic’? Toxicol Rep. 2018 Apr 7;5:504-511.

Amin ARMR et col. Evasion of anti-growth signaling: A key step in tumorigenesis and potential target for treatment and prophylaxis by natural compounds. Semin Cancer Biol. 2015 Dec;35 Suppl:S55-S77. doi: 10.1016/j.semcancer.2015.02.005. Epub 2015 Mar


NOTES

[1] L’aneuploidie ou aberration chromosomique  se caractérise par un nombre anormal de chromosomes, une instabilité faisant que le génome se transforme d’une génération à une autre.

[2]  Autophagie : Réponse naturelle de la cellule destinée à assurer sa propre survie se traduisant par la degradation et le recyclage ordonné de ses composants cellulaires.

[3] https://en.wikipedia.org/wiki/Ras_GTPase

[4] Ajouts de groupes methyl sur l’ADN

[5] Les histones sont des protéines enroulées sous forme de bobine autour de l’ADN. Chaque cellule humaine possède environ 1,8 mètre d’ADN si elle est complètement étirée ; lorsqu’elle est enroulée autour d’histones, cette longueur est réduite à environ 90 micromètres (0,09 mm) et 30 nm de diamètre.

[6]  Apoptose : Mort cellulaire programmée par l’intervention d’enzyme appelés capsases. Sa dérégulation favorise la cancérogénèse, le développement de maladies auto immunes et de maladies neurodégénératives.

[7] Apparence générale de l’ensemble complet des chromosomes dans les cellules d’une espèce ou dans un organisme individuel, comprenant principalement leurs tailles, leur nombre et leurs formes.

[8] Processus de croissance de nouveaux vaisseaux sanguins à partir de vaisseaux préexistants.

[9] https://jitc.bmj.com/content/8/2/e000661

https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC10222767

[10]  Système de reconnaissance du Soi constitué de molécules à la surface de toutes les cellules qui permet de venir en aide à toute cellule défaillante touchée notamment par des agents pathogènes.

[11] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC8336782/

[12] Le gène suppresseur de tumeurs p53, identifiée en 1979,  dont la mutation par cassure double brin qui se traduit par une protéine mutée est impliquée dans plus de 50% des cancers , assure la stabilité génétique, permet l’arrêt de la croissance cellulaire et induit la mort cellulaire. Le virus HPV code pour une protéine qui se lie à la protéine p53 et l’inactive, il est un agent cancérogène épigénétique.

[13] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC9325845/

[14] https://ashpublications.org/blood/article/117/7/2137/28218/The-impact-of-therapy-related-acute-myeloid

[15] https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/10408444.2021.2003295#d1e2158


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