Les quadras doivent-elles subir un dépistage ?

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Adam Seth Cifu est un médecin, universitaire, auteur et chercheur américain. Il est professeur de médecine et directeur de la programmation académique au Bucksbaum Institute for Clinical Excellence de l’Université de Chicago. Il est rédacteur pour le média en ligne Sensible Medicine

Sensible Medicine est une publication soutenue par les lecteurs. Ce média publie, le 18 juin 2024, un commentaire de K.Jorgensen sur le dépistage du cancer du sein chez les quadragénaires, puisqu’une controverse existe à ce sujet, les recommandations étatsuniennes préconisant un dépistage dès 40 ans, les recommandations canadiennes, au contraires, ne le préconisent pas..

Karsten Juhl Jørgensen (MD, DMedSci) est professeur au département de recherche clinique à Københavns Universitet, Cochrane Danemark. Il a étudié les effets du dépistage au cours des 20 dernières années.

Point de vue de Karsten Jorgensen

Quelques semaines avant que le Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs (Canadian Task Force on Preventive Health Care (CTFPHC)) ne publie une ébauche de recommandations sur le dépistage du cancer du sein, un article avait été publié au sujet d’une étude sur l’incidence du cancer du sein chez les jeunes Canadiennes. Une augmentation inquiétante « jusqu’à 45,5 % » avait été observée, particulièrement prononcée chez les femmes dans la vingtaine.

Cela fait peur, non ?

Deux semaines auparavant, l’USPSTF (Preventive Services Task Force) des États-Unis avait publié des lignes directrices actualisées sur la mammographie. Dans un revirement majeur, les membres recommandent à présent le dépistage par mammographie pour les femmes dans la quarantaine.
Auparavant ils recommandaient un choix éclairé pour ce groupe d’âge.
Eux aussi ont observé une augmentation de l’incidence du cancer du sein chez les jeunes femmes, ce fut l’une des trois raisons pour lesquelles ils ont changé (leurs recommandations), les deux autres étant de nouveaux modèles de calculs, et la crainte sur le fait que les jeunes femmes noires ont un risque de mourir du cancer du sein d’environ 50 % de plus que les autres groupes.

Pourtant, le projet de lignes directrices du Groupe de travail canadien (CTFPHC) n’a pas recommandé que les femmes de 40 ans fassent l’objet d’un dépistage. Que se passe-t-il?

Les preuves du dépistage du cancer du sein vieillissent. La plupart des essais datent des années 1970 et 1980. Depuis, il y a eu des changements majeurs dans notre compréhension de la biologie du cancer du sein, de la façon dont il est diagnostiqué et traité.

Heureusement, il y a moins de stigmatisation associée à un diagnostic de cancer du sein aujourd’hui et davantage de femmes recherchent de l’aide plus tôt en cas de symptômes. Les chirurgiens ont découvert qu’un traitement plus radical n’est pas toujours le meilleur, réduisant les dommages liés à la chirurgie. La radiothérapie s’est également améliorée et est plus ciblée avec des doses plus faibles, réduisant elle aussi les méfaits.
Mais peut-être plus important encore, les thérapies adjuvantes telles que le tamoxifène et les inhibiteurs de l’aromatase (anti-œstrogènes) ont été incorporées dans les soins depuis les années 1990.

Ces progrès ont collectivement mené à l’un des plus grands succès de la médecine moderne. Au cours des 30 dernières années, les femmes de moins de 50 ans ont vu leur risque de décès par cancer du sein diminuer de moitié. Un aboutissement vraiment remarquable, surtout dans un groupe d’âge si jeune avec tant d’années précieuses devant soi.

Nous pouvons dire, de façon définitive, que le dépistage n’a pas joué de rôle important dans ce succès. Parce que les réductions (du risque de décéder), si une différence existe bien, ont été plus importantes dans les pays qui ne dépistent pas les femmes dans la quarantaine.
Les cliniciens qui traitent le cancer du sein et les chercheurs qui consacrent leur carrière à l’amélioration des traitements du cancer du sein méritent beaucoup plus de crédit que ce qu’ils reçoivent.

Il y a un gradient d’âge net dans les réductions (du risque de décès) observées à l’échelle internationale, les groupes d’âge les plus jeunes ayant connu les plus grandes améliorations, les plus petites réductions sont constatées dans les groupes d’âge les plus couramment dépistés (50 à 74 ans), et les plus faibles réductions parmi les femmes âgées (figure 1). Ce gradient correspond bien aux améliorations du traitement, et non au dépistage comme pierre angulaire des soins de santé modernes.

Figure 1. Taux de mortalité par cancer du sein pour 100 000 femmes âgées de 40 à 84 ans au Canada au fil du temps. Notez que l’axe des y est sur une échelle logarithmique et que le risque de mourir d’un cancer du sein augmente davantage avec l’âge qu’il n’y paraît. Données du Centre international de recherche sur le cancer.

