Prévention quaternaire, en 2024

24 juin, synthèse Dr C.Bour

Le terme de prévention quaternaire a changé d’acception au fil du temps, initialement utilisé pour l’ensemble des soins palliatifs d’un patient ayant dépassé le stade du curatif, il désigne à présent l’ensemble des actions menées pour prévenir les patients et plus généralement les populations de la surmédicalisation, éviter les interventions médicales invasives en privilégiant des procédures et des soins éthiquement et médicalement acceptables.
Le précepte central, de toute façon central de la pratique médicale, c’est le primum non nocere, d’abord ne pas nuire.

Cette notion de prévention quaternaire est actuellement au centre des préoccupations de santé publique, car la surmédicalisation, coûteuse autant en soins de santé qu’en vies humaines, pose aussi crûment la question des coûts financiers engloutis par cette médecine non nécessaire, créatrice de besoins et encombrant le domaine de la « prévention ».
Nous en parlions déjà en 2021, à propos d’un point de vue publié dans le Guardian.

Un article d’auteurs du Département de Médecine générale, Unité de Recherche Soins primaires et Santé de l’Université de Liège revient sur cette notion et avance que, en dehors de la préoccupation de ne pas nuire et de mieux évaluer les risques d’une procédure médicale, il convient aussi de partager la décision avec un patient informé.
Nous restituons des passages concernant les dépistages.

En introduction Henrard G, Joly L, Buret L et Giet D écrivent :  » «Mieux vaut prévenir que guérir». En tant que thérapeute, nous restons bien souvent pétris de cet adage. Il nous pousse vers le versant «enthousiaste» de la médecine, celui qui adopte les innovations et propose des solutions maximalistes, singulièrement dans le domaine du dépistage des cancers. Des approches plus sceptiques co-existent et posent la question de savoir si, au-delà d’un certain point, une augmentation des investissements médicaux ne les rend pas contre-productifs. »
La prévention quaternaire « … est essentiellement une interrogation sur le bien-fondé de l’agir. C’est un médecin généraliste belge, Marc Jamoulle, qui a formalisé cette notion en la définissant comme «toutes actions menées pour identifier un patient ou une population à risque de surmédicalisation»

Sur-estimation des bénéfices

Les auteurs rappellent qu’on a souvent tendance, autant les médecins que les patients, à surestimer le bénéfice de dispositifs médicaux promus :
« le plus souvent, ils (les cliniciens) en surestiment les bénéfices et en sous-estiment les préjudices (7, 8). Selon une étude menée en 2012, la majorité des médecins de première ligne aux USA éprouvaient des difficultés à interpréter correctement les principales notions statistiques utilisées pour présenter les performances des tests de dépistage du cancer (9). Ce manque de «littératie du risque» des professionnels de la santé va souvent dans le sens d’une exagération du bénéfice à intervenir.Cela pourrait entretenir chez eux un sentiment «d’urgence à agir» qui nourrirait la tendance au surdiagnostic. »
(Vous trouverez un article exhaustif et des visuels pédagogiques sur la notion du surdiagnostic ici)

A ce propos nous avions relayé un article publié en juillet 2018 appuyant dans le sens de moindres recommandations de dépistages, en se basant sur une meilleure compréhension des statistiques que nous lisons dans les publications ou dans les médias. Que disent-elles vraiment, et qu’est-ce que les chiffres, souvent présentés comme spectaculaires, annoncent véritablement.
Nous rappelons dans ce contexte l’étude de Domenighetti et al. qui propose un schéma très éloquent sur la façon dont nous percevons la balance bénéfice -risques du dépistage du cancer du sein par rapport à la réalité ; article trouver ici : https://cancer-rose.fr/2017/01/03/la-perception-et-la-realite/
Domenighetti G, D’Avanzo B, Egger M, et al. Women’s perception of the benefits of mammography screening: population-based survey in four countries. Int J Epidemiol2003;32:816-821

Schéma Domenighetti

Ces biais de perception sont évidemment liés aussi à l’émotionnel, liés à des expériences vécues par les professionnels eux-mêmes parmi leurs patientèles mais aussi parmi leur propre entourage, ce facteur est mentionné dans l’article des auteurs liégeois.
Nous ajouterons l’exagération émotionnelle véhiculée par les médias, par la relation d’évènements biographiques de maladies de vedettes et de stars, qui promeuvent leur propre expérience médicale et surtout leurs propres convictions de « survivors » et de « cancer-heros »), se vivant comme des missionnaires et devenant les porte-paroles des dépistages (« afin que cela n’arrive pas à d’autres »), noyant le message médical et rendant impossible toute information nuancée ou censée. Nous constatons ces dérives lors de chaque campagne rose. Dans cette période, aucun message neutre et équilibré n’est plus entendable.

