Synthèse et traduction par Cancer Rose d’un article publié le 03/09/2024 dans le JAMA
https://jamanetwork.com/journals/jamainternalmedicine/article-abstract/2823080?utm_campaign=articlePDF&utm_medium=articlePDFlink&utm_source=articlePDF&utm_content=jamainternmed.2024.4277
Les auteurs :
Karla Kerlikowske, MD, Département de médecine, Université de Californie, San Francisco ; Département d’épidémiologie et de biostatistique, Université de Californie, San Francisco ; Section de médecine interne générale, Département des affaires des anciens combattants, Université de Californie, San Francisco.
Laura Esserman, MD, MBA, Département de chirurgie, Université de Californie, San Francisco.
Jeffrey A. Tice, MD, Division de médecine interne générale, Département de médecine,
Université de Californie, San Francisco.
Mammographie de dépistage chez les femmes de 40 ans : à qui appartient la décision ?
Les femmes avant 50 ans sont fréquemment fortement incitées par les gynécologues à se faire dépister dès 40 ans, sur l’argument que le cancer du sein existe déjà avant 50 ans. Cela est vrai, et il peut exister même à 30 ans, à 25 ans…. Pourquoi il existe un débat sur l’âge du dépistage et pourquoi il n’est pas recommandé de façon systématique, en dépit de recommandations étatsuniennes qui le préconisent à 40 ans ?
Nous en avons beaucoup parlé sur le site ici et ici.
Les nouvelles recommandations étatsuniennes se basent sur le fait que la mortalité par cancer du sein des femmes noires est supérieure à celle des femmes blanches. Problème : ce n’est pas le dépistage qui résoudra cette disparité, liée à d’autres facteurs (sociaux entre autres).
Autre problème : la simulation du groupe de travail américain (USPSTF) est férocement contestée par de nombreux scientifiques en raison de dangers potentiels pour les femmes, et a déclenché un tollé de réactions, alors que les lobbys du dépistage, des leaders d’opinion influents et des associations de patientes le quémandent à cor et à cri.
De plus, selon des études récentes, il n’y a pas de prolongement de la durée de vie par les dépistages en général.
Et ce n’est pas le dépistage mammographique qui est responsable d’une baisse de mortalité par cancer du sein ; le risque de décès par cancer du sein est en baisse, dépistage ou pas, et c’est une excellente nouvelle pour les femmes qui devrait être davantage médiatisée. Les traitements du cancer du sein s’améliorent de façon spectaculaire, ainsi la valeur de la détection primaire diminue, ce qui, à l’avenir, devrait rendre le dépistage obsolète.
Nous ne disposons d’aucune nouvelle preuve scientifique que le dépistage abaisse significativement la mortalité par cancer du sein, et les préjudices du dépistage mammographique sont maintenant établis et bien connus.