Le fait que le dépistage ne joue pas un rôle aussi important qu’on nous le dit depuis des décennies peut sembler paradoxal. Nous savons que les cancers du sein détectés à un stade avancé ont un pronostic bien pire que ceux détectés à un stade précoce.
Mais penser que le cancer que nous détectons tardivement aurait le même pronostic que ceux que nous détectons précocement, si seulement le dépistage l’avait «détecté plus tôt » est une simplification excessive.
Elle repose sur l’hypothèse que tous les cancers du sein représentent la même maladie à différents stades de développement. Cette hypothèse ne cadre pas avec la compréhension moderne de la biologie du cancer. (lire ici : histoire naturelle du cancer)

La biologie du cancer est complexe. Nous avons affaire à un éventail de maladies de gravité variable. Ceux que nous détectons tardivement en raison de symptômes ont plus souvent une biologie intrinsèquement agressive et se développent rapidement, se propagent tôt et sont résistants au traitement.
Il s’agit donc sélectivement ceux ayant un mauvais pronostic, et leur biologie a été déterminée très tôt.
La détection de telles tumeurs un peu plus tôt est peu susceptible de changer leur pronostic, car le dépistage ne peut pas changer leur biologie.
Le cancer du sein existe dans une lutte continue avec le système immunitaire et de nombreux cancers sont éliminés.
Lire : https://cancer-rose.fr/2017/06/10/les-petits-cancers-du-sein-sont-ils-bons-parce-quils-sont-petits-ou-parce-quils-sont-bons/

Malheureusement, le taux de croissance de nombreux cancers est plus rapide à l’âge jeune, y compris pour le cancer du sein. Cela signifie que le dépistage à intervalles réguliers a peu de probabilité de les rattraper. Un tissu mammaire plus dense chez les femmes plus jeunes implique également que les mammographies sont moins susceptibles de trouver des cancers.

Les calculs des modèles, tels que ceux qui sous-tendent la recommandation modifiée de l’USPSTF, sont fondés sur les bénéfices présumés (du dépistage). Mais, collectivement, les essais les moins biaisés du dépistage du cancer du sein n’ont pas montré de bénéfice pour ce groupe d’âge. (Voir les données de l’UK Age trial).
Bien que cela n’exclut pas la possibilité qu’un petit bénéfice puisse exister, la recommandation de l’USPSTF ne répond pas aux critères de la pratique fondée sur des preuves, et je trouve profondément préoccupant le recul par rapport aux critères de sélection officiels. (Lire : https://cancer-rose.fr/2024/05/03/debat-sur-lage-de-debut-du-depistage/)

Mais qu’en est-il de l’incidence croissante du cancer du sein chez les jeunes femmes? Sûrement une raison de s’inquiéter, et d’accroître le dépistage ?

Encore une fois, les choses sont plus compliquées que vous ne le pensez. L’USPSTF et le CTFPHC reconnaissent, et ils quantifient le préjudice le plus important du dépistage du cancer du sein qui est le surdiagnostic.
Le surdiagnostic c’est lorsque le dépistage trouve une lésion qui correspond bien aux critères pathologiques d’un cancer, mais qui se développe si lentement (le cas échéant), que la personne atteinte de ce cancer n’aurait jamais été diagnostiquée et ne serait pas morte de la maladie sans le dépistage. Pourquoi est-ce important ? Imaginez la peur, l’impact sur la qualité de vie et les conséquences physiques d’un diagnostic et d’un traitement du cancer. Et imaginez que tout ce que cette personne et sa famille ont vécu était inutile. (lire )

On ne sait pas combien d’entre elles vivent cette situation, mais les estimations qualifiées sont d’environ 3 surdiagnostiquées pour chaque femme qui bénéficie d’un dépistage.
Le surdiagnostic se produit moins souvent chez les jeunes femmes, et plutôt à cause de lésions dites « précurseurs » (carcinomes canalaires in situ). Mais il existe une possibilité réelle que les augmentations d’incidence observées soient en partie iatrogènes, c’est-à-dire causées par les médecins et une activité diagnostique accrue.
Ni l’USPSTF ni les médias ne mentionnent cette possibilité, mais pour obtenir une augmentation de 45,5 % du nombre de femmes atteintes dans la vingtaine, cela nécessite très peu de cancers du sein supplémentaires parce que, heureusement, le cancer du sein reste extrêmement rare dans ce groupe d’âge. (NDLR : Comme le cancer du sein est rare dans la vingtaine, un très petit nombre de nouveaux cas supplémentaires fait grimper automatiquement fortement le taux d’incidence, de façon plus abrupte que si le taux de base était plus élevé.)
Chez les femmes de 20 à 24 ans, le risque de mourir d’un cancer du sein est littéralement d’un sur un million (figure 2).
L’augmentation (de l’incidence) était seulement de 9,1 % pour les femmes dans la quarantaine.

Figure 2. Taux de mortalité par cancer du sein pour 100 000 femmes âgées de 20 à 29 ans au Canada au fil du temps. À noter que l’axe des ordonnées est sur une échelle logarithmique. Données du Centre international de recherche sur le cancer.

Déjà avant les nouvelles recommandations de l’USPSTF, 85% des femmes noires contre 78% des autres femmes avaient été dépistées au cours des 2 dernières années.
Le fait que les femmes noires soient déjà plus nombreuses à se faire dépister va à l’encontre de l’idée selon laquelle le fait de recommander davantage de dépistage à tous les groupes résoudra le problème très grave de la mortalité plus élevée par cancer du sein au sein d’un groupe.
Au contraire, recommander le dépistage pour toutes les jeunes femmes est susceptible d’aggraver l’incidence croissante plutôt que de la réduire.
S’assurer que tout le monde a accès à un traitement optimal est plus susceptible de réduire la disparité préoccupante en matière de santé.

Bien que nous ayons l’impression d’être en pleine crise du cancer, les données sur la mortalité révèlent une réalité très différente et positive : nous vivons un triomphe de la médecine moderne et il y a moins de raisons de commencer à dépister les femmes dans la quarantaine aujourd’hui qu’il n’y en a jamais eu auparavant.(Lire ici)


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