Les critères de Wilson et Jungner

Les critères de Wilson et Jungner ont été édictés en 1968 et sont la base des critères OMS pour proposer un dépistage.

Les principaux déterminants pour la lancer un dépistage en population sont les suivants :

  • La maladie étudiée doit présenter un problème majeur de santé publique
  •  L’histoire naturelle de la maladie doit être connue
  • Une technique diagnostique doit permettre de visualiser le stade précoce de la maladie
  •  Les résultats du traitement à un stade précoce de la maladie doivent être supérieurs à ceux obtenus à un stade avancé
  •  La sensibilité et la spécificité du test de dépistage doivent être optimales
  • Le test de dépistage doit être acceptable pour la population
  • Les moyens pour le diagnostic et le traitement des anomalies découvertes dans le cadre du dépistage doivent être acceptables
  •  Le test de dépistage doit pouvoir être répété à intervalle régulier si nécessaire
  •  Les nuisances physiques et psychologiques engendrées par le dépistage doivent être inférieures aux bénéfices attendus
  •  Le coût économique d’un programme de dépistage doit être compensé par les bénéfices attendus

Notre collectif avait pris position en 2018 à propos d’une publication concernant le consentement éclairé des femmes au sujet du dépistage du cancer du sein en nous basant sur ces principes qui, même anciens, sont fondamentaux avant de lancer tout programme de dépistage, et qui pourtant ne sont souvent pas respectés, comme c’est le cas pour le dépistage mammographique.
Ils sont d’une durabilité remarquable mais il convient de les moderniser certainement. Aussi deux auteurs, en 2022, proposaient de les dépoussiérer un peu, à lire ici : https://cancer-rose.fr/2022/09/12/les-risques-des-depistages-un-elephant-dans-un-couloir-2/ – regard

Les auteurs liégeois ici proposent la réactualisation d’une équipe canadienne dans un tableau que nous reproduisons :
(Dobrow MJ, Hagens V, Chafe R, et al. Consolidated principles for screening based on a systematic review and consensus process. CMAJ 2018;190:E422‑9.)

La décision partagée, outils d’aide à la décision

Plusieurs études font état de la demande des femmes d’une bonne information éclairée sur le dépistage mammographique.
Une étude française démontrait la moindre soumission des femmes au dépistage dès lors qu’elles recevaient une information complète.
A contrario la manipulation des femmes pour les contraindre à participer au dépistage en étant le moins informées possible est, aussi, une thématique scientifique, comme l’explique cette étude italienne ahurissante….

L’information pour permettre au patient une information digne et loyale est d’abord, rappellent les auteurs liégeois, une obligation éthique.
Pour ce faire ils détaillent un procédé en trois étapes :
1° « La première étape comprend deux objectifs : la construction d’une relation d’équipe et l’explicitation d’un choix identifié comme ouvert. »
2°  » La deuxième étape est l’échange d’information à propos des alternatives identifiées. »
3°  » La troisième étape est celle qui doit aider le patient à clarifier ses propres préférences. »

Dans notre formation interactive principalement destinée à des professionnel.le.s de la santé, nous proposons un schéma d’information sur le dépistage mammographique qui devrait idéalement se faire en 4 étapes lors de la consultation :
1- Vérifier ce que la femme sait à propos du dépistage mammographique
2- Partir de ce qu’elle sait pour délivrer les informations pertinentes
3- Inviter les femmes à y réagir (feedback)
4- Aider les femmes à imaginer chaque situation (avec ou sans dépistage)

Nous proposons également quelques recommandations utiles pour les professionnels de santé :