Les nouvelles recommandations canadiennes ne sont pas en faveur d’un dépistage anticipé, et actuellement la tendance en matière de dépistage est de bien informer le public sur la balance bénéfices-risques des dépistages et de laisser le choix aux femmes, après une bonne information médicale, ce à quoi devraient s’évertuer les gynécologues en France plutôt qu’adopter des discours coercitifs, auxquels certaines femmes font parfois face (« vous faites votre mammographie ou ce n’est plus la peine de revenir me voir »)
Historique, évolution et raisons des changements des recommandations aux Etats Unis
L’article rappelle l’historique de l’évolution des recommandations étatsuniennes :
« L’US Preventive Services Task Force (USPSTF) a mis à jour ses lignes directrices sur le dépistage du cancer du sein en avril 2024 pour recommander de commencer le dépistage par mammographie à l’âge de 40 ans et de le poursuivre tous les deux ans jusqu’à 74 ans, soit 18 mammographies de dépistage au cours de la vie d’une femme. Les lignes directrices de l’USPSTF de 2009 et 2016 recommandaient un dépistage biennal de 50 à 74 ans, soit 13 mammographies de dépistage au cours de la vie d’une femme, la décision de commencer le dépistage avant 50 ans étant basée sur la façon dont une femme individuelle évalue les avantages et les inconvénients potentiels du dépistage. La nouvelle recommandation de commencer le dépistage à 40 ans est surprenante car il n’y a pas de nouvelles données d’essais contrôlés randomisés qui soutiendraient la modification de la recommandation et la mortalité par cancer du sein a diminué au cours des 30 dernières années pour les femmes de tous âges. »
L’article détaille aussi les raisons qui ont amené le Task Force à ces changements : « Les principales raisons pour lesquelles l’USPSTF a modifié ses lignes directrices sont une augmentation de l’incidence du cancer du sein chez les femmes âgées de 40 à 49 ans, une diminution des préjudices estimés avec la nouvelle technologie de mammographie, la tomosynthèse numérique du sein (TDS)*, et les différences raciales et ethniques dans la mortalité par cancer du sein.(Prédominance chez les femmes noires, `NDLR)
Or il s’avère que l’évolution de l’incidence du cancer du sein entre 1999 et 2018 chez les femmes âgées de 40 à 49 ans est faible, passant de 154,1 à 160,5 cas pour 100 000 femmes. De plus, entre 2000 et 2020, la mortalité par cancer du sein a diminué chez les femmes de moins de 50 ans, passant de 5,9 à 3,9 cas pour 100 000 femmes, principalement en raison de l’amélioration des traitements. Le dépistage n’a probablement pas eu d’incidence sur la réduction de la mortalité par cancer du sein, car les taux régionaux de cancer (une mesure de l’efficacité du dépistage), n’ont pas diminué entre 2004 et 2021 chez les femmes âgées de moins de 50 ans. »
En effet il est maintenant démontré que ce sont les spectaculaires avancées thérapeutiques qui ont permis la réduction des taux de mortalité par cancer du sein, ce qui est constaté quel que soit le stade de découverte du cancer, et c’est une excellente nouvelle pour les femmes à médiatiser largement.
(https://cancer-rose.fr/2023/06/14/risque-de-deces-par-cancer-du-sein-en-baisse-depistage-ou-pas/)
Concernant la tomosynthèse* dont parle l’article, cette technique diminuerait les fausses alertes et les taux de rappel, mais dix ans après son utilisation, les bénéfices de la technique pourraient être bien plus modestes que les cliniciens ne l’espéraient au départ. Même si le taux de détection de la tomosynthèse paraît légèrement meilleur, cette meilleure détection des cancers est obtenue au prix d’une augmentation des surdiagnostics, et la balance bénéfices/risques est loin d’être favorable.
*la tomosynthèse (ou mammographie 3D), est une technique d’imagerie radiologique qui permet de diminuer l’effet de superposition des tissus mammaires, car elle reconstitue de manière tridimensionnelle l’image du sein à partir de plusieurs radiographies à faible dose acquises sous différents angles de projection.
« Selon les modèles de simulation, les différences de mortalité par cancer du sein entre la tomosynthèse et la mammographie numérique étaient de 1 %, ce qui a entraîné de faibles changements dans les décès évités par cancer du sein, bien que les préjudices étaient un peu moins fréquents avec la tomosynthèse. Pour les femmes âgées de 40 à 49 ans qui subissent un dépistage biennal, les modèles estiment que, pour 1 000 femmes dépistées, la tomosynthèse entraîne 2 biopsies bénignes de moins, 73 faux positifs de moins et aucun changement dans le surdiagnostic du cancer du sein. »
Un bénéfice pour les femmes noires ? Loin d’être avéré…
Les auteurs écrivent :
« Le dépistage des femmes âgées de 40 à 49 ans permettrait d’éviter 1,3 décès supplémentaire par cancer du sein par an pour 1000 femmes dépistées tous les deux ans.