Henrard G, Joly L, Buret L, Giet D, dans leur article, écrivent : « Il a été démontré que des interventions visant à renforcer la prise de DMP (décision médicale partagée) peut diminuer la surprescription. Par exemple, une courte formation des médecins généralistes peut diminuer la prise d’antibiotiques dans les infections des voies respiratoires (23) et l’utilisation d’outil d’aide à la prise de DMP réduit celle des statines chez les patients à faible risque cardiovasculaire (24). L’impact réel dans le domaine du dépistage des cancers n’a, à notre connaissance, été que peu étudié ». (NDLR : voir néanmoins les études sus-citées dans le paragraphe).« 

La communication des risques est de ce fait extrêmement importante et ne doit pas être minimisée. A cet effet, les outils d’aide à la décision sont très précieux, et nous y consacrons une rubrique entière sur le site où vous trouverez plusieurs outils de décision pédagogiques et clairs.

Très récemment, le groupe canadien sur les soins de santé, le CanTaskForce en propose de très utiles, actualisés selon les tranches d’âge pour le dépistage mammographique, pour l’instant en anglais mais qui seront prochainement disponibles en français.

Un outil d’aide à la décision se présente souvent sous la forme d’un visuel à points (cliquez sur l’image), comme celui-ci :

Ou comme celui que vous trouverez dans notre nouvel outil d’aide à la décision sous forme de brochure téléchargeable, conçu à partir des données françaises, ou sur l’affiche imprimable que nous avions réalisée à partir des données du collectif nordique Cochrane.

Les auteurs de l’Université de Liège mentionnent largement le recours à des outils d’aide et citent deux liens utiles : « Certains organismes de production de recommandations cliniques font preuve d’imagination pour communiquer avec leur public cible, comme en témoigne une courte vidéo présentant le dépistage du cancer du poumon (voir https://canadiantaskforce.ca/tools-resources/videos/?lang=fr).
Des sites Internet tentent également de fournir, directement aux patients et au travers des logiciels de gestion des dossiers informatiques professionnels, de l’information en santé fiable scientifiquement et accessible quant à la forme. C’est le cas par exemple du site «Infosante.be» »

Conclusion des auteurs

« .. Nous fermerons cet article en rappelant simplement les deux fonctions essentielles de toute communication interpersonnelle : échanger de l’information et établir une relation(33). Nous pensons que, dans une relation thérapeutique, l’information doit circuler, mais que le pouvoir, par exemple d’opter pour un dépistage ou non, doit aussi se partager (34). Les modèles de prise de décision médicale partagée nous offrent un guide concret pour essayer d’aller dans cette direction. »

Bibliographie des auteurs

1. Gray JA, Patnick J, Blanks RG. Maximising benefit and minimising harm of screening. BMJ 2008;336:480‑3.

2. Moynihan R, Smith R. Too much medicine? Almost certainly.BMJ 2002;324:859‑60.

3. Jamoulle M. Prévention quaternaire et limites en médecine. Prat Cah Médecine Utop [Internet]. 2013 [cité 13 avr 2024];63. Disponible sur: https://orbi.uliege.be/handle/2268/179632

4. Carter SM, Rogers W, Heath I, et al. The challenge of overdiagnosis begins with its definition. BMJ 2015;350:h869.

5. Podolsky S. The historical rise of “overdiagnosis” – an essay by Scott Podolsky. BMJ 2022;378;o1679.

6. Hoffmann TC, Del Mar C. Patients’ expectations of the benefits and harms of treatments, screening, and tests: a systematic review. JAMA Intern Med 2015;175:274‑86.

7. Hoffmann TC, Del Mar C. Clinicians’ expectations of the benefits and harms of treatments, screening, and tests: a systematic review. JAMA Intern Med 2017;177:407‑19.

8. Krouss M, Croft L, Morgan DJ. Physician understanding and ability to communicate harms and benefits of common medical treatments. JAMA Intern Med 2016;176:1565‑7.

9. Wegwarth O, Schwartz LM, Woloshin S, et al. Do physicians understand cancer screening statistics? A national survey of primary care physicians in the United States. Ann Intern Med 2012;156:340‑9.

10. Gigerenzer G. Risk savvy: how to make good decisions. New York, NY: Penguin Books; 2015.

11. Rutter H, Wolpert M, Greenhalgh T. Managing uncertainty in the COVID-19 era. BMJ 2020;370:m3349.

12. Ariely D. Psychology judgment and choice. In: Hunink MG, Weinstein MC, Witterberg E, et al, editors. Decision making in health and medicine: integrating evidence and values. 2nd edit. Cambrige:Cambridge Univ Press; 2014. p. 392‑412.

13. Blanchette I, Richards A. The influence of affect on higher level cognition: A review of research on interpretation, judgement, decision making and reasoning. Cogn Emot 2010;24:561‑95.

14. Richard C, Witteman HO. La communication au sujet des risques. In: La communication professionnelle en santé. 2ème édit. Montréal: Pearson ERPI; 2016.

15. Peretti-Watel P. La cigarette du pauvre : enquête auprès des fumeurs en situation précaire. Rennes: Presses de l’École des hautes études en santé publique; 2012. (Recherche, santé, social). Diponible sur: https://www.presses.ehesp.fr/wp-content/uploads/2016/03/9782810900732.pdf

16. Wilson JMG, Jungner G, Organisation Mondiale de la Santé. Principes et pratique du dépistage des maladies [Internet]. Genève: Genève : Organisation mondiale de la Santé; 1970 [cité 16 nov 2018]. Disponible sur: http://apps.who.int/iris/handle/10665/41503

17. Dobrow MJ, Hagens V, Chafe R, et al. Consolidated principles for screening based on a systematic review and consensus process. CMAJ 2018;190:E422‑9.

18. Hoffmann TC, Montori VM, Del Mar C. The connection between evidence-based medicine and shared decision making. JAMA 2014;312:1295‑6.

19. Coulter A. Engaging patients in healthcare. Milton Keynes: Open University Press; 2011.

20. Elwyn G, Durand MA, Song J, et al. A three-talk model for shared decision making: multistage consultation process. BMJ 2017;359:j4891.

21. Duncan FC, Sears CR. Patient perspectives on shared decision-making in lung cancer screening. Chest 2020;158:860‑1.

22. Mulley AG, Trimble C, Elwyn G. Stop the silent misdiagnosis:patients’ preferences matter. BMJ 2012;345:e6572.

23. Légaré F, Labrecque M, Cauchon M, et al. Training family physicians in shared decision-making to reduce the overuse of antibiotics in acute respiratory infections: a cluster randomized trial. Can Med Assoc J 2012;184:E726‑34.

24. Weymiller AJ, Montori VM, Jones LA, et al. Helping patients with type 2 diabetes mellitus make treatment decisions: statin choice randomized trial. Arch Intern Med 2007;167:1076‑82.

25. Søndergaard SR, Madsen PH, Hilberg O, et al. A prospective cohort study of shared decision making in lung cancer diagnostics: Impact of using a patient decision aid. Patient EducCouns 2019;102:1961‑8.

26. Studts JL, Hirsch EA, Silvestri GA. Shared decision-making during a lung cancer screening visit. Chest 2023;163:251‑4.

27. Berger ZD, Brito JP, Ospina NS, et al. Patient centred diagnosis: sharing diagnostic decisions with patients in clinical practice. BMJ 2017;359:j4218.

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29. Maes-Carballo M, García-García M, Gómez-Fandiño Y, et al.Systematic review of shared decision-making in guidelines about colorectal cancer screening. Eur J Cancer Care (Engl)2022;31:e13738.

30. National Institute for Health and Care Excellence (NICE). Patient experience in adult NHS services: improving the experience of care for people using adult NHS services | Guidance and guidelines | NICE [Internet]. [cité 2 janv 2018]. Disponible sur: https://www.nice.org.uk/Guidance/CG138

31. Stacey D, Légaré F, Lewis K, et al. Decision aids for people facing health treatment or screening decisions. Cochrane Database Syst Rev 2017;4:CD001431.

32. Desimpel F, Luyten J, Camberlin C, et al. Dépistage du cancer du poumon chez les personnes à haut risque – Synthèse [Internet]. 1re éd. BE: Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE); 2024 [cité 18 avr 2024]. 47 p. (KCE Reports – Health Technology Assessment (HTA)). Disponible sur: https://doi.org/10.57598/R379BS

33. Lipkin M, Putnam SM, Lazare A. The medical interview: clinical care, education, and research. New York: Springer-Verlag;1995.

34. Joseph-Williams N, Edwards A, Elwyn G. Power imbalance prevents shared decision making. BMJ 2014;348:g3178.


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