En d’autres termes, la probabilité que le dépistage mammographique biennal soit bénéfique pour une femme de 40 ans plutôt qu’à partir de 50 ans est d’environ 1 sur 1000. Les inconvénients sont les suivants : 65 biopsies bénignes supplémentaires (soit 6,5 femmes sur 100), 503 résultats de mammographie faussement positifs (1 femme sur 2) et 2 cancers du sein surdiagnostiqués (1 femme sur 500).
Les résultats faussement positifs nécessitent une imagerie supplémentaire et sont associés à de l’anxiété pour les patientes ; les femmes qui subissent des biopsies bénignes peuvent subir inutilement les effets indésirables potentiels des biopsies, tels que les saignements, les infections et les cicatrices ; et le surdiagnostic peut conduire à un traitement inutile qui n’affecte pas la mortalité d’une femme. La faible probabilité de bénéfice et la forte probabilité de préjudice suggèrent que les femmes devraient être autorisées à décider elles-mêmes si les avantages du dépistage l’emportent sur les inconvénients.«
En clair :
« La mortalité par cancer du sein a diminué chez les femmes noires et blanches depuis 2000, principalement en raison de l’amélioration des traitements.
Il n’est donc pas certain que le fait de commencer le dépistage biennal à 40 ans aura un effet sur la réduction de la mortalité par cancer du sein chez les femmes noires, étant donné que les taux de dépistage sont aussi élevés chez les femmes noires que chez les femmes blanches, que le bénéfice supplémentaire du dépistage est faible (1,8 contre 1,3 décès évités (/1000 NDLR), que la contribution du traitement à la diminution de la mortalité par cancer du sein est de 75 % et que la disparité dans le traitement et le suivi des femmes noires n’est pas corrigée par un dépistage accru.
L’USPSTF n’a pas effectué de microsimulations pour les femmes asiatiques ou hispaniques qui ont une incidence plus faible de cancer du sein et de mortalité par rapport aux femmes noires et blanches. Ainsi, le dépistage à 40 ans pour les femmes asiatiques et hispaniques pourrait entraîner des préjudices accrus avec des bénéfices potentiels plus faibles que pour les femmes noires et blanches.
Les femmes à risque accru
Les auteurs défendent, dans cet article du JAMA, un dépistage non pas fondé sur une tranche d’âge mais plutôt sur une évaluation du risque individuel. Tout le problème est d’évaluer correctement ce sur-risque, en tous cas de ne pas sur-évaluer un risque chez une femme qu’on exposera potentiellement à un sur-dépistage.
Laura Esserman est une des médecins qui pilotent le Wisdom trial.
Cet essai clinique, à l’instar de l’étude MyPEBS en Europe, est un essai randomisé visant à évaluer si un dépistage personnalisé du cancer du sein pourrait anticiper autant de cancers avancés (stade IIB ou plus) qu’un dépistage annuel chez les femmes âgées de 40 à 74 ans sur une période d’essai de 5 ans.
Ce dépistage personnalisé est basé sur le risque personnel de développer un cancer du sein et ce risque est évalué par des modèles d’évaluation du risque de cancer du sein intégrant les antécédents familiaux de maladie mammaire, les expositions endocriniennes, la densité mammaire et les variantes génétiques.
Nous avions analysé les problèmes que posent ces modèles d’évaluation des risques, car, bien qu’ils soient généralement performants, ils semblent inadéquats pour estimer le risque de cancer invasif du sein chez les femmes non porteuses d’une mutation de BRCA1 ou de BRCA2.
Déjà, une revue systématique des modèles de prédiction posait la question de leur incertitude, voir : https://cancer-rose.fr/my-pebs/2019/04/27/une-revue-systematique-et-une-evaluation-qualite-des-modeles-individualises-de-prediction-du-risque-de-cancer-du-sein/
Les auteurs, Kerlikowske, Esserman et Tice, écrivent qu’une femme de 40 ans dite à risque devrait « présente(r) un ou plusieurs facteurs de risques cliniques (comme une parente au premier degré atteinte d’un cancer du sein ou une biopsie mammaire antérieure) et que ses seins soient denses.
Pour les femmes dans la quarantaine qui ont une parente au premier degré atteinte d’un cancer du sein (12,7 %) ou des antécédents de biopsie mammaire (12,3 %), une mammographie pourrait être proposée une fois pour déterminer la densité de leurs seins. Parmi les femmes âgées de 40 à 49 ans présentant un ou plusieurs facteurs de risque cliniques et des seins denses, 12 % auront le risque moyen des femmes âgées de 50 à 59 ans et peuvent envisager de commencer le dépistage biennal systématique avant 50 ans. »
Mais ces dits « facteurs de risques » sont sujet à caution, et ils exposent des patientes jeunes à une multiplications des mammographies de dépistage, les irradiations ionisantes constituant en elles-mêmes un facteur de risque chez des femmes qui y sont potentiellement plus vulnérables. (Lire https://cancer-rose.fr/my-pebs/2019/05/27/le-logiciel-mammorisk/ ; partie « analyse des critères choisis »)
La densité mammaire pose également problème ; c’est un critère radiologique, il s’agit de la prédominance de tissu fibro-glandulaire par rapport au tissu graisseux dans le sein féminin, en dépit de l’absence d’études probantes il est devenu à lui seul un facteur de risque de cancer du sein. En effet l’augmentation associée du risque de cancer dans des seins denses est modeste, et pour les femmes chez lesquelles un cancer du sein a été diagnostiqué, l’augmentation de la densité mammaire n’était pas liée à un sur-risque de cancer particulièrement de mauvais pronostic, ou à un sur-risque de décès par cancer du sein.
En pratique on rencontre des femmes qui présentent un risque de cancer beaucoup plus élevé en raison de leur âge, de leurs antécédents familiaux, de leur consommation d’alcool, etc. et qui n’ont pas de seins denses, alors que d’autres femmes qui ont des seins denses présentent un risque globalement plus faible.
Pour évaluer cette densité il faudrait déjà poser une indication d’une mammographie systématique d’évaluation de densité chez toutes les femmes de 40 ans, et la question de l’éthique de la réalisation de cet examen radiologique irradiant, au seul prétexte de se conformer à un outil informatique, se pose.
Lire : https://cancer-rose.fr/2023/03/20/la-densite-mammaire-implications-et-sur-utilisation/
Pour conclure
Les auteurs concluent : « La nouvelle recommandation de l’USPSTF de commencer le dépistage biennal à l’âge de 40 ans permet d’éviter peu de décès supplémentaires dus au cancer du sein, tout en entraînant des préjudices et des coûts considérables. »
Selon les auteurs, « engager les femmes dans une prise de décision éclairée sur la base de leur risque de cancer du sein invasif et avancé constituerait une approche centrée sur la patiente en vue d’un dépistage sur mesure, permettant de savoir quand envisager de commencer le dépistage et à quelle fréquence le faire. L’élaboration de lignes directrices fondées sur le risque de cancer du sein plutôt que sur l’âge permettrait d’optimiser les avantages du dépistage et d’en minimiser les inconvénients. »
Nous souscrivons totalement à l’idée d’une prise de décision éclairée, pouvant être faite sur la base d’outils d’aide à la décision.
Le risque individuel doit bien sûr être évoqué pour la prise de décision, mais ne doit pas être le critère exclusif influençant les femmes à suivre un dépistage, beaucoup d’autres facteurs entrent en jeu, comme les propres convictions ou préférences des femmes, toutes les femmes dites à risque sont loin d’approuver ces suivis et ces contrôles qui leur sont alors infligés tout au long de leur vie.
La décision médicale partagée, la prise en compte d’un sur-risque doivent respecter les propres choix et préférences de la seule personne qui prendra la décision finale de se faire dépister ou pas, qu’elle soit jeune ou dans la tranche d’âge des 50-74 ans, qu’elle soit à risque ou pas ; cette personne c’est la femme concernée individuellement.
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